Entrevues Belfort, 2016

Attractions, contractions : premiers émois

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le 18 décembre 2016

Parmi d’autres riches idées, le festival Entrevues a eu celle d’accueillir depuis maintenant trois ans un jury de l’association Camira, dont fit cette année partie l’auteur de ces lignes. Le trio de juréEs a décerné deux prix, l’un à un court, Koropa de Laura Henno, l’autre à un long, Brüder der Nacht de Patric Chiha, sur lequel viendront des textes à la mesure de son éclat. Ces films étaient toutefois loin d’être les seuls à pouvoir prétendre aux trophées. Aux autres, à défaut de médailles, les lauriers que voici.

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Le festival accueille des premiers films (jusqu’au troisième long), et si tous ne viennent pas de « jeunes » cinéastes, ils n’en appartiennent pas moins à ce moment décisif pendant lequel une œuvre se cherche et s’affirme. Belfort a quelque chose du festin de bourgeons ou du panel d’éclosions, et, cette année, les plus marquants des court-métrages étaient pour beaucoup des premières réalisations. Ainsi de ce Koropa primé également par le jury international, et filmé sur une mer enveloppée par la nuit quelque part entre Anjouan et Mayotte. Son récit est celui d’une formation : Patron, gamin poupin, apprend les ruses de la clandestinité de la bouche de Commandant, qui compte s’en servir comme d’un paratonnerre légal si la police arrête leur barque. L’essentiel du film, hormis les brèves images aquatiques qui le terminent, tient en un plan resserré autour des visages des deux hommes, l’un loquace et l’autre fuyant. Ce n’est pas la moindre force du film que d’arriver à un tel degré de simplicité douce, quand les circonstances du tournage ou simplement la pesanteur de l’enjeu auraient pu amener à un traitement inverse, tambour battant. Là, le geste se ramène à cette proximité radicale, qui colle le regard à ces deux visages sans corps entourés d’une mer invisible. Manière de voir tout et rien à la fois, d’être intime en demeurant dehors ou ailleurs, sans même pouvoir se situer ou s’armer de savoir. La beauté de Koropa tient dans cette dévotion de l’image.

La maison d’Aliona Zagurovska mène une autre enquête paradoxale, qui se donne pour seul but d’accéder à une intimité sans contenu, réduite à un simple geste hospitalier. Les trois premiers plans du film, assez longs, montrent trois hommes plus ou moins âgés discutant avec la réalisatrice qui, le plus souvent hors-champ, leur propose avec douceur de s’inviter chez eux, pour voir. Démarche ingénue plus que culottée (façon J’irai dormir chez vous), et ici d’autant plus savoureuse qu’elle prend au pied de la lettre, pour la taquiner, la doxa maintenant courante voulant que le documentaire soit avant tout l’histoire d’une rencontre, ici plus que forcée. La maison a quelque chose du documentaire au carré, qui en réduit le geste à son schème. Mais il a surtout des beautés morales autrement plus indéfinissables. Dans le regard de ces hommes que la réalisatrice amadoue se lit l’effet troublant que provoque sa présence, et qui facilite les dignes abandons de cœurs se livrant sans s’épancher. Les yeux du quatrième homme, qui se décide à accueillir l’équipe du tournage, sont d’une intensité telle qu’il est difficile de ne pas la ramener à un magnétisme doux, invisible mais néanmoins palpable. Peu de choses se disent, dans La maison, et encore moins sont révélées, de même que l’appartement de l’hôte n’est pas réellement scruté, puisqu’en définitive n’importe pour la réalisatrice que le don du don, l’offrande vide de l’accueil. Comme dans Koropa, l’image ne sert que, très littéralement, au contact. Elle est interface plus que médium.

Dans Le voleur de Lisbonne de Léo Richard, elle est mémoire. L’histoire s’y concentre dans un appartement où un jeune Français reçoit la visite d’une brigade spécialisée dans les caméras disparues, et qui, ne retrouvant que 0,3% de celles-ci, dispose par contre d’un épais registre consignant le descriptif des cassettes récupérées. Le héros ose espérer que parmi elles se trouve la bande où demeure figée l’image d’une bien-aimée perdue, malgré les sarcasmes d’un inspecteur l’informant (en langue originale, oliveirienne à souhait) que la majorité des vidéos porte le sceau générique des amours fascinées. Mais le film se détourne vite de ce problème d’iconographie pour aborder une autre hypothèse, celle du voleur-voyeur, de l’hypothétique bandit en guerre contre l’imagerie touristique et dérobant cette pollution visuelle pour la gober en secret. Les brigadiers spéculent sur un homme dont la silhouette apparaît ça et là, dont le statut relève de la légende et qu’ils rêvent en spectateur idéal, fantasmant d’être vus par l’invisible qu’ils traquent. S’échangent ainsi, de manière assez neuve, le surveillé et le surveillant, la trace et sa poursuite, mais aussi le regard révolu (l’enregistré) et la rémanence de l’affect (l’amour incrusté dans l’image). De là l’autre question de ce Voleur de Lisbonne : comment instruire un rapport non fétichiste à l’objet perdu, représenté ici à la fois par l’aimée et par la DV. Le film a été tourné en Panasonic AG DvX100, ce qui lui donne une teinte qu’on avait crue oubliée et qui ressurgit avec le charme de l’ancien. La beauté du Voleur de Lisbonne est aussi là, dans l’invention d’un regard – cinéphile, amoureux – qui contemple le passé sans s’y vautrer. La question du jeune cinéaste revient au fond à celle de l’homme visionnant les cassettes d’anonymes : comment apprendre à voir tout seul avec les yeux d’un autre.

Le récipiendaire du prix Froh-Coutaz, La papesse Jeanne de Jean Breschand, convoque lui aussi des références pour mieux s’en délester, à savoir toute la lignée catholique de l’auteurisme franco-italien – il a l’économie sèche de Bresson, la parole prophétique de Pasolini (du côté du sermon aux oiseaux d’Uccellacci e Uccellini) et le sens du miracle des Fioretti rosselliniens. L’image y est épanouissement ascétique et chair spirituelle, pour un film conçu comme évangile païen : l’histoire retrace la légende de cette papesse d’avant la réforme grégorienne, qui dans les fables avait accédé au titre incognito quand ici la sainte jouée par Agathe Bonitzer ne cache en rien sa féminité. Une cour papale réduite à la taille d’une petite communauté monastique la fait monter sur le trône de Pierre en tant qu’émissaire d’une pureté généreuse sur laquelle le film essaye de se mouler. Breschand vise un style épiphanique, nourri d’images dénudées et de paroles tranchantes, comme les aphorismes prophétiques avec lesquels Jeanne avive les croyances. De ses maître catholiques, le cinéaste reprend l’iconologie de la grâce et les destins apologétiques, mais il semble en même temps les délester de Dieu, et dissoudre ce dernier dans un panthéisme champêtre s’émerveillant devant la moindre pousse. Jeanne y passe plutôt pour une prêtresse de la foi terrestre, environnementaliste précoce ne prélevant du christianisme que son ardeur pour en délaisser le dogme, dans une sorte d’usage homéopathique de la religion.

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Le benjaminisme de notre époque légèrement désastrée est prompt à faire du cinéma le greffier des souffrances du monde, et délègue d’autant plus volontiers au documentaire ce secrétariat des douleurs que son dispositif admet une large gamme de traumas. Une histoire du documentaire montrerait peut-être à quel point il a été un art funéraire. Quinzaine Claire d’Adrien Genoudet est l’un de ces film-tombeaux, mais la stèle tient chez lui à la fois du labyrinthe et du puzzle. Le pays qu’il habite, le Cambodge, pour n’avoir toujours pas entrepris de deuil officiel des massacres perpétrés par les Khmers rouges, peine à s’extirper de la douleur et à en reconstituer le tableau intégral. D’avoir un objet introuvable, le film adopte une forme glissante, soumise aux aléas d’une dérive douce. Son point de départ emprunte pourtant au genre connu du portrait d’artiste. Quinzaine Claire a pour ligne brisée la sculpture que prépare l’artiste franco-cambodgien Séra en mémoire des victimes consécutives à la prise de Phnom Penh en 1975, parmi lesquelles son propre père. Le film s’intéresse toutefois moins à la fabrique de l’œuvre qu’à son écho. Parmi les plus longues séquences figurent les échanges ayant eu lieu lors de la présentation du projet à des groupes concernés, qui critiquent poliment l’inadéquation de l’œuvre à la culture khmère et à l’expérience des tueries. Le litige sur la mémoire déboite une première fois le regard, qui par la suite n’en finira pas de savamment dérailler à la recherche d’autres résonances, visitant les vestiges d’un camp ou fêtant la nouvelle année pour finir loin de là où il était parti, dans les bois, aux côtés d’un autre artiste qui, plus jeune, a hérité du deuil sans avoir jamais connu la perte. Pour ausculter les lésions, Quinzaine Claire choisit de jouer des écarts. Il n’échappe à la dispersion que grâce à la rigueur de sa construction temporelle, qui demande à un véritable art des durées d’assumer le travail de mémoire là où la parole et l’image restent mises en échec.

Si Quinzaine Claire tourne autour d’un cimetière invisible, le primé The Illinois Parables s’attache à faire remonter d’un même geste toute une série d’ossuaires. Deborah Stratman a conçu son film comme une stratigraphie, dans laquelle l’Illinois délimite dans l’espace une coupe géologique remontant jusqu’aux premières morts dont l’histoire ait gardé la trace. Le projet rappelle Profit Making and Whispering Wind de John Gianvito, que le film semble d’ailleurs citer. Comme lui, il décompte les hécatombes, entre génocide, incendies, souffrances sociales et répressions politiques. Mais il en repousse l’ascétisme et préfère aux plans dépeuplés de Gianvito l’éloquence d’archives de tout acabit, d’une lettre d’Emerson à des extraits radiophoniques en passant par une sidérante émission de télé produite par une police justifiant ses crimes. The Illinois Parables enchaîne ainsi une douzaine de scènes historiques en faisant l’économie de tout discours, se contentant d’exposer des matériaux dont le sens s’épanouit de lui-même. La beauté du film tient en partie à cette piété de l’archive, qui identifie le travail du cinéaste à la présentation optimale (donc a minima) d’un matériau lacéré par la violence.

Une même opération soustractive est à l’œuvre dans Short Stay, le premier long-métrage de Ted Fendt. Le film est, entre autres, une comédie (fort drôle). Il représente surtout une expérimentation sur ce que serait un récit du rien, un degré zéro de la fable prenant pour horizon la plus pure nullité narrative : une série de non-événements dans la vie la plus atone possible. Short Stay raconte celle d’une bande d’êtres disgracieux et gênés vivant de boulots ridicules. Sa figure de proue, Mike, sorte d’homme sans qualité postmoderne, passif et mat, vertèbre un ensemble de saynètes situées entre une bourgade du New Jersey et Philadelphie. Le titre du film en résume l’argument, un bref séjour à la ville. Mais il en définit aussi le programme esthétique : abréger tout échange, écourter chaque scène, comprimer les plans. Ted Fendt s’est imposé comme exercice de style un régime joyeusement drastique, qui donne au déroulé de Short Stay une vitesse allègre rarement expérimentée dans l’art narratif : sa condensation est telle que son réalisateur avait cru devoir prévenir, en début de séance, qu’il valait mieux ne pas cligner des yeux pendant la projection, de peur de rater une scène entière. De fait, peu durent plus d’une minute, et aucune n’a plus de trois plans pour elle. Short Stay a quelque chose de l’hybride entre le « désir désert » moderniste – Mike, habitant du néant, est un Mister Bovary version loser – et l’excitation véloce de notre âge contemporain, ici compensée par une ironie bienveillante. Dans cette mesure, il représente une douce solution de compromis, une sorte de sobriété sans rigorisme, qui signalerait une troisième voie entre l’intransigeance et son abandon pur et simple – un Straub-Huillet conciliant.

Singing in the Graveyards de Bradley Liew prenait la pente inverse de la dilatation temporelle – la chose n’est pas forcément pour surprendre de la part de l’assistant de Lav Diaz. Comme chez le maître philippin, le temps s’apparente à un long râle silencieux donnant à chaque plan des airs d’agonie. L’histoire y convient. Elle est celle d’un corps ravagé mimant désespérément le jeunisme inhérent au rock : son héros, Pepe, travaille comme sosie de Joey Smith, star fanée du rock national qu’il ressuscite sous une forme zombifiée. Comble du casting, la copie est jouée par l’original, le chanteur devant imiter son propre simulacre (la chose est peut-être moins sensible pour nos yeux ignorants, mais l’idée reste belle). Or l’imitation vaut dégradation, et Singing in Graveyards file vers la mise au tombeau que son titre annonce. Son trajet figuratif suit le déclin d’un corps de plus en plus ralenti, répétitif et gâteux, et dont l’entropie contamine une mise en scène faite pour plonger le spectateur dans un état légèrement catatonique. Mais il montre en même temps quels efforts irraisonnés cette chair déchue déploie pour maintenir la fiction de son allant, et le burlesque de l’infantilisation du corps sénile contrebalance la gageure attentiste du film. Le fait que Lav Diaz incarne dans le film un producteur surtout entendu au téléphone, donc réduit à une voix paternelle, en dit long sur l’obsession de Singing in Graveyards pour le meurtre du modèle. Il a tout du film-sérum vaccinant contre le mimétisme.

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Illustrations : Koropa, de Laura Henno / La papesse, Jeanne, de Jean Breschand - The Illinois Parables, de Deborah Stratman / Singing in Graveyards, de Bradley Liew.