Filmer avec les pieds

Le cinéma de Marie Menken

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le 26 octobre 2022

Retour sur Marie Menken, cinéaste américaine née en 1909 et décédée en 1970, dont le travail est mis à l’honneur par l’édition DVD que vient de lui consacrer Re:Voir Vidéo, sous le titre Visual Variations.

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Il faut imaginer une cinéaste qui aurait filmé les craquelures du béton d’un trottoir, les ornements sophistiqués d’un des plus beaux édifices au monde et la séparation entre deux buissons avec un même enthousiasme. Qui, dédiant un portrait à Andy Warhol au travail, aurait autant filmé le chat présent dans l’atelier ce jour-là ou les ouvriers à la manutention en extérieur que l’artiste iconique. Une cinéaste dont la caméra aurait papillonné autour de sujets menus et y aurait trouvé des merveilles sans cesse renouvelées, comme les insectes voletant autour d’une mince lumière qui leur tient lieu de soleil. Qui à contrepied de la lourdeur machinique des studios aurait ciselée avec la légèreté de plume d’une Bolex quelques petits films désinvoltes qui sont autant de concentrés de ravissement devant le banal. Des films à la simplicité si alarmante qu’il n’est pas toujours évident de saisir leur splendeur formelle et l’élégance du geste qui s’y exprime. Cette cinéaste se nomme Marie Menken.

Un des plans qui ouvrent Arabesque for Kenneth Anger (1961) suit le vol d’une toiture vers une autre d’un pigeon perché sur l’Alhambra de Grenade. Le bâtiment n’est jamais capté dans son ensemble, on ne peut en faire la cartographie. Seules des bribes d’espaces parcourues follement se succèdent au montage, comme traversées par un enfant impertinent et bien vif qui ne penserait qu’à courir en tous sens ou à tourner sur soi-même à la conquête d’épiphanies de lumière, refusant d’adopter la démarche verrouillée du visiteur assagi. Ces plans volatiles assemblés avec fulgurance affirment que le bâtiment est vivant, que ses pierres qui scandent l’espace en arabesques magiques sont là pour accueillir la vibration des pas qui le traversent. Les reflets de la lumière dans les fontaines et les bassins sont si étincelants ! Le cinéma de Menken s’approche de l’affirmation orgueilleuse de jeux enfantins, prêts à migrer en tous lieux puisqu’ils sont égaux face à n’importe quel sujet, ignorant les restrictions imposées par les bonnes manières. Sidewalks (1966) ressemble à une marelle filmée sur les trottoirs d’une ville ou au parcours à la première personne d’un marcheur qui évite de piétiner les délimitations des pavés à ses pieds. Les bouches d’égouts, les joints de dilatation, les variations des revêtements de sol déploient un petit univers pour l’enfant démiurge à la curiosité enflammée. Quelles histoires de ruissellement nous donnent à voir ces trottoirs ? Quelle géologie des travailleurs de la voirie ou des piétons urbains est ici inscrite ? Ce cercle d’acier ne ressemble-t-il pas à une sphère céleste et cette alternance de dalles blanches et de pavés gris à un tableau de Mondrian ? La jonction entre le pragmatisme de la matière et l’abstraction complète de la forme est assurée par le balancement du regard de poétesse de Menken.

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Autre merveille de l’enfance, on trouve dans ces films une célébration du monde comme carrousel. Dans Eye Music In Red Major (1961) le regard se perd dans des scintillements lumineux dont on ne sait pas s’ils appartiennent au défilement d’une pellicule peinte ou à des éclairages tournoyants, si ce sont des étoiles filmées à la vitesse de la lumière ou des lampions agités dans le noir par des esprits carnavalesques. La musique des yeux orchestrée par le jeu des mouvements de la caméra accouche d’un imaginaire explosif, comme ces jouets de pacotille brillants, achetés un soir de fête foraine. Même fascination dans Lights (1966) où la promenade au milieu de lampes devient aussi extraordinaire qu’un voyage à travers la voie lactée. Le cadre de ce film est redéfini en permanence par la danse des astres, l’agitation de profondeurs et d’aplats nuancés et l’écriture graphique colorée portent la qualité des films d’animation les plus inspirés. La cinéaste sur orbite paraît prise d’une vibration béate, rejouant la genèse par le simple concours d’éclairages urbains qu’on imagine dispersés sur quelques centaines de mètres carrés. Tourné sur trois années lors des illuminations de Noël à New York, Lights a la vivacité d’un tourné-monté réalisé en cinq minutes par une cinéaste-abeille faisant son nectar du moindre apparat lumineux. Stan Brakhage explique la minutie du travail de montage qui donne cette impression : « [Menken] suspendait ces bandes de pellicule pour en étudier les motifs, à droite, à gauche, en haut, en bas, puis les assemblait comme des dessins dans le Temps [11] [11] La citation se trouve au dos du DVD Marie Menken –
Visuals Variations
, Re:Voir Vidéo, 2022.
».

La majorité des poèmes filmés de Menken proclament le plaisir de la déambulation qui, conjuguée avec le tressautement d’un enregistrement stoppé par intermittences, engendre un espace de cinéma chamboulé à chaque instant. Les prises de repères sont évanescentes, les lieux ne sont pas perçus dans leur généralité cloisonnante mais explorés de toute part à la recherche des forces qui les traversent en chaque mètre, en chaque centimètre. Dans son premier film Visual variations on Noguchi (1945) la sculpture du designer Isamu Noguchi n’est pas filmée en tant qu’objet arrêté mais observée comme depuis une lorgnette, la caméra arpente les alternances de vides et de pleins, les articulations et les inclinaisons brutales de la forme dans l’espace et se défait de notions d’échelle. Le plus beau film de jardin qui soit, Glimpse of the Garden (1957), est habité d’une volonté électrisante et désordonnée de parcourir et de saisir les moindres fragments de terre. Un léger dénivelé, l’ombre d’un arbuste, l’élancement d’une fleur : chaque coin filmé recèle un point de ravissement pour la cinéaste, il raconte aussi un espace de vie et de jeu pour les insectes, pour les plantes. Des petits sprints ou de légères prises de niveau font la fête de ces existences discrètes aux formes extravagantes, tandis que sur la bande sonore pullulent les pépiements d’oiseaux. On a rarement eu comme ici l’impression que des plantes étaient filmées pour leurs existences singulières et non comme des motifs symbolisant la nature ou le pastoral. Menken fait preuve d’une empathie sans fard pour leur génie à saisir la lumière, à fixer l’eau si habilement : elle revendique là une parenté évidente.

Cette œuvre butinée par le maniement léger de la Bolex témoigne d’une sensualité exacerbée dont émergent toutes les puissances visuelles du cinéma. Marie Menken était d’abord peintre, elle a perçu dans le cinéma un médium qui lui donnait accès au mouvement de la lumière comme nul autre auparavant. Il ne faut cependant pas s’y tromper, ce n’est pas tant le couple œil-main qu’une implication physique complète qui mène le travail ici : ceux qui l’ont vu au travail disent que cette femme massive et douce dansait avec sa caméra. Les analystes de football s’émerveillent parfois de la façon dont un grand buteur multiplie les appuis pour réceptionner le ballon dans le bon espace et avec le timing parfait, on dit de certains joueurs qu’ils sont des « créateurs d’espace ». On peut avoir la même admiration pour les petits déplacements de Menken, sa façon de reconfigurer son sujet, de choisir ses vitesses d’approches, d’être à ce point d’aplomb avec la dérive de son attention. Lecture sismique du monde qui par de légers appuis déconstruit la hiérarchie du regard, accordant le maximum de préférence à ce dont la valeur semble dérisoire. Son dernier film, Excursion (1968), enregistre une promenade sur l’eau en fin de journée autour de Manhattan ; la caméra fait des allers-retours entre le ruban des grattes-ciels qui défilent, les grilles des ponts métalliques et la troupe humaine bondée sur l’embarcation. Le cadre est pris des remous du bateau, il trébuche en pas-chassés et bousculades. Les visages en contre-jour, « mal éclairés », deviennent des noirs puissants dans la suavité de la lumière déclinante. Avec ce regard généreux, une mèche de cheveux vagabonde s’invitant dans l’image suscite notre émoi. Peut-être est-ce le titubement allègre de l’ivresse qui se signale ici, Menken étant une buveuse reconnue (le visionnage de l’étude lunaire Moonplay (1964) convoque la figure de Li Po, autre poète alcoolisé intitulant un de ses poèmes Libation solitaire au clair de lune). Les vibrations plantaires amènent à l’image et c’est un plaisir physique qui la justifie : c’est avec les pieds que ce cinéma crée de joyeuses comptines de l’espace (on imagine aisément la cinéaste déraper sur la glace, patauger dans l’argile humide, sautiller sur une volée de marches).

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L’observation amusée de la physique du monde passe notamment par le truchement d’autres regards en sollicitant le travail d’artistes divers. Menken redynamise ainsi l’expression d’autrui et se permet de multiplier les procédés techniques. Dans Mood Mondrian (1965), Broadway Boogie Woogie de Piet Mondrian est scanné en tout sens, tandis que dans Drips in Strips (1961) la coulée fluorescente de peinture sur un tableau donne à voir l’expression minimale du phénomène de gravité. Ses animations évoquent parfois des schémas d’explications scientifiques qui ne se seraient pas fermés à la fantasmagorie. Avec Dwightiana (1959) elle utilise les dessins de son ami Dwight Ripley comme un plateau de jeu pour libérer un bestiaire bricolé qu’anime le stop-motion. S’agit-il de mollusques préhistoriques ou de créatures d’un monde futur qui font ainsi leurs vies ? La ménagerie du vivant est une source de stimulations infinies. Dans Wrestling (1964) elle refilme un combat de catch diffusé sur une télé en noir et blanc à la définition douteuse. Le cadre télévisuel est remué par son viseur et le foisonnement des corps de cette image triturée devient celui d’un cartoon ou d’un théâtre de marionnettes avec ces figures outrancières. Le cinéma mineur de Menken s’empare parfaitement de l’autorité télévisuelle et par une déviance du regard en désacralise les modalités de réalisme et de spectaculaire. La jonction impromptue de techniques et de sujets variés aboutit pleinement dans Notebook (1962) qui compile des chutes de tournages accumulées au cours des années. La lune encore, une cérémonie religieuse, une cosmogonie en papier découpé, des lumières et des plantes, des filaments colorés ou des chiens disent le goût de la dérivation comique (le dernier chapitre du film s’intitule « etcetcetc ») qui se repend en sujets à priori inoffensifs et déchargés mais ô combien étincelants de présence.

L’empressement du mouvement s’impose dans des titres comme Hurry Hurry! (1957) et Go! Go! Go! (1964, autre balade urbaine). Le premier est une capsule poético-scientifique dans laquelle des flammes sont superposées à des images de spermatozoïdes en mouvement : la vie se consume brièvement en des trajets chaotiques, semble-t-on y lire. Un cinéma si empreint de la sensualité soudaine des gestes et de l’instantanéité du mouvement ne peut en effet qu’être concerné par la vanité de l’existence. Poésie douce-amère qui boucle le cercle de la naissance à la mort en une autre vision saisissante dans Notebook. On y voit des dessins de squelettes d’hommes et d’animaux se recouvrir d’une poudre colorée. Conclusion : nous sommes des poussières d’étoiles et la décomposition est une affaire de strass et de paillettes. En ce sens, on ne peut être trompé par l’intérêt que Marie Menken porte à un groupuscule de moines espagnols qui s’enfoncent dans la terre pour creuser des tombes, elle leur a consacré son film le plus long (The Gravediggers from Guadix, 1960). À l’exception de ce dernier, encore invisible, le DVD que vient juste d’éditer Re:Voir vidéo met à disposition l’intégralité de cette œuvre unique qui inspira les plus grands noms du cinéma expérimental américain. Tous ces bijoux attendent d’emporter de nouveaux spectateurs dans la farandole de leurs visions immaculées.

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Illustrations : Marie Menken filmée par Andy Warhol, dans Notes on Marie Menken, Martina Kudlácek (2006) / Arabesque for Kenneth Anger (1961) / Dwightiana (1959) / Go ! Go ! Go ! (1964)