Gabriel et Maurilio Martins

Contagem, Texas

par ,
le 23 novembre 2019

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« Contagem, c’est le Texas » déclame la voix furieuse du rapper brésilien MC Papo, tandis qu’une vaste et vive géographie humaine s’incarne au fil des plans, visages arrêtés en chemin, regards fixant avec tendresse ou défiance l’œil de la caméra. Comme en atteste ce générique d’ouverture de Au cœur du monde (2019) de Gabriel et Maurílio Martins[11] [11] Pour leur filmographie respective : Gabriel Martins : Filme de Sábado (2009), Contagem (2010), Dona Sônia Pediu uma Arma Emprestada a seu Vizinho Alcides (2011), Rapsódia para o Homem Negro (2015), Nada (2017), No Coração do Mundo (2019).
Maurílio Martins: Contagem (2010), Um Homem que Voa: Nelson Prudencio (2013), Quinze (2014), Constelações (2016), No Coração do Mundo (2019). Pour les lusophones, la plupart des courts-métrages sont accessibles sur la chaîne YouTube de Filmes de Plástico.
, la ville périphérique de Contagem, dont ils sont originaires, est aussi depuis une décennie le cœur battant et croissant d’un cinéma brésilien indépendant, émancipé de l’axe de production traditionnel Rio – São Paulo aujourd’hui plus usé que véritablement saturé. En 2009, Gabriel et Maurílio Martins – qui n’ont d’autre parenté que la famille de cinéma qu’ils se sont fabriquée –, aux cotés de leurs complices cinématographiques, créateurs artisans et collaborateurs permanents, le cinéaste André Novais Oliveira[22] [22] Voir “De saison“, notre entretien avec le cinéaste. et le producteur Thiago Macêdo Correia, ont fondé la société de production Filmes de Plásticos, qui continue à fonctionner comme un collectif, loin du petit commerce de cinéma[33] [33] En atteste la note des auteurs lors de la distribution de Au cœur du monde en août dernier au Brésil, où l’intégralité des films produits par Filmes de Plásticos sont énumérés, sans préciser leurs auteurs. .

Au cœur du monde narre la préparation d’un braquage par Selma, la débrouillardise en toutes circonstances, et le couple formé par Marcos, piètre photographe, mouillé dans des affaires de délinquance, et Ana, employée de bus rêvant d’une autre vie. Les Martins marquent un tournant dans la mise en scène d’un récit périphérique à travers le parti-pris de consacrer plus d’un tiers du film à habiter le genre, sans tomber ni dans la parodie – qui serait pourtant une parade facile pour légitimer l’échec des anti-héros – ni dans le remake littéral des films états-uniens les plus musclés – façade facile pour laisser glisser les plans. Par la précision désinvolte de son écriture, Au cœur du monde, bien plus encore que de prendre au sérieux ses personnages, offre l’opportunité à ses acteurs de chercher en permanence l’incarnation dans le hic et nunc du tournage, en laissant la vie urbaine bruisser dans les images.

Par-delà la synthèse inventive propre aux Filmes de Plástico, Au cœur du monde nous éclaire aussi quant à un état des lieux des aspirations et des possibles du novíssimo cinema brasileiro[44] [44] Pour reprendre l’expression forgée par le chercheur brésilien Marcelo Ikeda, dont un texte sur la question, “Le novíssimo cinema brasileiro. Signes d’un renouveau” a été traduit vers le français. . De fait, le film des Martins réussit à faire dialoguer la chronique quotidienne, où humour et désespoir cohabitent sans encombre, laissant place aux incursions de narrations satellites, avec l’installation progressive du genre, amenant d’abord le film d’action dans ce qu’il implique de plus irréductiblement pragmatique. Troubles par le genre : nous pouvons en effet relever ces dernières années une forte réaction du cinéma brésilien indépendant à l’état d’incertitude politique en privilégiant des styles nous faisant décoller d’un réel perpétuel. Les dystopies périphériques d’Adirley Queirós (Branco sai, preto fica [2014] et Era uma vez Brasília [2017] notamment) sont à la fois les plus extravagantes et révélatrices et continuent à manquer à nos écrans. Dans un autre registre, Marco Dutra et Juliana Rojas se sont distingués par leur manière d’aborder les problématiques de classe par l’imminence du film d’horreur (Trabalhar cansa [2011]) et le conte désenchanté (Les Bonnes Manières [2018]).

Dans Au cœur du monde, le fil tendu vers l’action finale laisse intacte l’attention portée au lieu de vie des cinéastes, donnant la part belle aux moments épars, jamais illustratifs, toujours au plus proche du vivant et du mouvant, et à de longues séquences dialoguées où les personnages s’épanchent sans réserve sur leurs états d’âme et leurs possibles transformations. Dans Fantasmas (2010), le premier court-métrage remarqué de Filmes de Plásticos, signé par André Novais Oliveira, les Martins dialoguaient depuis le plan fixe faussement anodin d’une station-service, jusqu’au moment où leur discussion venait renverser l’image. Il s’agissait déjà de réapprendre à voir depuis le cadre de la caméra et de rendre alors possible la fabulation jusqu’à accomplissement de la fiction.

Dix ans plus tard, l’écran de séparation entre le Brésil et la France qui a été la condition de notre entretien a suscité une prolixité semblable à celle de Fantasmas. Nous avons ici retranscrit l’intégralité de l’entretien réalisé avec Gabriel et Maurílio Martins pour le dossier de presse du film, distribué par Survivance. Au cœur du monde sortira en salles le 18 décembre et vit actuellement sa première nationale au Festival des 3 Continents à Nantes.

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Processus de fabrication

Débordements : Quand vous a-t-il semblé possible et désirable de filmer votre lieu natal, Contagem, périphérie populaire de la sixième ville du Brésil, Belo Horizonte ?

Maurilio Martins : C’est directement lié à ma rencontre avec Gabriel, laquelle n’a pas eu lieu à Contagem mais au Centro Universitário UNA de Belo Horizonte en 2006, où nous étudions avec une bourse. Nous nous sommes immédiatement reconnus comme deux personnes qui viennent de la périphérie et se retrouvent à l’université. Nous avons rapidement eu beaucoup d’enthousiasme et de désir d’échanger, de travailler et de filmer ensemble. De 2006 à 2010, Gabriel et moi sommes souvent revenus en bus de l’université, en parlant de filmer le quartier, les personnes, de notre goût des histoires, des personnages. C’est le lieu où nous vivions déjà à l’époque, et comme nous mettions près d’une heure et demie à revenir à la maison, cela nous permettait de parler de beaucoup de choses. À cette période, nous avons réalisé plusieurs travaux pour l’université dans le quartier. Nous le faisions aussi parce que c’était l’option la plus facile, filmer chez nous. Le premier film de notre société de production, réalisé en 2008 et finalisé en 2009, Filme de sábado, a été réalisé à la maison. Par la suite, nous en avons pris conscience et nous nous sommes mis à réellement filmer Contagem. Nous pensions Contagem, nous recommencions à regarder Contagem d’une manière organique.

En 2010, Gabriel avait un scénario et nous devions réaliser un projet de fin d’études pour l’université. A ce moment-là, nous étions très marqués par le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, et c’est suite à nos discussions sur la manière dont il filmait la Thaïlande et ses proches que nous avons décidé de réaliser Contagem ensemble.

Gabriel Martins : Au départ, nous avions une grande envie d’expérimenter. Il n’y avait pas de prétention, pas de conception clairement définie de ce que deviendrait ce que nous filmions. Nous faisions les choses comme nous pouvions, en se faisant prêter du matériel. Nous étions très excités à l’idée de faire du cinéma. Bien sûr, nous le sommes toujours mais c’était un moment particulier où un horizon s’ouvrait. Nous n’avons jamais filmé par obligation mais par plaisir de l’expérimentation.

D. : Au cœur du monde est votre premier long métrage mais nous retrouvons certains personnages et même certaines situations d’au moins deux de vos courts-métrages, Contagem (Gabriel Martins et Maurílio Martins, 2010) et Dona Sônia Pediu uma Arma para seu Vizinho Alcides (Gabriel Martins, 2011). Comment est venu le désir de réaliser un premier long métrage sous la forme d’un « auto-remake approfondi » ? En quoi les personnages et situations développées en 2010 et 2011 continuaient à vous tenir à cœur dans le Brésil de 2016 où vous avez tourné ?

M. M. : Ce que je trouve le plus incroyable dans le processus des deux courts-métrages, est qu’il s’agit de scenarii de Gabriel. J’ai co-réalisé Contagem et j’ai produit Dona Sônia Pediu uma Arma para seu Vizinho Alcides. Je suis resté très proche du processus de casting et de montage notamment. Je faisais partie de l’univers, je connaissais intimement les personnages et le processus de fabrication pour que les films existent. Quand j’y pense aujourd’hui avec une certaine distance, c’est moi qui ai déployé ces histoires et qui les ai amenées à Gabriel pour Au cœur du monde. C’est l’essence de notre société de production, Filmes de Plástico : une création collective. Je me suis approprié les créatures de Gabriel, je les ai mises dans le même univers, je reviens vers Gabriel et nous créons une histoire ensemble. Cela dit beaucoup de notre relation de partenaires créatifs depuis 2006. Je pense que si Au cœur du monde est fort en termes de création de personnages, c’est parce qu’il s’agit d’un véritable raccord d’univers.

G. M. : Au cœur du monde a été lancé au Brésil en août 2019 mais il peut être lu à la lumière du contexte politique actuel. C’est néanmoins un film qui a été construit, suite aux courts-métrages, à partir d’un scénario pensé depuis 2012, en le travaillant plus intensément en 2015 pour enfin le filmer dès 2016. Pendant toute cette période, les personnages ont beaucoup évolué. Nous avons filmé une deuxième étape, toute la partie du braquage, en 2017, alors que nous avions déjà commencé le montage. Nous comprenions le film autrement, le pays était différent. Nous avons finalisé le film en 2018 alors que nous lancions le second long-métrage d’André Novais filmé entre temps, Temporada. Au cœur du monde est donc un film de plusieurs temps, reflétant différents moments, notamment certains changements dans notre trajectoire avec notre maison de production Filmes de Plástico. C’est un magma de choses que nous avons construites au fil du temps, d’un langage que nous avons expérimenté. Je pense qu’il est significatif que nous lancions le film pour fêter les dix ans des Filmes de Plástico.

D. : Parmi les derniers films brésiliens qui nous sont parvenus, un certain nombre sont des co-réalisations : Les bonnes manières (2017) de Marco Dutra et Juliana Rojas, Le chant de la forêt (2018) de João Salaviza et Renée Nader Messora, Bacurau (2019) de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, sans parler d’Arábia (2017) d’Affonso Uchoa et João Dumans qui n’a pas encore connu de sortie en salles en France. En quoi la coréalisation était nécessaire à l’existence de Au cœur du monde et qu’est-ce que cela implique pour vous ?

G. M. : À aucun moment il n’a été question de division des rôles dans le travail. Nous avons écrit, découpé, mis en scène, produit et monté le film réellement ensemble, avant que Guto Parente[55] [55] Cinéaste originaire de l’état du Ceará dans le Nordeste, il fait partie du collectif de cinéma Alumbramento et il a notamment co-réalisé avec Pedro Diogenes Inferninho (2018), sélectionné au Festival de Rotterdam. n’arrive pour le montage. Nous avons tout fait ensemble, à tel point que je ne me rappelle plus qui a soumis quelle proposition au moment de l’écriture. C’est un projet très spécifique qui a reposé sur une grande harmonie dès son origine. Il y a tant de scènes et de personnages, cela nous permettait parfois de diviser un peu l’énergie en termes d’investissement sur le plateau. C’était un tournage éprouvant en raison de cette complexité du scénario.

M. M. : Ce qui est drôle, pour certains spectateurs qui connaissent nos courts-métrages respectifs antérieurs, c’est qu’ils cherchent absolument à les assimiler à Au cœur du monde. Dans telle scène, ils voient le cinéma de Gabriel ou le mien. Par exemple, certaines personnes sont venues me voir en reconnaissant que la scène du hamac avec Selma et Rose, un long dialogue avec une caméra fixe, devait être une idée à moi. Alors que je voulais une caméra en mouvement et que c’est Gabriel qui a suggéré un plan fixe ! La scène où Selma parle du « cœur du monde » a été écrite pas à pas. Gabriel proposait une idée, j’en ajoutais une autre, et ainsi de suite. L’idée de l’un entraînait celle de l’autre.

D. : Qu’implique le fait que vos lieux de tournage soient également vos lieux de vie ?

G. M. : Je pense que cela facilite beaucoup la possibilité de faire des films. C’est un quartier que nous connaissons déjà. Nos maisons sont une base pour revenir, pour penser, où l’équipe peut rester. Je me sens bien dans mon quartier, je sens que j’en fais partie et il me donne beaucoup d’idées.

M. M. : Ici, c’est mon cœur du monde. Je suis né dans cette maison. J’ai vécu dans d’autres lieux mais j’y reviens toujours. Mon principal désir a toujours été d’en sortir. Ce qui me fait regarder ce lieu comme cinéaste tient au fait d’avoir voulu partir et de l’avoir fait. J’ai été immigrant à Lisbonne, j’ai travaillé dans la construction civile. Quand je suis revenu, je voulais faire des choses ici. Nous avons étudié le cinéma à l’université, nous lisons beaucoup, nous sommes obsédés par le cinéma et la littérature. Mais plus je connais de choses extérieures, plus j’ai envie de tourner ici. Ici, c’est mon cœur du monde mais différemment de nos personnages. Eux veulent en partir, comme cela est arrivé à un moment de ma vie. Même quand j’ai vécu au Danemark, dans cette petite utopie harmonieuse, parfaite, de bien-être social, je comprenais et valorisais le fait de vivre ici, avec ce que cela implique de positif et de négatif. Pour moi, c’est très symbolique que mon premier long métrage soit Au cœur du monde et qu’il s’agisse d’une synthèse exacte de mes pensées. Tout ce qui nous intéressait dans le cinéma mondial, nous avons voulu l’exprimer à la porte de chez nous, littéralement. Je crois que nous avons filmé nos rues avec un langage universel, avec des références qui vont bien au-delà de la culture locale. Mon bonheur est de pouvoir continuer à filmer la porte de chez moi de manière toujours plus élaborée. Cela a à voir avec l’affection et le plaisir personnel, au seuil de l’ironie.

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Au cœur du film

D. : Vous spécifiez dans votre note d’intention que les habitants finissent par former une communauté et que leurs relations interpersonnelles et avec le lieu sont l’arrière-plan du film. Quand, dans le processus d’écriture, avez-vous pensé à commencer le film sur une place publique et quels défis représentait le tournage de cette scène ?

G. M. : Au début, nous souhaitions entrer dans le film et dans le quartier avec la voiture de l’animatrice, avec une caméra en mouvement qui aurait ressemblé à une invitation. Mais pour des questions de temps, et aussi parce que l’actrice ne savait pas conduire, nous ne l’avons pas mis en place. Cette place est très significative, elle se trouve en face de la maison de Maurilio, il la connaît depuis l’enfance et elle apparaît dans plusieurs de nos films, notamment Contagem et Quinze (2014). C’est un point de rencontre dans le quartier, il est facilement reconnu à l’écran. Les habitants de Contagem accompagnent notre travail depuis longtemps. Au cœur du monde a été un travail plus important, sur une période plus longue que nos courts-métrages, pendant six semaines, et cela a suscité un enthousiasme plus important dans le quartier. Dans cette scène, il y a des figurants véritables que nous avions appelés mais la majorité des personnes est présente spontanément. Elles voulaient être là. Le film est devenu un événement. Comme nous passons beaucoup de temps à Contagem et que l’on y fait fréquemment du repérage, cela aide à ce que des choses de ce type se passent. Beaucoup des objets que nous avons utilisés pour le décor des maisons du film viennent des habitants de Contagem, les gens se sont montrés disponibles pour que le film existe. Nous commençons le film avec un plan-séquence, c’est un grand défi, cela créait un autre jeu avec les habitants présents. Nous avons de la chance car dans la prise que nous avons gardée, le bus passe au fond du plan. Pour nous c’est marquant car il y a une vie réelle du premier au dernier plan pour enregistrer une nuit de fin de semaine avec tout le monde présent, de manière naturelle.

M. M. : J’ajoute que c’était un défi d’autant plus grand que nous avons filmé cette scène le deuxième jour de tournage. La maison où les personnages de Marcos et Dona Fia habitent, sur la place, est en face de celle où vit une femme qui a inspiré la création du personnage de Dona Fia. Dans la séquence d’ouverture, il se trouve que les deux Dona Fia, la personne véritable et le personnage, font de la figuration face-à-face ! Depuis le début, ce film s’est profondément ancré dans des modes de vie avec lesquels nous avons grandi.

D. : Plusieurs personnages ont un métier qui atteste à la fois de l’évolution néo-technologique du travail mais aussi de sa précarisation. Je pense à Selma et Marcos qui vivent de photos numériques dans les écoles, de la boutique où l’on peut réaliser des impressions sur t-shirt, de Rose qui veut avoir un second job en tant que conductrice de Uber… D’une certaine manière, ces micro-récits racontent la transition périphérique du développement du Brésil de ces vingt dernières années. Cet intérêt porté au travail des personnages vient-il d’observations personnelles pendant l’écriture ?

G. M. : C’est intéressant parce que tout cela est très naturel pour nous. Cette polyvalence des gens au travail, c’est quelque chose de fort au Brésil et d’autant plus visible dans les périphéries. La boutique d’impression sur t-shirt, par exemple, vend également beaucoup d’autres choses, dont des fournitures scolaires et des glaces. C’est très commun, cela fait partie d’une logique de travail de survie d’exploiter au maximum les espaces. Quand cela arrive sur un écran de cinéma, cela apparaît avec une certaine puissance mais nous n’avions pas anticipé tous ces détails.

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Démontage

D. : Le générique du film est très dynamique, alliant à un montage d’instantanés de Contagem le morceau « BH é o Texas » (Belo Horizonte est le Texas) de MC Papo, rapper de la région de Minas Gerais. En quoi cette chanson traduit-elle l’âme de Contagem pour vous ?

M. M. : Dès le premier jour que nous avons connu cette chanson, nous avons voulu qu’elle soit dans Au cœur du monde, et ce à tel point que nous avons invité MC Papo à jouer dans le film. Il est le portier de nuit francophone, car il se trouve qu’il est né et a vécu en Belgique. Nous savions que la musique serait en quelque sorte le Texas.

G. M. : Elle participe de la construction d’un Far West local.

M. M. : Parce que Contagem est un motherfucking Texas ! La motivation originale de MC Papo prend en considération que le Texas est une scène de rap très forte mais éclipsée par celles de Los Angeles et New York. Pour lui, Belo Horizonte et sa zone métropolitaine s’inscrivent dans la même logique, reléguée au profit de l’axe Rio – São Paulo. « Belo Horizonte est le Texas » exprime cette idée.

D. : La galerie de visages, de présences, de moments du montage d’ouverture m’a rappelé la fin de Amarelo Manga (2002) de Cláudio Assis, cette nécessité de dire la présence vive et réelle du peuple brésilien à l’écran. Il se trouve que l’on retrouve un procédé similaire dans deux courts-métrages de Gabriel Martins, Rapsódia para o Homem Negro (2015), et dans Nada (2017). En quoi vous importait-il de filmer ces instants éparpillés pour ouvrir Au cœur du monde ?

M. M. : Le générique d’ouverture était très important pour nous, nous l’envisagions comme un film dans le film. Pendant le tournage, nous avons tenté de filmer au fur et à mesure des images qui pourraient le composer mais elles n’étaient pas suffisantes. Nous avons expérimenté plusieurs choses au montage mais nous restions insatisfaits. Il nous a finalement fallu aller tourner seuls spécifiquement pour cette séquence avec deux complices pendant un week-end. Nous avons travaillé une autre texture de l’image, nous voulions que ce soit un moment qui nous fasse décoller du film. C’est notre hommage, notre déclaration d’amour à notre cœur du monde mais c’est un petit à coté de l’histoire que nous racontons, où il y a davantage de tristesse et de désir de partir. Pourtant, nous filmions le même quartier. L’équipe n’a découvert ce moment que lors de la première projection du film.

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D. : Si vous filmez la majorité du film à hauteur d’habitant, il y a toutefois deux plans généraux de Contagem, l’un au début, de nuit, et l’autre peu avant la fin, de jour. C’est aussi un plan ressemblant de Contagem qui ouvre l’un des premiers longs-métrages qui y a été tourné, A vizinhança do Tigre (2014) d’Affonso Uchoa. Comment avez-vous procédé pour trouver le lieu juste qui donne à embrasser une totalité d’un quartier ?

M. M. : Notre court-métrage Contagem commençait rigoureusement avec le même plan. Il faut préciser que ce plan montre mon lieu de vie depuis le point de vue de la maison où Gabriel est né, avec la petite vallée qui nous sépare et où ont lieu de nombreux moments du film. Par-delà le symbolisme de cadrer la ville, nous jouons à inclure nos lieux de vie quotidiens. Dans la scène depuis la terrasse, c’est le contraire : il s’agit du point de vue depuis chez moi vers chez Gabriel. Au tout début du montage, nous pensions faire apparaître le nom de Contagem mais nous nous sommes rendu compte qu’il valait mieux présenter la ville que la nommer. Nous voulions davantage parler des quartiers que de la ville comme totalité. Depuis n’importe quelle terrasse, nous avons une vue sur tout le quartier, mais celle depuis chez Gabriel est particulière, car sa maison est plus haute, et depuis chez lui, nous avons toujours pris plaisir à observer ce vaste lointain, en disant que cela ressemble au Maroc ou à la Palestine, en ayant l’impression d’être dans un film d’Elia Suleiman. Cela nous tenait donc à cœur de commencer avec ces plans généraux, qui sont des visions qui nous relient, en commençant de nuit et terminant de jour, comme une journée imparfaite des personnages.

D. : La bande sonore est riche de couches multiples, bruits urbains de déplacement, présences humaines, musiques du voisinage. La vie du quartier accompagne directement les scènes tournées en décors naturels. Comment avez-vous travaillé la bande sonore avec les sons directs et en montage son ?

M. M. : Justement, j’aimerais un jour transformer le récit de ce processus en texte. Depuis le début du projet de Au cœur du monde, nous voulions faire une cartographie sonore du film. Nous avons réalisé le tournage en plein silence alors que nos quartiers sont très bruyants. Près de chez moi, par exemple, il y a une église où l’on chante beaucoup en français et créole. Pendant le temps du film, il y avait aussi une église évangélique brésilienne en activité. Le jukebox du bar fonctionnait très fort, ce qui est commun dans les quartiers populaires. Les voitures avec haut-parleurs pour des annonces passaient souvent. À cela s’ajoutaient les conversations des voisins pour former un volume fort et un mélange des sonorités qui sont deux caractéristiques de notre quartier. Toutes les scènes nocturnes ont été réalisés à l’aube. De jour, nous travaillions avec les voisins pour qu’ils éteignent leurs appareils.

Nous travaillions en parallèle avec un ingénieur du son pour ne pas perdre la richesse sonore : il allait dans les bus, pleins et vides, dans les écoles, dans les bars, les églises, les rues… Pendant cinq semaines, il a collectionné ces sons partout où cela nous importait. À la fin du processus, nous avons fait le montage-son à Porto Alegre, avec deux collaborateurs, Tiago Bello et Marcos Lopes, qui ont déjà travaillé sur Nada (2017) et Temporada (2018). Je leur ai donné une cartographie sur Google Maps avec les sons des films selon la localisation des actions et ce qu’ils impliquaient, en ajoutant des détails comme l’endroit où le bus passait avec davantage d’intensité, etc. Ils comprenaient donc très précisément où se passaient les actions et ils ont recomposé très exactement la bande sonore telle que nous la percevions. Au début, je pensais que nous faisions une folie. Mais quand nous avons vu le film en IMAX à Rotterdam, nous avons reçu beaucoup de commentaires sur le son et nous avons pris la mesure du travail et de la recréation de l’espace.

G. M. : En ce qui concerne la musique, nous avons travaillé avec Kim Gomes, Heberte Almeida et Robert Frank qui sont de vieux amis de Belo Horizonte et ont un groupe qui s’appelle Pelos. Aujourd’hui nous avons un groupe ensemble, je suis batteur de Diplomatas que nous avons formé pendant la fabrication de Au cœur du monde. Le processus de la bande sonore du film est si fort qu’il engendre des groupes de musique !

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Personnages

D. : Dans un entretien, Gabriel Martins déclarait, suite à la finalisation de Nada, au nom des cinéastes de sa génération : « Nous avons aussi un rôle politique d’écriture des personnages de noir.e.s. qui soient intéressant.e.s., complexes et qui puissent un peu rénover la scène du cinéma brésilien. » Il y a au moins deux moments marquants à ce sujet dans le film, le premier, quand Selma, interprétée par Grace Passô, rappelle le racisme primaire de la classe moyenne brésilienne en s’exclamant « Je suis noire, merde ! ». Puis, lorsque vous glissez dans la bande sonore la chanson « Negro Drama » (Drame Noir) du groupe de hip-hop périphérique de São Paulo Racionais MC’s. Comment avez-vous pensé le personnage de Selma comme femme noire consciente de sa situation sans s’y restreindre, avec un pouvoir d’action fort, notamment par rapport à d’autres personnages interprétés par Grace Passô, comme dans Temporada (2017) d’André Novais Oliveira où elle étincelle par sa timidité mélancolique ou dans Praça Paris (2017) de Lúcia Murat où elle incarne un personnage plus stéréotypé de victime favelada ?

G. M. : Je n’ai pas vu Praça Paris et Au cœur du monde a été filmé avant Temporada alors les choses se pensent dans un autre ordre. Au début, le personnage de Selma était un homme, Amarildo et nous avons pensé à le transformer en femme. Un ami nous a rappelé l’existence de Grace Passô, qui est une grande actrice, avec une carrière importante au théâtre mais ayant peu de films à son actif. Quand nous l’avons rencontrée pour une répétition, nous avions déjà commencé le tournage de Au cœur du monde. Ces répétitions étaient filmées par André Novais Oliveira et il a alors pensé en faire le personnage central de Temporada. Grace Passô est également écrivaine et dramaturge, elle a un rapport aux mots très fort. Nous retrouvons cet aspect dans les monologues que nous avons accordés à son personnage. Aujourd’hui, je ne peux pas imaginer quelqu’un d’autre pour son rôle. Par ailleurs, nous nous retrouvons beaucoup dans la personnalité de Grace, elle a grandi dans un quartier proche du nôtre, elle s’est sentie très à l’aise sur le tournage.

M. M. : Quant à notre conception des personnages noirs, cela a toujours été un processus naturel pour nous, avec les Filmes de Plástico. Avant les actrices et les acteurs, ce sont nos corps, périphériques, qui sont derrière la caméra. Des corps qui peuvent être noirs, qui peuvent être gros. Des corps périphériques. C’est donc naturel que, parce que nous coexistons avec ces corps au quotidien, ils soient représentés dans nos films. Gabriel est noir : écrire des personnages noirs est donc naturel. Cela n’a jamais été une bannière. Nous avons pensé à Grace Passô pour être Grace Passô et non parce qu’elle est noire. Il n’y a ni fétichisme ni discours vide. Grace Passô existe dans le film car elle existe dans nos vies réelles.

D.: Est-ce le premier rôle au cinéma de MC Carol de Niterói, chanteuse de funk favelada noire activiste très importante dans la contre-culture contemporaine ? Comment l’avez-vous intégrée à votre « quartier de tournage », elle qui vient des environs de Rio de Janeiro ?

M.M. : Quand nous avons écrit le scénario, nous avons écrit le personnage en nous inspirant complètement de mon ami d’enfance, Léo. Mais il a été emprisonné peu de temps avant le début du tournage. Gabriel a pensé à MC Carol et nous avons résolu de transformer le personnage de Léo en Brenda, qui est par ailleurs le nom de la sœur de mon ami. Dans leur manière de parler, dans leur intelligence, Léo et MC Carol ont beaucoup de points communs, ce qui a même permis à MC Carol d’incorporer des éléments de sa vie au scénario. Elle a toujours vécu dans la périphérie, même si elle a un fort accent de Rio, elle s’est facilement intégrée au quartier, elle a gagné une vraisemblance dans son inscription dans le film. MC Carol n’avait jamais joué au cinéma, c’était un risque. Depuis, Léo est sorti de prison, il apparaît dans le générique d’ouverture, c’est lui qui balance la fumée du joint à la caméra.

D.: Il y a au moins deux séquences de dialogues assez longues, désarmantes de spontanéité, l’une entre Marcos et Brenda dans la voiture, l’autre entre Selma et Rose dans le hamac (interprétée par Bárbara Colen, à l’affiche de Bacurau). Ont-elles été intégralement écrites ou y a-t-il une part d’improvisation ?

M.M.: La scène du hamac était la plus longue dans le scénario. Elle a été écrite non pas pour le style mais avec une urgence de lier ces deux personnages. Dans l’écriture, nous sommes très attentifs aux aspects improvisés de la manière de parler et d’utiliser son corps, comme il en est du moment où Selma tente d’allumer sa cigarette dans la scène du hamac et qu’elle n’y arrive pas. C’était un accident d’accessoire, malgré vérification avant de tourner, mais c’est pourtant la prise que nous avons gardée. L’incident a étonnamment renforcé la relation entre les deux actrices et a induit une autre possibilité de jeu, car elles étaient complètement dans le processus de tournage.

Il en est de même pour la scène entre Marcos et Brenda dans la voiture. Nous voulions que les relations d’affection puissent pleinement s’exprimer alors qu’ils sont en train de fumer des joints, dans un autre état, au point de rire de la disgrâce et d’être touchés par l’expression d’une certaine nostalgie. Ils ont une trentaine d’années, avec peu, voire pas de perspective : elle sort de prison, il est sans emploi fixe, ils vivent avec leurs familles respectives et ils regardent le passé avec tendresse. La critique du système se fait de manière externe. En dehors de cette voiture, il se passe tant de choses, le contexte est tellement oppressant, qu’à partir du moment où ils ferment la vitre, ce moment leur appartient tout à fait. Ils jouent le jeu d’être deux amis capables d’ironie et de respect et de beaucoup d’amour. C’est avant tout une scène tendre entre deux âmes perdues, deux personnes que le système insiste à faire tomber et elles insistent à rester debout à leur manière. Quand Marcos lui pose une question sur le temps de la taule, elle dit le strict minimum, elle ne justifie rien au sujet du braquage dont il a été question. L’unique chose que l’on sait est le sacrifice qu’elle a dû faire pendant son temps de prison et que c’est quelqu’un d’organisé dans sa gestion de l’argent. Quand nous avons écrit cette scène, nous avons davantage pensé à ce dont les personnages ont besoin pour s’exprimer sans que cela soit strictement au service du scénario. MC Carol (Brenda) et Leo Pyrata (Marcos) ont fini par improviser à partir du scénario. Quand Marcos rit, comme le personnage rirait, c’est parce qu’il a été surpris par le récit de Brenda. Nous n’avons tourné qu’une prise. La vie et le film avancent ensemble.

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Quelques mots sur le cinéma brésilien contemporain

D. : « Filmes de Plástico » est le collectif, devenu société de production, que vous avez co-fondé avec le producteur Thiago Macêdo Correia et le réalisateur André Novais Oliveira. Au générique vous apparaissez tous les quatre comme « producteurs » de Au cœur du monde. Que signifie, qu’implique le fait de « produire » vos films ?

M.M.: Notre société de production a une caractéristique, c’est qu’elle est formée de trois réalisateurs et d’un producteur. Nous pourrions laisser la production pure à Thiago, mais nous participons tous activement et profondément au processus de fabrication des films. Pour Temporada, j’ai fait un travail de repérage alors que je venais de co-réaliser la première partie de Au cœur du monde. André Novais Oliveira a été le premier assistant de Au cœur du monde alors qu’il avait déjà réalisé plusieurs courts-métrages et un premier long-métrage, Ela volta na quinta (2015) [Elle revient jeudi], où j’ai fait le son. Il nous arrive ainsi de réaliser des tâches moins évidentes parce que les films sont à nous tous et qu’il s’agit de faire en sorte qu’ils existent. Les quatre fois où un court-métrage des Filmes de Plástico a été sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs (Pouco mais de um mês [2013] d’André Novais Oliveira, Quintal [2015] d’André Novais Oliveira et Nada [2017] de Gabriel Martins), nous sommes allés tous les quatre à Cannes.

G.M.: Travailler avec les meninos est un cadeau. Nous nous respectons beaucoup et nous croyons fort au travail des autres. C’est une production de compagnonnage, d’idées collectives. Nous échangeons beaucoup au sujet des films des uns et des autres, ce qui nous permet de les rendre meilleurs.

D.: Avec la structure des Filmes de Plástico, vous avez soutenu d’autres filmes brésiliens contemporains qui ne sont pas de Contagem, comme Baronesa (2017) de Juliana Antunes (sélectionné au FID Marseille) et Le chant de la forêt (2018) de João Salaviza et Renée Nader Messora (Prix du Jury de « Un certain regard » à Cannes). Pourriez-vous nous parler des cinéastes brésiliens contemporains avec qui vous vous sentez le plus en dialogue ?

M.M. : À Rio, Allan Ribeiro produit un cinéma proche du nôtre tout en étant « dans l’axe », mais comme il n’a pas accès aux moyens de la grande production carioca, il est « périphérique » à sa manière. Si nous nous soutenons mutuellement, c’est avant tout parce que nous grandissons ensemble. Le directeur de photographie de nos films, Leonardo Feliciano, a également travaillé avec Adirley Queirós, avec qui j’ai d’ailleurs écrit le film Um homem que voa: Nelson Prudêncio (2013). Je citais précédemment Guto Parente, cinéaste, qui a collaboré au montage de Au cœur du monde. Ce sont des exemples parmi tant d’autres pour dire qu’il y a une circulation, un échange très fort dans notre génération de cinéma, par-delà les localisations géographiques. Cela crée des influences qui dépassent les évidences.

D.: Dans un entretien, Gabriel Martins définissait les Filmes de Plástico en disant : « Nous sommes plusieurs periféricos qui se sont rassemblés pour pouvoir créer cette société de production. » Où commence la périphérie dans le cinéma brésilien pour vous ? Quels films de l’histoire du cinéma brésilien vous semblent raconter le plus justement la périphérie ?

G.M. : Nous pouvons parler de beaucoup de périphéries au Brésil. André, Maurilio et moi venons et vivons à Contagem, loin de notre centre de proximité, à savoir Belo Horizonte. Nous vivons dans des limbes, distantes de tout et le transport que nous avons le plus utilisé dans notre vie est le bus. Cela induit une certaine perspective. Faire du cinéma a été clairement plus difficile pour nous que pour quelqu’un vivant dans un centre, pour des questions économiques mais aussi plus littéralement géographiques. Je ne peux pas parler pour toutes les périphéries du Brésil, mais je pense qu’il y a des aspects communs : un moindre investissement des pouvoirs publics, un pouvoir d’achat peu important, une absence de figures de pères, un leadership féminine fort. Je vois la périphérie comme un lieu qui, aujourd’hui, peut amener de nouvelles pratiques, de nouvelles idées, de nouveaux personnages, de nouveaux corps, grâce à de nouveaux cinéastes, par-delà une histoire du cinéma restée jusque-là très bourgeoise. Le Brésil est grand, et le regard dominant reste au Sud du pays, depuis l’axe Rio – São Paulo. Il faudrait encore plus d’opportunités d’expression. Quand le cinéma deviendra encore plus démocratique, nous y gagnerons. Combien de Contagem y a-t-il qui n’ont pas encore de regards réels posés sur elles ?

M.M. : Quand on observe la distribution monétaire du cinéma, il se passe la même chose, elle se concentre majoritairement dans l’axe Rio – São Paulo. Les réalisateurs d’autres lieux devaient s’y rendre pour faire des films et c’est depuis l’axe que l’on va filmer dans le reste du pays, c’était un mouvement centripète dominant. Il y a maintenant un mouvement inverse. Ce sont des personnes d’autres lieux qui commencent à faire des films de haute qualité avec des ressources, en filmant leurs propres espaces. Il y a désormais des films à Recôncavo baiano, à Campina Grande qui n’est même pas la capitale de l’Etat de Paraïba ! De 2002 à aujourd’hui, c’est-à-dire à partir de la décentralisation des ressources depuis le premier gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva, il y a eu d’énormes changements à Contagem mais nous restons très clairement hors du centre du pouvoir. Netflix fait des films seulement à São Paulo, avec des gens de São Paulo. Le cinéma a rendu possible que des personnes comme Gabriel, André Novais Oliveira, Affonso Uchoa, Juliana Antunes, Adirley Queirós et moi, puissions faire des films de qualité, primés dans des festivals internationaux, avec des sorties en salle, mais qui sont réalisés dans ces lieux périphériques. Ce mouvement est le fruit des politiques publiques.

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D.: Au cœur du monde est sorti au Brésil en août 2019. Là où vous avez pu accompagner le film, notamment dans le Minas Gerais, comment a-t-il été reçu par le public ?

M.M.: Quand nous avons commencé le projet en 2012, il existait déjà un quartier de classe moyenne – aisé à coté, qui avait une dizaine d’années et cela a impliqué la construction d’un centre commercial, où nous avons tourné, mais qui n’est pas resté au montage. Cela a permis aux gens de Contagem d’avoir un cinéma de proximité, même s’il se trouve dans un centre commercial horrible. C’est là que notre film a été lancé au Brésil. Nous étions heureux que ce soit dans notre région et que la séance soit complète, mélangeant l’équipe et des habitants du coin. Il y a eu une grande identification des spectateurs avec le film. Nombreux sont ceux qui nous ont demandé une suite ! Le film a eu une petite distribution mais il est devenu un phénomène pop sans être vu, notamment pour la musique, avec MC Papo en tête.

D.: Quelles questions vous posez-vous pour la suite du cinéma brésilien en temps bolsonariste ?

M.M. : C’est effectivement un moment sombre où nous assistons à la destruction du pays, dont le cinéma fait évidemment partie. Il a fallu des années pour construire certaines choses : les politiques LGBT, la question identitaire, de genre, notamment. Avec Bolsonaro, le rôle de la femme est revenu trente ans en arrière. Il y a de quoi se décourager. Mais en aucun cas, je vais arrêter de faire des films. C’est peut-être naïf de dire cela, mais l’art n’a jamais arrêté d’être fait dans ces contextes. Ce n’est pas la première fois que cela arrive au Brésil. C’est effrayant parce que le contexte global l’est et que beaucoup de faits extérieurs viennent s’agglomérer. La coïncidence est étonnante : le cinéma brésilien atteint son apogée dans les compétitions principales des plus grands festivals internationaux en 2019, année d’investiture de Jair Bolsonaro, à Rotterdam, Sundance, Berlin, Cannes, Locarno. C’est une année historique en termes de reconnaissance et si ces films existent, c’est parce qu’ils s’inscrivent dans les années de consolidation de ANCINE, l’institut du cinéma national, c’est-à-dire pendant des années de politiques publiques, d’un soutien de la culture propre aux années du Parti des Travailleurs. Quand ces films prennent vie et rejoignent le monde, nous vivons une situation d’ironie tragique, le pire moment du cinéma brésilien depuis des décennies, qui n’a de comparaison peut-être que le début des années 1990, où le gouvernement de Fernando Collor de Mello dissolvait l’ancêtre d’ANCINE, Embrafilme.

2019, c’est aussi une année de perte des droits des femmes, des personnes âgées, des pauvres, des personnes racialisées, des personnes LGBT. C’est une année où le fils du président, Eduardo Bolsonaro, député fédéral, quand il se rend dans un hôpital, prend une photo de lui avec une arme. Il est difficile de ne parler que de cinéma en 2019 car c’est une partie minime de la situation générale, mais je suis cinéaste. Nous ne pouvons pas nous arrêter même si nous pouvons avoir la sensation d’être dans un état de mort. Je vis de cinéma, je ne viens pas d’une famille riche. Si je n’ai pas de financement pour mon travail, je n’ai pas de quoi vivre. Je vais devoir construire de nouveaux mécanismes, je suis de fait préoccupé par le futur.

D.: Le titre de votre film se retrouve dans une réplique de Selma qui parle de « son cœur du monde » comme d’un lieu prochain qu’elle doit rejoindre. Quels sont vos prochains cœurs du monde filmiques ? Pourriez-vous nous parler des actuels projets de Filmes de Plástico ?

G.M. : Marte Um, mon nouveau long métrage en postproduction, est un film qui parle beaucoup du moment actuel, qui dialogue avec le quartier, avec des personnages qui attirent le regard vers la marge. J’ai un autre projet de long-métrage déjà écrit pour lequel nous sommes en instance de coproduction, Vicente não pede desculpas (Vincent ne s’excuse pas), que je vais aussi réaliser seul, peut-être au début de 2021. Ma tête est bien occupée par ces deux films pour le moment, mais elle reste ouverte aux idées qui pourraient venir en chemin.

M.M. : J’ai deux projets de longs-métrages qui ont déjà un financement, l’un complet, l’autre partiel, qui seront respectivement filmés en 2020 et 2021. Le premier, Nia, est le premier projet que je réalise en-dehors des Filmes de Plástico, avec Thiago Taves, selon un processus commencé en 2011. C’est un drame existentialiste où une vampire questionne sa propre immortalité. Le second, O Último Episódio, fait avec Filmes de Plástico, se déroulera dans le quartier de Laguna à Contagem, en 1991. J’ai fait ce choix historique il y a longtemps et il résonne étonnamment aujourd’hui, puisqu’en 1991, le Brésil connaît un moment turbulent sur le plan politique et en termes de fin du cinéma national. Ce sont donc deux projets anciens qui dialoguent avec la période actuelle. André Novais Oliveira a également un nouveau projet de long métrage intitulé E os meus Olhos ficam Sorrindo [Et mes yeux sourient].

D.: Y a-t-il une question que vous souhaiteriez poser aux spectateurs français après projection de Au cœur du monde ?

G.M. : Je suis curieux de savoir à quel point le langage, la manière de parler, est une barrière ou quelque chose d’intéressant à écouter pour un public qui ne parle pas portugais. Nous avons pensé avec beaucoup d’attention la traduction car il y a une langue spécifique dans notre film. Nous sommes très curieux de savoir comment le film sera reçu dans les périphéries françaises.

M.M.: Je suis très curieux de savoir comment les spectateurs vont entrer dans le film. Cela va être la première sortie en salles hors du Brésil d’un film de Filmes de Plástico et cela génère une certaine anxiété. Qu’est-ce qui fait qu’un spectateur français va aller au cinéma et voir notre film plutôt qu’un autre, un film qui mélange les genres, réalisé par des cinéastes brésiliens encore très peu connus internationalement ?

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Entretien réalisé par Skype le 16 septembre 2019 en portugais.

Toutes les images sont extraites d'Au cœur du monde (Gabriel et Maurilio Martins, 2019), sauf la cinquième : A Vizinhança do Tigre (Affonso Uchoa, 2014) et la huitième : Baronesa ( Juliana Antunes, 2017).

Agradecimentos especiais: Guillaume Morel, Filmes de Plástico, Aldeneide de Almeida Fonseca, Tiago Bello, Marcos Lopes, Gabriel Bortzmeyer et Raphaël Nieuwjaer.