Donjons et Dragons : L’Honneur des voleurs, John Francis Daley et Jonathan Goldstein

Coup critique

par ,
le 26 avril 2023

Un savoir-faire s’est-il perdu ? C’est ce qui me passait par la tête devant 65 : La Terre d’avant, film automatique fait sans élan et sans inventivité (à un ou deux détails près : le sable rouge avec lequel Adam Driver communique, par dessins, avec la jeune fille qu’il accompagne, par exemple). Peut-être que l’esprit de série B, l’artisanat aux rouages parfaitement huilés, n’existe plus vraiment à Hollywood, et surtout pas sur les plateformes de streaming, où, hors de quelques surprises occasionnelles (le très beau Without Remorse de Stefano Sollima, sorti sur Prime Video), le « classicisme hollywoodien » est plus que jamais en état de mort artistique (laideur des productions Netflix, y compris parmi les plus « auteuristes »). Témoignage exemplaire de cette absence de l’artisanat dans la production hollywoodienne : l’échec relatif de Paul W. S. Anderson, génial metteur en scène de petites séries B dans les années 1990 et 2000, et dont le dernier film en date, Monster Hunter, assez bancal, n’était même pas sorti au cinéma en France. Pas génial, pas vraiment passionnant, pas très original, Donjons et Dragons : L’honneur des voleurs est « seulement » très réussi. Une réussite d’autant plus réjouissante qu’elle semble annoncer une inversion de tendance : le succès du film, comme celui de John Wick : Chapitre 4 , lui permet de faire de l’ombre à Ant-Man et la guêpe : Quantumania et à Shazam! La rage des dieux, premiers (et relatifs) « échecs commerciaux » des machines de guerre Marvel et DC. Une réussite qui s’explique peut-être par le fait que ce film, sans être très original, ne ressemble à peu près à aucun blockbuster de ces derniers mois, en premier lieu parce qu’il s’intéresse moins à la construction d’un lore ou d’une continuité étendue qu’à donner forme à ce qu’il adapte : un jeu de rôle.

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Donjons et Dragons, s’il est « le jeu de rôle » par excellence, a cependant une différence principale avec ses concurrents (pour citer les plus célèbres : L’Appel de Cthulu, Cyberpunk, Star Wars…) : d’être joué moins pour son univers, son « lore », que pour le classicisme parfait de ses règles. Bien sûr, le lore de Donjons et Dragons a son intérêt, et s’étend sur des milliers de page, mais c’est un univers de fantasy que bon nombre de joueuses et de joueurs ne connaissent que de manière fragmentaire, et le jeu sert surtout comme base pour des rôlistes souhaitant évoluer dans un univers qu’ils connaissent sans le connaître, qui regroupe toutes les conventions de l’heroic fantasy et ne s’en éloigne que dans des détails – un univers, si l’on veut, plus facile à appréhender que celui du Seigneur des Anneaux ou de Warhammer, qui possèdent leurs bizarreries pouvant surprendre les rolistes qui n’en sont pas familiers. Ainsi le film a moins comme ambition de raconter cet univers (déjà familier car fondateur et assez convenu) ou une histoire s’y déroulant (une banale quête de rédemption, de vengeance et de victoire contre le Mal) que de mettre en scène un récit d’aventure trépidant – soit exactement ce qui se passe lors d’une partie de jeu de rôle, où le maître de jeu a moins à charge d’inventer une histoire très originale que de la faire vivre dans l’imagination de son groupe.

Toutes les conventions de récit et de narration trouvent ainsi organiquement leur place : l’humour slapstick, les interprétations over the top des comédien·ne·s, l’organisation de « plans » compliqués, tout cela appartient certes aux formes narratives du film d’aventure, mais aussi à leur dilution dans les parties de jeu de rôle, où les joueurs et les joueuses peuvent (et doivent) faire preuve d’inventivité, y compris dans l’excès, pour inventer leur histoire et lutter contre les périls fictifs qui se dressent face à eux. Et comme dans une partie de jeu de rôle, les personnages triomphent d’autant plus que leurs idées sont invraisemblables et délirantes : s’infiltrer dans un coffre-fort en cachant un portail magique derrière un tableau, écouter une conversation secrète en se transformant en insecte ou échapper à un dragon bedonnant en se servant de son souffle pour faire exploser une grotte inondée.

Toutes ces excentricités cheesy de jeu de rôle sont ainsi l’occasion, pour les metteurs en scène et scénaristes Jonathan Goldstein et John Francis Daley, de donner vie à des scènes particulièrement inventives plastiquement, où le temps et l’espace sont joyeusement chamboulés. Mais si Donjons et Dragons est aussi réjouissant à regarder, c’est parce que ces scènes impressionnantes ne sont pas que des tours de force passagers, mais trouvent leur place dans une logique de plasticité généralisée, y compris dans des scènes plus banales, où les effets spéciaux se font plus discrets mais participent à chaque instant à une logique de création. Voilà un film où toutes les matières peuvent régulièrement changer de forme et où toutes les figures peuvent se modifier à l’envie (un sol de pierre se transforme en sables mouvants, un souris se transforme en oiseau…), chose rare aujourd’hui et qui était pourtant courante, y compris dans le cinéma d’action le plus commun, il y a une vingtaine d’années. Globalement, le film multiplie les points de vue impossibles et les trouvailles de narration visuelle : ce sont les instants où le temps se fige, où des pierres précieuses filmées en très gros plan sont frappées par du verre brisé. La comparaison avec les Gardiens de la Galaxie, que l’on a vu fleurir avant même la sortie du film, s’arrête ainsi aux détails du scénario : on sait que les films Marvel sont capables d’une ou deux scènes où quelques détails formels réveillent de l’ennui profond, mais que ce sont dans les scènes les moins déterminantes que la nullité de leur mise en scène se révèle ; or Donjons et Dragons parvient à tenir cette inventivité sur la durée, y compris, par exemple, dans les très beaux décors naturels que parcourent les personnages, alors que l’usage systématique du fond vert et autres « Volumes » [11] [11] C’est le nom d’une nouvelle technologie d’incrustation, utilisée, entre autres, dans la série The Mandalorian. empoisonne les scènes « mineures » des productions Disney.

C’est qu’il y a là un « matériau » dans lequel les metteurs en scène ont puisé, une extériorité à laquelle ils ont dû se confronter, qu’il a bien fallu mettre en image, scène après scène, plan après plan. Un matériau d’autant plus facile à exploiter qu’il est justement impur, convenu, peu original : Goldstein et Daley ont heureusement moins de « respect » pour le « matériau original » (ce serait le meilleur moyen d’aboutir à un film plat et froussard) qu’ils n’ont l’ambition de lui « donner une forme » adaptée. On me répondra que les films Marvel ont aussi cette extériorité impure dans les Comic Books qu’ils adaptent. En réalité, le « MCU » s’est détaché de ce support d’origine depuis bien longtemps, inventant sa propre formule fermée sur elle-même, reproduite à l’identique à chaque film.

Peut-être qu’un tel film aurait paru banal il y a une trentaine d’années, et que c’est seulement relativement à ce qui l’entoure qu’il semble sortir du lot. Mais faire un film à Hollywood, c’est précisément participer à un lot commun, à une production massive, et faire des efforts supplémentaires de créativité est donc d’autant plus admirable. C’est peut-être même ce qui explique le retournement qui semble se jouer dans les studios, qui doivent revoir à la baisse le rythme des sorties de films de super-héros dont le public semble se lasser (cela devait bien arriver un jour, et l’histoire d’Hollywood est pleine de ces passages de mode). Sans doute l’état du cinéma hollywoodien empêche-t-il de faire, pour comparer ce qui est comparable, des films aussi beaux que la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, mais ce délabrement ouvre aussi d’autres possibilités (celles, notamment, que les « progrès » du numérique permettent). Et que ce soit dans une production aussi absurde, surannée, inattendue (le film semble venu d’un autre temps), une production « de seconde zone », que l’on trouve un peu de cette beauté cheap que seuls les millions de dollars permettent, voilà qui nous en apprend beaucoup sur l’état de ce cinéma.

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Donjons et Dragons : L'Honneur des voleurs, un film de John Francis Daley et Jonathan Goldstein, avec Chris Pine, Michelle Rodriguez, Sophia Lillis, Justice Smith, Hugh Grant...

Scénario : John Francis Daley, Jonathan Goldstein, Michael Gilio / Image : Barry Paterson / Montage : Don Labental / Musique : Lorne Balfe

Durée : 2h14.

Sortie française le 12 avril 2023.