Frère et sœur, Arnaud Desplechin

Roi et haines

par ,
le 22 juin 2022

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Frère et Sœur marque les retrouvailles de son auteur avec la famille Vuillard, celle d’Un conte de Noël (2008), patronyme également porté par Mathieu Amalric dans Rois et Reine et Les Fantômes d’Ismaël. Avec ce nom, surgissent de nouveau les secrets bien gardés, les haines tacites et les engueulades spectaculaires. Les deux films reposent sur une situation quasi identique : la sœur aînée a banni son frère cadet, sans que le reste des Vuillard et le spectateur ne comprennent véritablement de quoi il en retourne. Si Arnaud Desplechin revient encore et toujours à sa mythologie personnelle, force est de constater que les motifs ressuscités paraissent désincarnés. Comparer Un conte de Noël et Frère et Sœur permet de prendre la mesure des impasses du second. La déception qu’il provoque ne vient pas de la nostalgie des fantômes passés (même si on peut regretter la grâce de la caméra d’Éric Gauthier et le burlesque de Mathieu Amalric), mais de son incapacité à réinventer ses propres récits.

Le déjà-vu, au lieu de se faire sur un versant ludique (façon Trois souvenirs de ma jeunesse ou Les Fantômes d’Ismaël), est ici synonyme de gêne. Desplechin passe à la moulinette toute son œuvre en la caricaturant. Il singe grossièrement ses figures (le frère nonchalant qui se drogue en écoutant du rap, la sœur hystérisée à l’extrême), agitant nos souvenirs cinéphiles tels des jouets dont il ne saurait plus quoi faire. À la suite de l’accident de ses parents, Louis (Melvil Poupaud) est ramené à Roubaix par Zwy (l’ami psychiatre interprété par Patrick Timsit, seule agréable surprise). Dans l’avion, il déclame face caméra un courrier destiné à sa sœur Alice (Marion Cotillard), comme Henri Vuillard (Mathieu Amalric) pour la sienne en son temps. Ce surgissement de la lettre dit bien l’échec de l’entreprise référentielle de Desplechin. Dans le premier film, Henri déclamait d’une même manière des mots destinés à Élizabeth (Anne Consigny). Lui le banni allait retrouver les siens, leur mère Junon, malade, ayant réuni toute la famille. La colère froide, le respect, le désir troublant de se retrouver, cette étrange combinaison d’émotions transparaissait grâce à une retenue et une élégance du verbe (« Quels mots pourrais-tu désormais écrire qui performent une douceur sans mièvrerie après une telle curée ? »). Dans Frère et Sœur, Poupaud se perd dans des gestes appuyés, comme si le surjeu était à même de transmettre un souffle romanesque à l’évidence (leur fâcherie), à la pauvreté de la langue (« Tout était parti du mauvais pied. Le gauche. Puisque c’est celui sur lequel tu te lèves depuis ta naissance. Euh… plutôt je devrais écrire depuis ma naissance »). Il n’est pas hasardeux que cette fois-ci la lettre n’arrive pas à son destinataire, elle n’en vaut pas la peine. Le drame abyssal qu’ils traversent ne connaît pas de contre-point. À l’exception d’un flash-back où Alice lâche avec un grand sourire un « Je te hais » suivi d’un rire, auquel son frère répond un « D’accord » tout en décontraction, le film ne prend jamais de recul vis-à vis de lui-même. Rivé à sa haine, il n’accueille nulle aération salvatrice.

Les premières séquences de ce nouvel opus, par leurs similitudes avec celles d’Un conte de Noël, soulignent la violence qui entoure les héros desplechiens. Tous deux s’ouvrent sur une mort, plus précisément celle d’un garçon de six ans. Dans le premier, Abel Vuillard (Jean-Paul Roussillon) se penchait sur la tombe de son fils Joseph, mort il y a presque quarante ans, avec une étrange douceur (« Joseph a fait de moi son fils et j’en éprouve une joie immense »). Dans le second, c’est Louis Vuillard qui vient de perdre son fils Jacob. Ivre, il voit débarquer dans son appartement Alice, celle qui le hait au point de n’avoir jamais vu son neveu, ni même ne s’être adressée à lui. Une chape de plomb se dépose en quelques plans sur eux, sur Alice en larmes et recroquevillée dans la pénombre de la cage d’escalier, sur son frère qui éructe. Au contraire de son prédécesseur, qui poursuivait sa tragédie familiale par un théâtre d’ombres chinoises enfantin, Frère et Sœur ne se défait pas de ce voile funèbre. Dans la séquence suivante, cinq ans plus tard, les parents Vuillard sont victimes d’un accident de la route spectaculaire (le couple voit une jeune femme percuter un arbre, puis c’est leur véhicule qui se fait tamponner par un camion à la dérive), celui précipitant les retrouvailles entre Alice et Louis. Tandis que la curieuse détestation d’Élizabeth Vuillard envers son cadet (Henri était un vilain petit canard couvert de dettes, mais de là à le bannir) se teintait d’humour, on ne distingue de celle d’Alice que la pulsion maladive.

Avec un sérieux papal, le film se focalise uniquement sur ce versant, dévorant tout ce qui entoure ses deux protagonistes. Personne n’est capable d’aider à réparer leur lien défait, ou du moins n’en a l’occasion. Dans ce qui est la plus belle scène du long-métrage, Alice se rend chez Zwy pour se fournir en anti-dépresseurs, les crises de larmes l’empêchant de jouer sur scène. « Depuis combien de temps as-tu le sentiment d’avoir besoin d’un soutien ? », lui demande-t-il, dans un échange qui s’ouvre enfin à la sobriété. On se dit alors que le face-à-face fraternel trouve un intermédiaire, obligeant Alice à aller au-delà de la haine de façade pour être confrontée à elle-même, dans une position humiliante (aller chez l’ami de famille pour quelques cachets). Mais il n’en sera rien, Zwy lui prescrivant une ordonnance bien fournie. Tout le monde est à son service, en témoigne Lucia (Cosmina Stratan), admiratrice roumaine de la comédienne (citation sortie, là aussi lourdement, du Opening Night de John Cassavetes). Alors qu’elles discutent dans un café, le récit de la jeune femme est recouvert par la voix-off de Cotillard qui s’empresse de raconter sa tragédie bourgeoise en circuit-fermé. Lucia n’est qu’un prétexte, une présence faite pour écouter, tout comme ceux qui tentent de dialoguer avec Louis sont aussitôt blâmés (son père, son neveu). Son ressentiment tourne sur son propre centre de gravité et le conduit à se déchaîner en permanence vis-à-vis de ses interlocuteurs ou de sa folle de sœur. Aucune place n’est laissée aux autres affects.

Cette force centripète, en plus d’être colossale (celle d’Élizabeth pour Henri paraît ridicule), n’est que théorique. Le scénario alimente l’opacité de cette détestation, comme si Alice s’était un jour piquée de poser le mot « haine » sur ce qu’elle ressentait pour son frère. En refusant frontalement l’explication psychologique, il cherche à lui conférer une dimension mythologique (et schématique) qui dépasse ses personnages. Ces derniers sont prisonniers d’une réflexion sur l’octroie du pardon, à soi-même et aux autres, sur les rapports entre une supposée culpabilité chrétienne et un supposé pardon judaïque. Or, Desplechin ménage son spectateur en lui donnant quelques os à ronger (s’est-il servi de la vie de sa sœur pour son œuvre ? est-elle jalouse de son succès d’écrivain qui a fait de l’ombre au sien ?) et, l’air de rien, donne un peu plus de relief à une piste. Cette hypothèse que le film dissémine par bribes, presque sans l’assumer, paraît de fait dérisoire. La colère est à la source : les enfants attendaient la mort de leurs parents pour enfin s’aimer et vivre, car c’est au cimetière que Alice prend la décision de revoir Louis en lui faisant passer un mot. De façon simpliste, ils paraissent avoir pris en exemple les rapports de force d’un couple dont ils ne saisissent pas tout du lien qui les unit (Alice se remémore les mots de Abel, « J’ai fait un mariage sans amour », Louis ne pensait pas que son père aimait sa mère au point de la suivre dans la tombe). Cette mère pleine de haine, ce père qui, aux anniversaires, rappelle à ses enfants leur manque de talent, ont jeté une ombre sur eux. Comment ressentir des affects qui n’ont jamais été mis en lumière ? Les parents sont absents, que cela soit dans le scénario, où Marie-Louise Vuillard n’est qu’un corps dans le coma, ne disposant d’aucun dialogue (si ce n’est les quelques mots qu’elle adresse à son mari quand il tente de sauver l’automobiliste accidentée), ou dans l’interprétation (pour les comparer aux autres Vuillard, ils sont loin de la souveraineté de Jean-Paul Roussillon et de Catherine Deneuve). « Je n’ai plus de défense », confie Alice, qui ne veut pas voir son frère aux funérailles, devant la dépouille de sa mère. Des paroles qui illustrent bien les doutes d’un spectateur qui ne sait plus si les parents d’Alice la protégeaient ou si au contraire ils étaient la justification de son mal.

La réconciliation achève de faire de Frère et Sœur une entreprise grotesque. Après s’être percutés par hasard dans un supermarché et avoir enterré leurs parents sans s’adresser un mot, Alice et Louis se donnent rendez-vous dans un bar plongé dans une lumière quasi-féerique. Ce calme retrouvé transforme les jeux de postures en une simple plaisanterie. Mais le film n’en reste pas là et pousse le curseur du malaise un cran plus loin. Ne sachant plus comment approfondir des personnages qui n’ont été que des caricatures de son cinéma, Desplechin scelle ces retrouvailles à la frontière de l’inceste. Tandis qu’ils vident l’appartement familial, Alice recueille la nuit son frère fiévreux dans son lit (peut-être celui de leurs parents, c’est-à-dire celui où ils ont été conçus), où Louis, nu, cherche à se réchauffer auprès d’elle, dans des plans au-delà du ridicule. Il y a un déséquilibre flagrant entre cette femme qui a tous les torts et cet homme demandant des comptes à tout le monde, protégé par la perte de son fils. Louis (pas aidé par l’interprétation poussive de Melvil Poupaud) fait partie de ces artistes desplechiens à qui on ne fait grief de rien, car ayant protégé son aînée et le benjamin des griffes de leur mère. Il est saisissant de voir, dans les dernières séquences, Alice quitter famille et théâtre (pourtant lieu de révélation suprême pour Esther Kahn et qui n’est ici qu’un décorum sans intérêt) pour filer en Afrique au nom d’une quête absconse. Alors que de l’autre côté, Louis reprend l’écriture de son roman familial (dans des plans similaires à Tromperie, où l’écrivain corrigeait ses feuillets épinglés au mur) et le professorat. Ce chemin vers le pardon, de l’obscurité du pallier de Louis à la lumière ocre du Bénin, interroge. Si Alice déclare face caméra, dans le dernier plan, « Je suis en vie », on se demande pourquoi le cinéaste l’a assignée à cette prison. L’irrationalité du personnage, qui malgré sa bonté suprême (elle qui se met du côté des blessés) se prive de connaître le visage de son neveu, rend caduque et embarrassante sa rédemption.

Alice et Louis sont les victimes d’un rétrécissement de l’imaginaire de leur auteur. Ce dernier les guérit d’un mal qui n’aura été qu’un leurre pour le spectateur. Rien n’existe à part cette haine dont on ne comprend jamais pourquoi Louis et Alice semblent avoir tant besoin d’elle. Desplechin se complaît dans ses obsessions, se réfugie dans l’outrance pour donner vie à des figurines qui n’ont qu’une seule face. Il atteint là un point de non-retour dans l’exploration de sa propre mythologie. Avançant avec des œillères, il n’a pas vu que sa famille s’est entre-dévorée.

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Frère et soeur, un film d'Arnaud Desplechin, avec Melvil Poupaud, Marion Cotillard, Patrick Timsit, Golshifteh Farahani...

Scénario : Arnaud Desplechin, Julie Peyr / Image : Irina Lubtchansky / Montage : Laurence Briaud

Durée : 108 minutes.

Sortie nationale le vendredi 20 mai 2022.