Éric Baudelaire

Miroirs infinis : réalités de la fiction et rendus fictifs du réel

Le travail d’Éric Baudelaire en tant que réalisateur est modeste en terme de nombre de films, mais considérable si l’on s’intéresse au spectre d’idées et de styles qu’il charrie. Revisiter les ambitions utopiques passées sans nostalgie au moyen de cadres contemporains, explorer les formes expérimentales de mise en fiction, remettre en jeu la relation entre le texte et l’image, utilise le paysage comme un leitmotiv pour ses investigations politiques, explorer le potentiel pédagogique du cinéma et élargir en permanence une forme de réalisation impliquée en s’engageant objectivement – tout cela fait partie de l’œuvre de Baudelaire. Et il continue à élargir les horizons à chaque nouveau film qu’il fait, goûtant au frisson qui existe hors de toute zone de confort établie.
Suite à la première d’Une fleur à la bouche dans la section Forum de la Berlinale, j’ai eu la chance de rencontrer le réalisateur et Oxmo Puccino, l’un des protagonistes du film, pour parler de quelques-uns des aspects clés du film : la pièce de Pirandello qui l’a inspiré, la première rencontre d’Éric avec le théâtre (classique) – même si paradoxalement, son film précédent était intitulé Un film dramatique – les éléments politiques en jeu, sa manière de travailler, le fil qui court entre les deux segments a priori disparates qui composent le film et ce la suite de ce projet.

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Arindam Sen : Pourriez-vous peut-être brièvement revenir sur la première fois où vous avez découvert la pièce de Luigi Pirandello, L’Uomo dal Fiore in Bocca (1922) et vos premières impressions ? Et la manière dont ça a finalement abouti à la réalisation de ce film ?

Éric Baudelaire : J’ai découvert la pièce de Pirandello au début des années 90, alors que je faisais un peu de théâtre. Je mettais en scène une pièce de Gertrude Stein un soir où cette autre pièce de Pirandello était aussi jouée. Je me souviens avoir été frappé par le texte, et me dire que peut-être un jour je pourrais adapter ça en court-métrage. Et puis j’ai mis ça de côté, dans un coin de ma tête, pendant 30 ans. Je ne sais pas exactement ce qui l’a fait revenir à la surface, je pense que ça a simplement dû être une association d’idée autour des fleurs. Il y a trois ans, quelqu’un m’a donné un peu d’argent pour filmer quelque chose, dont la fin était très ouverte et qui traitait de la crise climatique. Ce n’est pas vraiment une thématique sur laquelle je me suis beaucoup penché en tant que cinéaste et puis j’ai lu un article dans le New York Times qui parlait de ce marché aux fleurs et je me suis dit qu’il fallait que je visite ce lieu. Après m’y être rendu avec Claire Mathon – ma directrice de la photographie, nous avons décidé de revenir et avons passé deux jours là-bas, à filmer, sans savoir vraiment pourquoi ou ce que nous allions faire avec ces images. Et puis, plusieurs mois plus tard, d’une manière assez insconsciente, ces deux choses se sont rejointes dans mon esprit. Je pense qu’à la base c’était venu d’un jeu de mot idiot, avec les deux fleurs – celle du marché, l’industrie terrifiante des fleurs, à la fois belle et d’une certaine manière destructrice et violente et cette fleur dans la bouche d’un homme qui le tue, epitholioma. J’ai pensé que c’était une proposition très simple, un peu bête, que je pouvais certainement réunir.

A.S. : Puisque vous avez jusqu’à présent travaillé principalement avec des structures schématiques assez lâches, parfois basées sur des lettres ou des correspondances, et d’autres fois assimilant des années d’images avant que le film ne naisse au montage, mais que vous n’aviez jamais vraiment adapté un roman auparavant, je me demande si l’expérience fut différente cette fois ? Plus précisément, est-ce qu’il a fallu trouver un équilibre entre la plannification et l’improvisation ?

É.B. : D’une certaine façon, chaque film que je fais aborde quelque chose de nouveau pour moi. Parce que ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est l’apprentissage. Mes films ont toujours été l’occasion d’apprendre quelque chose, un nouvel aspect de la réalisation. Je n’avais jamais travaillé un texte de cette manière, mais j’ai toujours aimé le texte en tant que lecteur, en tant que personne intéressée par la littérature. Donc il y avait un désir et un plaisir immédiats à travailler avec une version très raffinée de la pièce de Pirandello, à l’adapter avec Anne-Louise Trividic, la scénariste qui sublime le plaisir de travailler avec les mots. Et bien sûr quand on a ça, c’est une tout autre façon de réaliser un film parce que le texte est central, c’est au coeur du projet. Alors ensuite, tout est au service du texte, et la première partie de ce travail, c’est de trouver ce qui va le porter, et ensuite créer les circonstances qui permettent au texte de résonner dans le corps et dans la voix.

A.S. : [À Oxmo Puccino] Quelle impression vous a fait le texte la première fois que vous l’avez découvert ?

Oxmo Puccino : Ce qui était intéressant pour moi, c’était de donner vie à ce texte. Ce texte était intemporel, loin d’être enterré. J’aime l’intégralité du texte où chaque mot compte, et c’était intéressant parce qu’on atteint différents niveaux d’interprétation. Un petit peu fou, un petit peu décalé, un peu sombre. Pour moi, c’était un peu une leçon, prendre la vie du bon côté quand on sait que la mort est proche. Dans cette période où tout le monde est touché, de près ou de loin, par la maladie, la mort imminente, la solution de facilité est de tomber en dépression, au contraire de ce qui arrive au personnage du film.

A.S. : Le film, en tout cas en surface, semble construit à partir de deux segments relativement distincts. Le premier tiers du film est la partie documentaire tournée au Royal Flora Holland et ensuite vient le segment de fiction à Paris. Le lien entre les deux est rendu éclairé par le titre du film lui-même, et je peux penser à d’autres liens métaphoriques. Quelles étaient les autres connexions narratives explicites qui vous intéressaient ?

É.B. : La première est une analogie de fleur à fleur très simple. La métaphore de la fleur comme une tumeur, une maladie, en est une. Mais ensuite dans la pièce de Pirandello un homme cherche à échapper à sa propre mortalité en observant le monde. C’est une sorte d’observation très obsessionnelle. Il observe les gens au travail, ceux qui font des paquets cadeaux, ce sont des petites occupations, et c’est exactement ce que nous faisons au marché aux fleurs, nous observons le monde et regardons les gens qui travaillent dans ce marché. Le film est comme deux miroirs qui se font face, dans l’un, il est question de simple observation, et dans l’autre, de jeu, de texte, de mise en scène. Donc c’est une opposition très radicale de ce que le cinéma peut faire et il s’agissait de relier ces deux éléments, qui sont complètement différents, et de voir les connexions qui peuvent exister entre eux.

A.S. : Vous avez parlé précédemment de votre travail avec la monteuse Claire Atherton, avec qui vous avez fait vos deux derniers films. Il y a un certain processus de travail que vous avez esquissé, et j’ai aussi lu quelques uns des textes de Claire qui décrivent sa méthode. L’intuition semble maîtresse, mais le rôle de l’intuition n’est pas le même dans le procédé de vos deux derniers films et dans la deuxième partie de ce film qui repose sur la fiction. Dans quelle mesure, par exemple, avez-vous envisagé de refaire des prises ?

É.B. : Claire a monté des fictions et des documentaires pour Chantal Akerman pendant des années. Je n’avais jamais travaillé avec elle sur un film qui reposait sur un scénario, et c’est une autre manière de travailler, vous avez raison. La façon dont nous avons travaillé avec Claire sur les autres films est la suivante : nous avions le matériau, et nous construisions le film qui en émerge. C’est quelque chose dont Claire parle dans son texte, c’est un rapport très intuitif aux images. Ici, l’exercice est différent, nous avions un scénario, qui devait être suivi et puis il y avait les différentes propositions que les acteurs faisaient la veille du tournage. Mais il y a toujours une question d’intuition et de sensation en jeu dans le montage. Nous regardions les différentes prises et puis il y en avait une avec Oxmo qui allait résonner plus fortement que les autres. Et le film est simplement construit de cette façon, en reliant les moments qui résonnent le plus fortement ensemble, l’architecture du film est fondée là-dessus. Je me souviens de cette prise à la toute fin qui contient une petite faute mais c’est la meilleure prise. Oxmo oublie un mot, et il le place à la fin. On a le sentiment que c’est peut-être une erreur, mais la prise elle-même, la dernière prise dans le bar, est tellement belle que nous y avons réfléchi et avons décidé que ce n’était pas grave qu’il y ait une erreur. Même si le scénario fournit la structure, tout se joue sur la sensation et l’intuition qu’on a en regardant les rushes. Et on ne va pas refaire des prises, c’est contraire à l’idée que l’on se fait du cinéma, qui est que l’on fait le film avec ce que l’on a. Claire m’a appris ça – on fait le film avec ce que l’on a, et ça ira très bien. Je trouve qu’il y a un esprit de consommation dans le fait de refaire des prises. La plupart du temps, quand les gens font ça, ils n’en ont pas vraiment besoin. C’est plus une assurance qu’une nécessité. À moins qu’il y ait un accident ou que quelque chose arrive.

A.S. : Vous êtes aussi un artiste visuel et vous avez par le passé exposé votre travail à la fois dans des galeries ou des musées aussi bien que dans la salle de cinéma. Une partie des images incluses dans le film ont été montrées précédemment dans un travail multicanal au Kunst Halle Sankt Gallen en Suisse. Selon vous, quels sont les défis posés par ces deux espaces d’exposition, en particulier par rapport à cette œuvre ?

É.B. : C’est la première fois que je fais deux versions différentes d’un film, je n’avais jamais fait cela auparavant. J’avais toujours imposé le film pensé pour le cinéma à l’espace muséal. Et c’était une expérience intéressante parce que nous avons fait un objet très différent. Le film monocanal, que vous avez vu, a des dialogues tandis que la version exposée n’en a aucun, donc nous nous sommes débarrassés de 35 minutes de film et nous avons ajouté quatre autres écrans qui donnent une sensation d’espace incroyable. Donc ça démultiplie la sensation d’être dans ce marché aux fleurs. La partie dans le bar a été enlevée de la version exposée, mais tout le reste, la déambulation dans les rues, les scènes qui viennent après le bar sont là. C’était une blague entre nous : la version exposée, c’est la nuit où il n’est pas allé au bar. Cela devient plus intime dans les scènes de rue quand le personnage marche dans les rues de Paris et observe autour de lui. On peut dire que la version traite plutôt de l’espace alors que la version cinéma est plus sur le temps. Et c’était intéressant de voir que l’espace autant que le temps sont contenus dans la matière filmique.

A.S. : On est amenés à réfléchir sur la nature du travail, sur l’échelle du marché mondial des fleurs coupées et la manière dont la dynamique de production évolue à travers les années, dans la première partie. Toutefois, la dimension politique est un peu plus diffuse en comparaison à vos autres films. Est-ce que vous considérez cela comme un écart par rapport au fait d’aborder frontalement les sujets politiques ?

É.B. : Je pense que c’est compliqué de savoir si quelque chose est un écart quand vous êtes créateur. Ce n’est pas un écart dans le sens où c’est toujours dans la continuité du dernier problème que vous avez posé. Ou c’est toujours l’extension de la dernière question à laquelle vous n’avez pas su répondre. Donc dans ce sens, ce n’est jamais un écart car vous êtes celui qui tracez le chemin et que le chemin est ce qu’il est. Je pense que c’est juste politique d’une autre manière parce que cela traite de la politique intime de la gestion de la mort et de la manière dont vous vivez votre vie comme un observateur du travail, des situations matérielles et la façon dont vous traitez le nombre fini de jours qu’il vous reste. C’est politique dans le sens où cela aborde des questions de consommation et d’environnement qui n’ont jamais été centrales dans ma pratique. Mais c’est vrai qu’elles sont amenées dans le film d’une toute autre manière que les soucis politiques explicites de certains de mes autres films. Il y a sans doute une manière différente d’aborder la question politique dans le film, qui est présente dans tous ces petites détails.

A.S. : Le premier segment donne aussi le sentiment que les aspects documentaires sont fragmentés d’une façon qui donne l’impression que ce sont les vignettes d’un arc narratif inachevé.

É.B. : Quand on est arrivés avec Claire Mathon dans cet espace, le marché aux fleurs, j’ai réalisé que c’était l’un des premiers endroits où, pour les choses que j’essayais de filmer, je n’avais pas besoin du langage. C’était quelque chose de très excitant. Je pouvais passer du temps là et filmer quelque chose qui est énorme sur le plan écologique, économique et politique sans avoir à expliquer quoi que ce soit. Nous avons décidé de filmer en faisant quelque chose de chaque personnage. Dans un sens documentaire, nous ne filmions pas un processus, nous filmions des personnages. Donc si on arrive à un poste et que quelqu’un travaille sur une machine, comment les filmer comme si c’était un film de fiction ? À quelle distance pour qu’il devienne un personnage d’une fiction narrative ? Il y a une certaine distance, et ensuite il y a les gros plans sur les mains. On a essayé de filmer le matériau documentaire avec un œil de fiction.

A.S. : Est-ce que vous voyez ça comme un projet à partir duquel vous allez poursuivre, ou est-ce que vous voulez y revenir avec une autre forme ?

É.B. : J’écris un autre projet qui, en gros, prend les fleurs et élargit ça à un film de huit heures sur les procédés à travers le monde, sans mots, sans explications. Je suis très intéressé par ça, c’est quelque chose auquel je réfléchis. Je continue cette pure observation mais en en faisant une sorte de gigantesque film indigeste.

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Une Fleur à la bouche d’Éric Baudelaire, avec Oxmo Puccino, Dali Benssalah...

Scénario : Anne-Louise Trividic, Éric Baudelaire. Image : Claire Mathon. Son : Éric Lesachet, Philippe Welsh. Montage : Claire Atherton. Date de sortie en France : inconnue.