Edimbourg International Film Festival, 2018

Passer à autre chose

par ,
le 14 juillet 2018

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1.

A Edimbourg comme ailleurs, tout se joue au croisement de l’ancien et du nouveau : la ville elle-même se divise entre Old Town, côté volcan, et New Town, côté jardins. Fin juin, vague de chaleur inédite, ciel bleu immaculé : le plus ancien festival de cinéma du monde ronronne un peu trop mais se soigne, c’est cela qui est intéressant : désir de nouveauté et petits réflexes un peu usés.

Sur les 121 films issus de 48 pays que compte la programmation, j’en ai saisi dix, issus de quatre pays seulement. Voilà qui peut sembler dérisoire, mais l’occasion était trop belle de se concentrer sur la production britannique, à l’honneur ici, avec un bref et inévitable détour par les USA et un coup d’œil au Commonwealth (Nouvelle-Zélande, Trinité-et-Tobago).

Cela étant dit, la Suisse était bien représentée aussi : Those who are fine, de Cyril Schäublin, repart avec le Prix du meilleur film international – primant par là sur douze autres œuvres, dont de nombreuses américaines et chinoises, le prix étant remis de façon transversale, catégories USA (“American Dreams”) et Monde (“World Perspectives”) comprises.

Film sans musique, sans soleil, sans colère, Those who are fine fonctionne comme un théâtre de marionnettes, écrasant ses personnages saisis dans Zurich sur de vastes arrière-plans sans profondeur. L’histoire est celle d’une arnaque téléphonique montée par une jeune femme que le monde ne semble plus concerner beaucoup, et ce à juste titre, le langage étant ici systématiquement contaminé par des litanies de chiffres. La réalité s’estompe, les personnages passent leur temps à oublier de quoi ils parlent. Difficile de dresser un portrait de la déshumanisation de la société sans tomber dans les clichés à la THX 1138 de George Lucas, mais la note est tenue de telle manière que le résultat ne manque pas de charme.

Interrogeant le langage à son tour, l’autre production suisse de mon festival part, à l’inverse, en quête de sens dans des environnements aux perspectives les plus vastes possibles : Becoming Animal, du Canadien Peter Mettler & de l’Écossaise Emma Davie, accompagne le philosophe David Abram dans ses promenades à l’intérieur du Grand Teton National Park, dans le Wyoming. Le titre est trompeur cependant : en prétendant s’intéresser aux animaux, Mettle & Davie se penchent en fait sur ce qui est inanimé, arbres, montagnes, torrents – filmés à la Malick – tandis qu’Abram se répand en réflexions mystiques sur la façon dont il se sent indifféremment regardé par un arbre et par un élan quand lui même les observe. A terme, cela donne des aphorismes du style : “il faut prendre soin de sa voiture si on veut qu’elle prenne soin de vous“.

Abram déplore la façon dont le langage humain en est venu à constituer une forme de prison mentale, mais le film documente précisément ceci : la distance placée, volontairement ou non, entre le monde et le sujet humain qui essaie de le décrire à voix haute ; et le narcissisme qui veut que tout ce qui n’est pas humain doive en être, au minimum, le miroir. D’un côté Becoming Animal critique la frontière entre l’humain et la nature, et de l’autre conclut que l’on n’est humain qu’en contact avec le non-humain. Il faudrait choisir : on en veut de cette frontière, ou non ? Le prix du meilleur documentaire fut en tout cas remis à un film mieux parvenu, sans doute, à s’approcher de son sujet – en l’occurrence Whitney, sur Whitney Houston, réalisé par l’Écossais Kevin Macdonald.

2.

On parlait plus haut de petits réflexes usés : le retour à l’écologie classique (l’humain d’un côté, le reste de l’autre) en est un ; le retour aux films d’hommes sur les hommes en est un autre. C’était ainsi le cas de Swimming with men, qui clôturait le festival, feel-good movie über-british annoncé comme une variation du Full Monty dans le milieu de la natation synchronisée (“The Pool Monty”).

Rob Brydon y incarne un quinqua en crise, qui se retrouve avec d’autres messieurs en slip de bain et se découvre une passion pour la piscine entre potes – le tout restant très hétérosexuel évidemment. Les références à l’homosexualité n’interviennent en effet que pour faire éclater de rire, l’objectif étant de réapprendre à ces mâles en perte de vitesse à pratiquer une parade nuptiale correcte dans le but de continuer de bénéficier des faveurs sexuelles des femelles. En l’occurrence, des femelles, il n’y en a que deux : la femme, qu’il s’agit de reconquérir, et la coach, qu’il s’agit de pécho.

On peut toujours sourire en voyant Charlotte Riley, 36 ans, céder au charme d’un des quinquas de la bande alors qu’elle est quand même la compagne de Tom Hardy à la ville ; moins sourire en revanche quand Oliver Parker présente son film sous la bannière de la rengaine réac récemment synthétisée par le hashtag “#NotAllMen” (“Je suis content de présenter la masculinité sous un jour favorable“), et le conclut avec un salto arrière effectué au ralenti, sur une version de This is a man’s world de James Brown dont tout second degré a disparu. Ce n’est pas spécialement mauvais, mais c’est anachronique, ce qui est peut-être pire.

Dommage, quand on pense aux efforts fournis par le festival pour réfléchir, justement, à l’inclusivité au cinéma. Une table ronde professionnelle était même organisée, Inclusion behind the camera (avec notamment Michelle Moon Lim, “Inclusivity Manager” chez Creative Skillset), et un impressionnant focus était consacré aux réalisatrices américaines des années 1980/1990 (Hubley, Spheeris, Bigelow, Deitch, Heckerling, plus douze courts-métrages).

Le hasard a d’ailleurs voulu que sur les 19 films de la sélection britannique (où les histoires de femmes ne manquaient pourtant pas), je sois tombé, en quatre films, sur deux types de binômes masculins exactement similaires : l’hédoniste et le timide (The Devil Outside & Calibre), le fils perdu et le père bourru (Dirt Road to Lafayette & Winterlong, dont je n’aurai du coup regardé que le début).

Andrew Fleming, cinéaste américain, a trouvé la parade : plutôt que d’observer des hétérosexuels coloniser les domaines féminins comme dans Swimming with Men, Ideal Home raconte comment un réalisateur de télé et son compagnon découvrent les épreuves liées à l’éducation d’un enfant. Le film est bien meilleur, notamment grâce au duo Paul Rudd / Steve Coogan, offrant une variation de l’Auguste et du Clown blanc sous forme de vieux couple d’amants gays. Désir de nouveauté, disait-on.

Côté Commonwealth à présent, et côté femmes enfin : Moko Jumbie, de Vashti Anderson, est officiellement américain mais se déroule sur l’île de la Trinité, dans les Caraïbes. Une jeune londonienne, incarnée par la chanteuse et mannequin Vanna Vee Girod, revient dans ses pénates et retrouve le fantôme de son oncle, qui la guide à travers des terres où rôdent d’autres esprits – comme le Moko Jumbie, créature carnavalesque montée sur des échasses. La Trinité étant partagée entre descendants d’immigrés indiens et d’esclaves africains, le film, qui a l’ambition de dresser le portrait sensoriel et politique le plus complet possible de l’île, raconte l’idylle naissante entre la voyageuse, issue d’une famille indienne, et un jeune Noir. Les nombreux effets de rime autour de l’idée de retour aboutissent à quelques trouvailles intéressantes : retour de la jeune femme, de l’oncle, des esprits, de l’être aimé… Un carton final indique d’ailleurs assez joliment : “Dedicated to those who came before us.”

Quant au film néo-zélandais, c’était l’une des plus étonnantes raretés du festival. Waru – “huit” en maori – se compose de huit plans-séquences d’une dizaine de minutes, qui sont chacun leur propre court-métrage, s’attachent à une femme différente, et ont été réalisés par huit femmes maories différentes (dont voici les noms : Ainsley Gardiner, Awanui Simich-Pene, Briar Grace-Smith, Renae Maihi, Chelsea Cohen, Casey Kaa, Paula Jones & Katie Wolfe). On aurait pu attendre d’un film aussi engagé dans son projet qu’il fasse profil bas du point de vue de la forme, mais aucun des plans-séquences proposés ne recule devant la virtuosité qui lui tend les bras.

Je pense ici à toutes les transitions d’un travelling à la grue ou dans une voiture vers l’intérieur d’une maison, par exemple ; mais aussi à cette séquence autour d’une institutrice qui passe de la salle de classe où elle fait cours, aux toilettes où elle s’envoie en l’air pour oublier son chagrin, au moment où elle fond en larmes, au moment où elle retourne dans la classe ; ou à ces grand-mères s’énervant soudain en maori lors de la cérémonie funéraire d’un enfant – chaque scène s’articulant en fait, de près ou de loin, autour de la mort de celui-ci. Taika Waititi, réalisateur de l’excellent Thor Ragnarok, figure aux remerciements : il y avait bien quelque chose d’une ambition hollywoodienne ici.

3.

La mort revenait souvent dans la sélection britannique, en tout cas dans les films que j’ai pu voir : dans The Devil Outside, d’Andrew Hulme, un ado évangéliste de la banlieue pauvre de Nottingham découvre dans les bois le cadavre du Christ en clochard abandonné (belle idée). Hulme tricote autour une ode au juste milieu, chargeant d’un côté les fous de dieu et de l’autre les athées, pour proposer une tiède chronique sociale sur l’omniprésence du porno, le voyeurisme et la perte de repères qui s’ensuit.

Sélection Best of British & cadavres, toujours : Dirt Road to Lafayette, de Kenneth Glenaan, se déroule après la mort d’une jeune femme et suit les aventures dans le Rough South américain de son petit frère, jeune accordéoniste écossais, et de son père taciturne. Le petit frère en question (Neil Sutcliffe, très doué) se lie d’amitié avec la communauté cajun du coin : la majeure partie du film est ainsi constituée de longues séquences musicales mêlant le celtique & le zydeco. Cela pourrait être une solution de facilité – la musique est excellente – mais qu’il s’agisse d’un boeuf ou d’un concert, chaque scène est montée de telle manière que l’intrigue continue d’avancer au fil des morceaux, et Glenaan parvient à rester aussi près que possible de son personnage, même quand celui-ci se transforme en accordéoniste de talent dont on pourrait très bien se contenter de filmer le récital.

Morbide encore, beaucoup moins fin, mais plébiscité par le festival (lauréat du Michael Powell Award for Best British Feature Film, plus grosse récompense du festival), Calibre est l’œuvre de la vie de Matt Palmer, qui y aura consacré neuf ans et sera parvenu à le faire produire et distribuer par Netflix – par ailleurs partenaire du festival (comme les polémiques cannoises semblent loin !). Entièrement écossais (à l’exception de l’acteur principal, originaire d’Irlande du Nord, mais l’heure est encore à la solidarité : “Brexit hasn’t happened yet !“, lance-t-il lors de la première), le film suit deux hommes dans les Highlands, où une partie de chasse bien virile tourne mal. On pense à Délivrance pour la nature omniprésente, très belle (quoiqu’avec l’Ecosse, c’est presque trop facile) et symbolisant tranquillement l’éloignement progressif de la civilisation, mais aussi à Very Bad Things, cette comédie avec Christian Slater et Cameron Diaz où cinq amis tuaient une strip-teaseuse par mégarde pendant leur enterrement de vie de garçon à Las Vegas. Les personnages deviennent fous au rythme qu’il faut – les autochtones des Highlands intimident sans être caricaturaux –, la tension monte scolairement, mais efficacement ; jusqu’à un dernier plan malin où le public est amené à juger lui-même le héros, miraculeusement épargné par la justice.

Avec un tel amoncellement de cadavres dans les forêts britanniques, on ne s’étonnera pas que l’un des meilleurs films du festival ait porté sur le suicide : The Parting Glass raconte, de la façon la plus précise et la plus sobre possible, les 24 heures suivant l’annonce du suicide d’une jeune femme (Anna Paquin, dans les flashbacks à la Cloverfield venus ici et là trouer le présent). On reste ainsi auprès de son père, de son frère (Stephen Moyer, également réalisateur), de ses deux sœurs (dont Melissa Leo) et de son ex-mari (Rhys Ifans, bouleversant).

Écrit à partir des souvenirs de Moyer, le film s’attache particulièrement à tout ce qui donne l’impression, dans les moments où le deuil est encore frais, que le monde est absurde, insensible et cruel, et que l’on devient soi-même fou à force de ne pas savoir quand ni comment pleurer, d’être pris de colère ou de fous rires et de s’en vouloir aussitôt, ou de chercher encore des signes dans un réel plus vide que jamais. Loin des drames larmoyants auxquels s’abandonne volontiers le cinéma européen, Moyer raconte l’étrangeté qu’il y a à ouvrir un appartement dont le sang a été nettoyé par les services d’hygiène ; tourne longtemps à l’intérieur des voitures qui errent entre l’appartement de la défunte, le restaurant, la morgue, les services administratifs… On ne se sent surtout pas obligé de pleurer, comme cela aurait pu facilement être le cas : la pudeur qui est celle des membres de la famille se traduit en pudeur de mise en scène, et le réalisme des séquences ne donne pas l’impression au spectateur de n’être qu’un voyeur à moitié concerné par le malheur des autres. Encore un réflexe usé de moins. Car ces films sur la mort ne sont là que pour ça : se gorger de deuils, s’ouvrir à la nouveauté.

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Images : Those who are fine, (Cyril Schäublin, 2018) / The Parting Glass (Stephen Moyer, 2018.