Flânerie 2.0

Chloé Galibert-Laîné, 2018

Cet essai vidéo a pour point de départ un texte – ou plutôt, un seul mot : je suis partie du « tactile ».

Le tactile, c’est notre mode de contact privilégié avec nos téléphones intelligents : à toute heure, dans les transports, dans la rue ou la tête sur l’oreiller, nous caressons leurs écrans avec plus ou moins de tendresse ou d’impatience selon qu’ils nous servent d’album photo, de boutique en ligne ou de boîte mail professionnelle. Mais « tactile » – je l’ai réalisé récemment –, c’est également le mot qu’emploie Walter Benjamin à partir de 1935 pour désigner la manière dont on perçoit l’architecture quand on se promène en ville. Le terme désigne, pour lui, un mode de perception distrait, inattentif, qui relève de l’usage et de la consommation plus que de la contemplation. Il n’en fallait pas plus – une coïncidence, un jeu de mot vraiment, à peine défendable – pour me donner envie d’explorer par la vidéo cette rencontre fortuite entre les écrits de Walter Benjamin et les usages contemporains du smartphone.

Que le cinéma permette d’explorer et de documenter les pratiques contemporaines liées aux nouveaux médias, c’est l’hypothèse qui sous-tend mon travail de vidéo depuis quelques temps. Ici, c’est une fiction surréaliste de Robert Benayoun – tournée pourtant il y a presque cinquante ans – qui m’a servi de matière première. Au sein du film originel se rencontraient déjà deux époques et deux régimes d’images, entre lesquelles le personnage principal naviguait au gré de visions oniriques : les années 30, l’époque où justement écrivait Benjamin, rendue visible à l’écran sous la forme d’extraits de films d’archives ; et 1969, l’époque où a été tournée la fiction. Il ne restait plus qu’à prolonger la promenade du personnage à travers les époques en y ajoutant des images de 2018. Je suis donc allée filmer à nouveau sur les lieux de tournage de Benayoun, guettant les changements dans l’architecture autant que dans les attitudes des passant·e·s ; et j’ai aussi voulu documenter les manières dont ces mêmes lieux existent, en parallèle, sur Internet. J’ajoutai ainsi à la séquence de Benayoun un troisième régime d’images, enregistrées directement depuis mon desktop – le bureau de l’ordinateur ou l’écran d’accueil du smartphone.

Partie d’une réflexion théorique sur l’évolution du mot « tactile », j’en suis ainsi arrivée à réaliser une promenade audiovisuelle autour des différentes pratiques de l’espace urbain qui mobilisent à la fois la circulation spatiale et la navigation digitale : l’errance au hasard des rues, la flânerie virtuelle du bout du doigt sur Google Street View, la recherche d’informations sur les différents magasins et cafés d’un quartier à partir des commentaires laissés en ligne, la marche au pas de course en suivant le chemin « le plus rapide » indiqué par notre GPS…

Chloé Galibert-Laîné