Feu follet, João Pedro Rodrigues

Cul par dessus-tête

par ,
le 28 septembre 2022

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Le rite funéraire occupe une place importante chez Rodrigues, comme dans le déchirant enterrement final de Mourir comme un homme, où Tonia, dans ses habits de scène, contemplait sa propre mise en terre. Dans Feu follet, il est un point de départ. De la chambre mortuaire où le corps quasi-inanimé du vieux roi Alfredo ne s’exprime plus que par des flatulences (intrusion du grotesque dans le sacré), le film tire le fil d’un souvenir amoureux, déclenché par la vue d’un camion de pompier. La grandeur du film ne tient pas uniquement à la passion, qui défie classes et couleurs de peaux, entre Alfredo (Mauro Costa) et Alfonso (André Cabral), mais à la façon dont João Pedro Rodrigues l’entremêle à l’histoire de son pays (colonialisme, urgence climatique). Le long-métrage cherche constamment à se défaire de tous les cadres (formels, sociaux, sexuels) pour tracer sa propre voie, dans une logique de renversement permanent (des corps, de l’histoire, des hiérarchies). Cinéaste de la mue (la transition de genre de Mourir comme un homme, le changement d’interprète de L’Ornithologue), Rodrigues investit le terrain brûlant d’une caserne de pompiers pour qu’Alfredo, prince héritier de la couronne portugaise, puisse laisser ses désirs s’émanciper et s’accomplir.

Sa forme modeste de fantaisie musicale d’une heure sept n’empêche pas Feu follet de narrer une odyssée intime s’étalant de 2011 à 2069. Ce bond dans le temps, s’il nous fait passer du morbide au féerique, grâce à l’interprétation par une chorale d’enfants, en pleine forêt, d’Un ami, un arbre (ode écologiste des années 1980), retourne immédiatement à l’ordre monarchique. Par le biais d’une esthétique codifiée quelque peu brechtienne (portes coulissantes, adresses au spectateur et regards caméra), figée à l’extrême, la famille royale affirme un point de vue surplombant et la hauteur de son rang. Alfredo, élevé dans la beauté des pinèdes, ne peut supporter de rester passif face aux incendies qui ravagent ce paysage, et outrepasse donc son rôle, devient moteur de l’action. Un premier renversement s’opère, il sera pompier. Non pas en profitant de son statut pour être fait commandant, mais en s’engageant comme simple sapeur-pompier, dans des vestiaires régis par un principe égalitaire, entre peaux noires et blanches, soldats habillés et dénudés, loin de sa vie de famille aristocratique. Cette découverte ne se fait pas sur le mode de la confrontation schématique, mais dans une forme de frôlement et d’échange constant.

L’arrivée à la caserne révèle cependant un autre protocole, d’autres gestes tout aussi ritualisés. Ceux des entraînements, tractions, courses, fétichisés dans des plans rapprochés, dont le montage dynamique résonne avec la discipline militaire. Mais cette rigueur est tout de suite contrebalancée par la rencontre d’Alfredo avec le corps de pompiers, et particulièrement avec le corps, athlétique, d’Alfonso, son instructeur. L’attraction entre eux naît d’une dialectique entre acrobatie et décélération, envie de virevolter et nécessité de reprendre son souffle. Au sérieux des poses il y a donc un envers récréatif, à savoir la préparation du calendrier des pompiers. Ces derniers parodient des toiles de maîtres dans le plus simple appareil, illustrant des titres graveleux qu’Alfredo, étudiant en histoire de l’art, doit reconnaître. Si l’ordre est essentiel (être ici signifie sauver et protéger), il est également transfiguré par la sensualité. Au fil des approches lascives, le désir s’infiltre dans les épidermes, à l’image de ce plan où Alfonso soulève et retourne Alfredo, avant de se figer. Puis ce sont les gestes de premier secours, enseignés par l’instructeur à son élève, qui ralentissent la respiration et font s’accélérer la passion. En les reproduisant, Alfredo donne à voir leur versant délicat et intime, sans se détourner de l’importance de ce qu’il exécute. Le massage cardiaque, qui dévoile le torse saillant d’Alfonso, et le bouche à bouche (au sens propre un partage de souffles) sont les premières braises d’un feu qui ne cesse de grandir. Le partage d’une même musicalité, d’un même mouvement, permet aux deux hommes de se rapprocher. D’une chorégraphie à une autre, Alfredo et Alfonso composent un duo qui se meut de plus en plus intensément, virevoltant jusqu’à la jouissance. Dans une grande séquence de danse collective, la partie musicale de cette fantaisie militaire, les deux futurs amants ne restent pas rivés à leurs propres pirouettes et s’ouvrent aux autres sapeurs-pompiers, déréglant un peu plus la routine de la caserne. Au-delà des rapprochements corporels, ces envolées sont riches de mouvements et de profondeur de champ, en opposition à la première partie et ses décors aristocratiques. L’acte politique d’Alfredo donne à voir une autre esthétique, un autre spectacle plus ludique et plus chaleureux.

Quand Alfredo s’essaie au massage sur Alfonso, ce dernier lui fait remarquer qu’il a les mains froides, ce à quoi il lui rétorque qu’il a néanmoins le cœur chaud. L’émotion de Feu follet tient à l’intensité de ce cœur et à son évanouissement presque instantané. Pour qu’il resplendisse, il lui faut à lui aussi un cérémoniel qui le célèbre et le condamne. Au milieu de la terre brûlée, dans les cendres des pinèdes noircies, les deux hommes se dénudent pour s’adonner à un 69 (année érotique, celle de la mort d’Alfredo) autour duquel la caméra effectue un travelling circulaire. Là encore, les corps se font face à l’envers, tête-bêche, et la semence qui jaillit sur le visage de l’un et de l’autre redonne sa fertilité à la terre. Cette jouissance, qui malgré son statisme pourfend le déni (l’esclavage, le réchauffement climatique), est l’aboutissement de leur utopie amoureuse. Le film avance sur un fil tendu entre farce (Feu follet est l’œuvre la plus drôle de son auteur) et acuité historique, ce que le coït évoqué incarne parfaitement. Dans celui-ci, chaque amant (les deux arborant, en guise de doublure, deux énormes et comiques godemichets) affuble l’autre de surnoms qui n’éludent pas leur classe et leur couleur de peau. Leur union c’est aussi « l’esclave qui passe par la porte de derrière du maître blanc ». Le royaume intime qu’ils façonnent n’avance pas avec des œillères. Ils ont conscience de cet équilibre fragile, des menaces qui pèsent sur eux et sur le monde. Ce sont d’ailleurs celles-ci qui les rattrapent et ramènent Alfredo à son héritage, lorsqu’à la mort de son père le poids du trône tombe sur ses épaules. Comme en témoigne son reflet brouillé dans une flaque d’eau, il est renvoyé à son trouble identitaire, soumis à des déterminismes qui lui font perdre son cavalier.

Au-dessus du lit de mort du roi Alfredo, trône La Mascarade nuptiale (Portrait des nains de la reine Marie du Portugal), vision coloniale verdoyante. Ce poids de l’histoire et de la monarchie (inventée, puisqu’elle n’existe plus depuis 1910), Alfredo s’en défait dans une ultime parade qui ressuscite son cœur chaud. La brigade des sapeurs-pompiers, contre l’avis de la famille, lui offre une pietà en guise d’adieu, renouant avec l’esthétique née dans la caserne. Mais le feu follet ne s’éteint pas avec Alfredo, il continue de luire avec l’arrivée d’Alfonso, qui assiste encapuchonné à la cérémonie. Dans un nouveau pied de nez, le spectateur découvre qu’il est désormais le président, musulman, du Portugal. S’il a été tué dans l’œuf, le souvenir utopique n’aura pas été vain : le roi est mort et le président est noir. Ultime basculement d’un film qui n’aura cessé, par ses percées horizontales et verticales, d’avancer cul par-dessus tête.

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Feu follet, un film de João Pedro Rodrigues, avec Mauro Costa, André Cabral...

Scénario : Scénario : Paulo Lopes Graça, João Rui Guerra da Mata et João Pedro Rodrigues / Image : Rui Poças / Son : Nuno Carvalho / Montage : Mariana Gaivão / Musique : Paulo Bragança

Durée : 1h07.

Sortie française le 14 septembre 2022.