Détourner l’attention

Sur la scène de classe de Starship Troopers (1997)

par ,
le 10 mai 2023

Il y a un mythe autour de la réception critique de Starship Troopers (1997) : celui de l’incompréhension. Les critiques, de par le monde, auraient été aveuglées par la violence de la satire du film et n’y auraient vu qu’apologie fasciste, pornographie et violence gratuite. Mythe qui vient notamment du fameux article de Christophe Honoré pour les Cahiers du Cinéma, lui aussi plus ambigu qu’il n’y paraît (il remarque, à raison, que la violence du film est parfaitement jouissive), et qu’une rapide revue de presse permet d’écarter [11] [11] On trouvera à cette adresse une revue de presse assez complète, qui revient longuement sur le texte de Christophe Honoré. . Il est certain cependant que Starship Troopers est traversé par un double discours repéré dans à peu près tous les commentaires du film : Verhoven est à la fois attiré et rebuté par la société violente, militariste, en un mot, fasciste, qu’il filme, et Starship Troopers, passant sans cesse du premier au second degré, se trouve dans un purgatoire moral et politique difficile à définir. Et ce, dès les premières minutes.

Fig. 1
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Après une introduction annonçant directement le genre et le sujet du film (un film de science-fiction racontant l’affrontement d’une armée humaine avec des insectes géants aliens), pastichant explicitement le cinéma de propagande de la seconde guerre mondiale (un des segments reprend même le titre de la série de films de Frank Capra, Why We Fight (1942-1945) ), Starship Troopers donne vite à voir la débandade d’une armée humaine massacrée par des créatures monstrueuses ; celui qui se révélera être le héros du film, Johnny Rico (Casper Van Dien), finit le corps transpercé, hurlant de douleur, le visage tourné vers la caméra (Fig. 1). Par un fondu enchaîné, nous passons à un ciel étoilé, sur lequel s’inscrivent les mots « One Year Earlier », « Un an plus tôt » (Fig. 2). Comment, donc, en sommes-nous arrivés là ?

Fig. 2
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*

Tout commence sur un écran : un zoom arrière témoigne du fait que le ciel étoilé était en réalité le fond d’une ardoise informatique ou d’une tablette graphique où quelqu’un dessine deux visages de profil [22] [22] En réalité, ce zoom arrière camoufle un nouveau fondu enchaîné, presque invisible, qui passe d’un plan de ciel étoilé au fond noir sur lequel le personnage dessine. . Ce quelqu’un, c’est Johnny Rico (un autre personnage crie son nom). Apparaît alors son visage parfaitement archétypique de l’américain blanc, blond, à la tête carrée (seule aspérité : une cicatrice au menton). Celui qui crie son nom, c’est son enseignant (Michael Ironside), qui cherche à capter son attention. Le champ-contrechamp entre les deux personnages passe du gros plan au plan rapproché, permettant d’apercevoir le décor de la salle de classe, les autres élèves (qui se révéleront, pour la plupart, être les personnages principaux), et, chose troublante, qu’il manque à ce professeur son bras gauche – on imagine, compte tenu des scènes militaires de l’introduction, qu’il l’a perdu au combat. Rico s’excuse (on apprend alors le nom de son professeur, « Mister Rasczak »), prend son manuel, et le cours reprend – on distingue, sur la couverture du livre, un symbole (Fig. 3) qui était déjà présent dans l’introduction du film (Fig. 4) et que l’on reverra pendant la séquence, celui de « la fédération », un aigle. On remarque aussi, dans ces premiers plans, que le décor de cette salle de classe est d’un gris légèrement métallisé, traversé de lignes verticales : les persiennes aux fenêtres, les motifs sur les murs (on remarquera aussi, sur les plans du professeur, la ligne horizontale tracée par une lampe)…

Fig. 3, Fig. 4
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« Résumons », dit alors l’enseignant, qui commence à parcourir la classe : c’est un champ-contrechamp classique dans lequel Rasczak, que la caméra suit, est filmé en légère contre-plongée, prenant le point de vue des élèves (Fig. 5). On comprend qu’il s’agit d’un cours d’histoire, peut-être de philosophie politique : « Cette année nous avons exploré l’échec de la démocratie, comment les chercheurs en sciences sociales ont amené notre monde au bord du chaos. Nous avons parlé des vétérans, comment ils ont pris le contrôle, et imposé la stabilité qui dure depuis des générations. » [33] [33] Nous traduisons les dialogues de la séquence de l’américain. Le contrechamp, cependant, raconte une autre histoire : la jeune femme blonde assise derrière Rico (Dina Meyer), déjà visible dans les plans précédents, s’adresse à lui : « Bad boy ! », lui dit-elle silencieusement, seulement en bougeant les lèvres. Un changement de focale et un très léger recadrage permettent de porter l’attention sur elle (Fig. 6). Il s’agit, littéralement, de détourner l’attention en détournant le regard de la caméra.

Fig. 5, Fig. 6
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Alors que Rico continue son dessin, il se tourne vers une autre élève, brune quant à elle, jusqu’ici hors-champ ; la série de raccords, qui passe du dessin au regard de Rico pour finir sur cette autre jeune femme, permet de comprendre que c’est elle qu’il dessine. Lentement, ses yeux puis son visage se tournent, et elle sourit : l’association des plans permet d’imaginer qu’il y a entre elle et Rico une histoire d’amour. Plus surprenant : sur le mur gris derrière elle, on remarque un portrait de Spinoza, flou mais bien discernable (Fig. 7).

Fig. 7
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La voix de l’enseignant, hors-champ, ne s’est pas interrompue pendant cet échange de regards : « Vous savez tout cela… Mais vous ai-je appris quelque chose d’important cette année ? Hm ? ». Nous revoyons alors Rasczak, depuis un autre angle de la pièce ; au moment du raccord, il prend à parti un étudiant (« Vous ! ») et tourne sur lui-même, portant l’avant de son corps du côté de la caméra, à laquelle il tournait d’abord le dos, comme si c’était aussi le spectateur, et plus seulement les personnages, qu’il fallait ramener au contenu du cours. On trouve cependant toujours, au fond de la pièce, des cadres qui attirent l’attention : on distingue un portrait de Nietzsche, la photographie d’un buste d’Aristote et une copie en petit format des Mangeurs de pomme de terre de Van Gogh (Fig. 8). « Pourquoi seuls les citoyens ont-ils le droit de vote ? », demande-t-il. Réponse de l’étudiant : « C’est une récompense que la Fédération accorde pour avoir fait son service fédéral. » « Non, non », répond Rasczak : « Une chose offerte n’a pas de valeur. Quand vous votez, vous exercez votre autorité politique, vous utilisez la force. Et la force, mes amis, c’est la violence, l’autorité suprême de laquelle toute autre autorité dérive. » Le champ-contrechamp entre Rasczak et l’étudiant interrogé, cependant, est vite brisé par les rapports entre les élèves : la jeune femme blonde derrière Rico cherche à voir ce qu’il dessine, et il se tourne pour lui cacher son écran (Fig. 9).

Fig. 8, Fig. 9
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Le cours va cependant devenir, pour un instant, l’unique centre d’attention de la séquence : la jeune femme derrière Rico affirme que « sa mère lui a toujours dit que la violence ne résolvait rien. » Rasczak, évidemment, n’est pas convaincu : « Je me demande ce que les pères fondateurs d’Hiroshima répondraient à cela… », dit-il, avant de poser l’extrémité de son bras coupé sur l’épaule de la petite amie de Rico en s’adressant à elle comme à l’autre étudiant, par un laconique « Vous ». L’élève est filmée en forte plongée, et se tourne vers le moignon de son professeur, puis vers son visage, dans un mouvement qui évoque celui par lequel elle se tournait, précédemment, vers Rico. Elle répond doucement, lentement, le sourire aux lèvres, qu’ils « ne répondraient probablement rien. Hiroshima a été détruit. » (Fig. 10) Ainsi ce personnage, apparemment loin du cours, peu attentive ou réceptive, répond-elle immédiatement, correctement (« Correct », répond simplement Rasczak) et avec une ironie assez cruelle à la question de son professeur.

Fig. 10
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Le professeur continue son cours : « Dans l’histoire, la force brute a résolu plus de difficultés qu’aucun autre facteur. L’opinion contraire, que la violence ne résout rien, est le pire des vœux pieux. Les gens qui oublient cela finissent toujours par le payer. » Mais le montage l’abandonne, une fois de plus, bien vite, pour s’attarder sur Rico et sa petite amie. Appuyant sur les boutons de son ordinateur, il envoie son dessin à l’autre élève, lors d’un panoramique qui passe d’un personnage à l’autre. On aperçoit, derrière elle, un autre portrait, lui aussi étonnant : une photographie d’Hannah Arendt (Fig. 11). Elle rapproche alors son ordinateur d’elle, et un autre insert permet de voir le résultat de l’œuvre de Rico : une animation où les deux visages de profil s‘approchent l’un de l’autre pour s’embrasser (Fig. 12).

Fig. 11
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Fig. 12
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Apparaît alors un nouveau raccord inattendu, un plan pris depuis un nouvel angle de la pièce, qui est une fois de plus un rappel à l’attention d’un étudiant : Rasczak interroge Rico, dans un champ-contrechamp classique, où l’élève est filmé en légère plongée et le professeur en légère contre-plongée. « Rico, quelle est la différence morale, s’il y en a une, entre un civil et un citoyen ? » « Un citoyen accepte la responsabilité de la sécurité du corps politique, en le défendant avec sa vie. Pas un civil. » « Les termes exacts du texte. Mais est-ce que tu les comprends ? Est-ce que tu y crois ? », demande en retour Rasczak. « Je ne sais pas », répond Rico. Le champ-contrechamp, au fur et à mesure de l’échange, est de plus en plus rapide, et les cadres de plus en plus serrés, rapprochés des visages, jusqu’à des gros plans qui les coupent en partie (Fig. 13) : c’est le « climax », l’apogée la séquence.

Fig. 13
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Une intensité immédiatement déjouée : Rasczak s’éloigne, interrompant du même coup l’égalité de ce champ-contrechamp pour revenir au dispositif habituel de la séquence, où les plans qui suivent l’enseignant sont montés en alternance avec des plans des élèves interagissant entre eux. Il clôture la séquence (et son cours?) sur les mots suivants : « Bien sûr que tu ne sais pas. Je doute que qui que ce soit ici sache reconnaître la vertu civile si elle vous mordait les fesses ! » Mais la séquence ne s’interrompt pas exactement sur ces mots : l’échange entre les étudiants reprend le dessus quand Rico s’aperçoit qu’il a reçu une « réponse » de sa petite amie, qui a ajouté à son dessin une bulle de chewing-gum venue de la bouche de la fille, et qui explose sur le visage du garçon (Fig. 14). Il se tourne vers elle, un peu ahuri ; elle lui répond, un sourire encore plus grand que dans les plans précédents sur le visage, en imitant un baiser avec ses lèvres (Fig. 15) – on distingue toujours, derrière elle, le buste d’Aristote et le tableau de Van Gogh. La cloche sonne alors : le cours est terminé, la séquence aussi.

Fig. 14, Fig. 15
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Deux récits se jouent donc parallèlement dans cette séquence. Le premier se déroule entre l’enseignant et les élèves, le second entre les élèves ; le premier est déterminé par un rapport surplombant et vertical, passant de l’avant à l’arrière de la pièce, alors que le second passe plutôt de gauche à droite, préférant parfois les mouvements de caméra (notamment le panoramique très rapide entre Rico et sa petite amie) aux champ-contrechamps, en restant toujours à hauteur des élèves, assis (les seuls plans en plongée, du côté des élèves, sont les inserts sur les écrans d’ordinateur). Deux récits qui appartiennent à deux genres cinématographiques que le film rassemble : le teen movie, et le film de guerre (et même, le film de propagande militaire). Deux genres où la scène de classe, de didactisme, est essentielle : les personnages du teen movie y voient souvent un élément déclencheur des événements qui vont leur arriver (ou, au contraire, s’y ennuient passablement et rêvent d’ailleurs, regardant par la fenêtre – chose impossible dans cette scène, où les fenêtres sont au fond de la salle, dans le dos les élèves), les personnages du film de guerre y apprennent quelque chose qu’ils devront absolument retenir quand ils seront sur le théâtre d’opération.

De ces deux genres extrêmement codifiés, Verhoeven reprend donc une scène centrale, souvent située au début du récit (avant le début des hostilités, qu’il s’agisse de l’école buissonnière ou du débarquement en territoire ennemi). Il maintiendra, pour quelques scènes encore, la superposition des deux genres jusqu’à ce que les personnages rejoignent l’armée, basculant exclusivement du côté du film de guerre. Or, ces deux genres sont tous les deux caractéristiques d’une époque du cinéma américain : le teen movie des années 80 et 90, et le film de guerre propagandiste des années 30 et 40. Une manière, peut-être, au temps du « nouvel ordre mondial », d’affirmer que la domination américaine rapproche le monde de la décennie de la seconde guerre mondiale ? Verhoeven, cinéaste venu des Pays-Bas et qui y a filmé à plusieurs reprises la barbarie nazie (il le fera à nouveau avec Black Book (2006) ), maintiendrait donc, dans cette superproduction de science-fiction située au 24e siècle, un regard sur le fascisme[44] [44] Rappelons que le roman dont le film est adapté – et d’où vient, presque mot pour mot, le discours de Rasczak – a lui aussi été souvent analysé comme une apologie du fascisme. .

On a souvent décrit Starship Troopers comme un film à deux niveaux : un premier qui embrasserait un imaginaire fasciste, et un second qui en serait la dénonciation. Dès cette première « vraie » scène (la série de faux reportage qui la précède est plutôt une introduction), le fascisme est en effet présent : le discours de Rasczak, sans aucun doute, est une démonstration de théorique politique fasciste, un éloge d’une société militaire et inégalitaire, une philosophie politique basée sur la loi de la jungle et la nécessité de la violence pour maintenir l’ordre. Mais s’agit-il vraiment d’une dénonciation ou d’une satire ? On peut aussi remarquer la fascination très « premier degré » de Verhoeven pour la société militaire qu’il décrit, et la jouissance qu’il a à filmer les scènes de massacre, de destruction et de violence qui arriveront plus tard dans le récit. Mais dès cette scène, le « second niveau » n’entre pas vraiment en contradiction avec le premier. Le teen movie est seulement un chemin parallèle qui rencontre, en certains points précis, le film de propagande. Et cette rencontre ne crée pas de friction, de trouble : la continuité du découpage classique américain se maintient sans difficulté (on espère que notre description saura rendre évidente la « perfection » de la continuité classique ici à l’œuvre : les rapports dans l’espace entre les personnages sont parfaitement clairs, et ce malgré la complexité de la scène). Le personnage interprété par Denise Richards, juste après avoir donné sa réponse cruelle à la question de Rasczak concernant Hiroshima, est tournée vers Rico, et le fixe avec la même naïveté (la même niaiserie ?) que plus tôt ; Rico a beau être ramené au cours, ça ne l’empêche pas de reprendre immédiatement son dessin. Des dessins qui sont, d’ailleurs, un des points de pénétration entre les deux genres, et les deux niveaux : ces profils parfaitement dessinés évoquent plutôt des affiches de propagande que des gribouillages de lycéen.

La progression parallèle des deux récits a cependant un autre effet : celui de détourner l’attention du spectateur de l’un à l’autre. Il suffit en effet de prêter légèrement attention au discours de Rasczak pour y entendre un éloge d’une société militaire et autoritaire, mais cette attention est difficile à maintenir quand on est introduit, dans le même temps, aux relations entre les personnages, à leurs positions respectives dans l’espace. Il faudrait d’ailleurs dire un mot de leur physique : bien que la classe soit surprenamment diverse, tous les personnages principaux sont blancs, leurs visages et leurs corps sont parfaitement normés, ce que leur jeu vient renforcer jusqu’à frôler, à force de « cliché », la caricature (le sourire immense et brillant de blancheur de Denise Richards ; la mine idiote et renfrognée de Casper Van Dien). Tous, à l’exception du professeur, bien sûr. Mais lui attire l’œil par l’altérité de son physique : il porte des couleurs plus ternes alors que les élèves portent des couleurs primaires (rouge, vert, bleu pour eux ; jaune moutarde et noir pour lui), il est debout, il se penche, et bien sûr, il lui manque un bras (chose sur laquelle la séquence insiste à plusieurs reprises ; un des autres enjeux de la séquence est comment elle introduit le motif « charnel » du film, où le corps humain sera mis à rude épreuve). C’est aussi sa voix, son discours, qui marque l’attention : toutes les voix de la séquence viennent de lui ou lui sont adressées, les élèves communicant entre eux par gestes, regards, dessins, ou en bougeant les lèvres silencieusement. On pourrait dire, en simplifiant, que la séquence déconnecte le son et les images : celles-ci racontent une histoire d’ados libidineux (ce qui se passe entre les trois élèves au centre de la séquence, c’est le début de la formation d’un triangle amoureux) alors que la voix, elle, expose les bases d’une société (celle, totalitaire, qui encadre les personnages).

Or, détourner l’attention de ce qui pourtant est sous nos yeux, ou plutôt détourner ce qu’on entend de nos oreilles en nous en mettant plein les yeux, c’est le projet de Starship Troopers, et du cinéma de Verhoeven en général : par une logique de déviation systématique, ses scènes passent constamment d’une situation d’horreur à une situation joyeuse, de l’humour au tragique, de la mort à la résurrection. Précisons que Verhoeven ne semble pas dire, implicitement, que le teen movie serait « l’égal » de la propagande fasciste ; les deux récits ne sont pas traités à égalité, puisque le récit de propagande vient « perturber » le teen movie, et non l’inverse (les plans en plongée et en contre-plongée, qui accompagnent toujours le cours de Rasczak, semblent d’ailleurs avoir la signification classique d’un rapport de domination, ou au moins d’autorité). Il s’agit plutôt de dire que le teen movie américain peut tout à fait évoluer dans un cadre autoritaire, explicitement fasciste. De là à y voir l’affirmation, pour Verhoeven, que la forme culturelle du néolibéralisme (fort difficile à remettre en question dans les années 90, jusque dans les gouvernements « de gauche » et, bien sûr, chez les démocrates américains) peut tout à fait « tolérer » un régime d’extrême droite, et que la présence de l’un peut servir à détourner l’attention de la progression de l’autre, il n’y a qu’un pas que Verhoeven me semble franchir.

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Un régime pavé de bonnes intentions esthétiques : le monde de Starship Troopers est montré comme plutôt égalitaire (les hommes et les femmes ont accès à de hauts postes de commandement, on y voit de nombreuses personnes racisées), il use de références dont nous pourrions nous réclamer, notamment les portraits de philosophes sur les murs de la salle de classe. Il y aurait beaucoup à dire sur cette étrange histoire de la philosophie réinventée, qui fait donc le trajet Aristote-Spinoza-Nietzsche-Arendt ; ils ont notamment en commun le fait d’avoir été des philosophes politiques, ayant écrit sur le pouvoir, l’autorité et les formes de la société (ils ont donc tout à fait leur place dans cette séquence). Mais ils valent aussi pour l’image plus générale qu’ils véhiculent, et pour le paradoxe qui semble en émerger ; il est facile d’imaginer la place que prend Nietzsche dans cet imaginaire réactionnaire (il suffit de se souvenir de la place qu’il a pris dans le nazisme), il est plus difficile d’imaginer comment cette société totalitaire pourrait se saisir des écrits d’Arendt. C’est justement l’absurdité d’une telle cohabitation qui intéresse Verhoeven, car c’est l’absurdité de la réappropriation des philosophes par les régimes fascistes ; si Starship Troopers sortait aujourd’hui, on pourrait ajouter un portrait de Gramsci sur les murs de la classe.

Mais est-ce si absurde, justement ? On pourrait aussi souligner comment le fascisme se nourrit des limites, voire des erreurs de penseurs qui devraient pourtant lui être opposé ; personne n’est parfait, même pas les philosophes, et leurs oeuvres pourraient aussi contenir les germes de cette appropriation nauséabonde. Bien sûr, ce germe est aussi (et surtout) dans la malhonnêteté de ces lectures qui ne retiennent que ces quelque coins de pages et les interprètent avec une fausse charité nauséabonde, en faisant semblant de ne pas voir ce qui les en sépare fondamentalement. Elles aussi détournent l’attention de ce qui est essentiel chez ces philosophes pour n’en retenir que petites phrases, extraits hors contextes, saillies discutables. On pourrait dire qu’une caractéristique du fascisme est sa malhonnêteté, car il lit tout ainsi : philosophie, littérature, histoire, et bien sûr, cinéma. Il suffit de repenser à comment les projets fascistes d’aujourd’hui se réclament de leur propre opposition (un Zemmour associant De Gaulle et Pétain, un Poutine qui prétend lutter contre l’extrême droite, un Trump qui adore crier « Fake news ! » et appelle son réseau social « Truth Social »). Starship Troopers est une illustration balbutiante (le film a eu 25 ans l’an dernier) d’un « confusionnisme esthétique », où la domination militaire et impériale se fait au nom du vivre-ensemble et de l’égalité.

Comme dans RoboCop, Showgirls ou même Hollow Man, Verhoeven n’a rien fait d’autre que rendre visible, survisible [55] [55] Emmanuel Burdeau, dans son essai sur le cinéaste, présente cette « visibilité » comme essentielle dans l’esthétique de Verhoeven. [Paul Verhoeven & Emmanuel Burdeau, À l’œil nu. Entretien avec Paul Verhoeven, Capricci, 2017.] , quelque chose qui existe déjà et qui le fascine : l’attrait irrésistible que peuvent exercer sur nous des choses que nous jugeons pourtant abominables ; par exemple, pour parler de quelque chose que Verhoeven a très souvent filmé, l’attrait de l’uniforme, qui dessine à la fois magnifiquement les corps tout en incarnant immédiatement la répression et l’autorité [66] [66] Son rapport à l’uniforme pourrait le rapprocher d’Apichatpong Weerasethakul, qui s’est aussi intéressé systématiquement au paradoxe du désir provoqué par l’uniforme, en particulier dans le cadre d’un imaginaire homosexuel. . On peut penser ici au paradoxe du « désir qui désire sa propre répression » que décrivent Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ou au quasi « culte » voué à la mort dans les sociétés fascistes. Au fond, Christophe Honoré n’avait pas tout à fait tort quand il était choqué par « la jouissance » qu’entraîne le visionnage de Starship Troopers : tout spectateur et toute spectatrice, qu’il reconnaisse les uniformes SS dans les costumes des renseignements militaires (fig. 16) ou le ridicule du jeu des acteurs, peut jouir des scènes de foule magnifiquement filmées, des corps idéalisés des jeunes acteurs et actrices (notamment dans une scène de douche devenue mémorable, où les hommes et les femmes se lavent ensemble sans que cela ne pose le moindre problème (Fig. 17)), de la destruction et du massacre des araignées géantes. Verhoeven, qui a été personnellement confronté au fascisme, sait trop bien qu’il peut tout se réapproprier, tout digérer, et tout reprendre ; Starship Troopers y répond en creusant toujours plus profondément ce sillon, en étant toujours plus cru, toujours plus explicite, toujours plus franc.

Fig. 16, Fig. 17
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Vient cependant un moment où cette jouissance devient coupable, trop coupable : le « It’s afraid ! It’s afraid ! » (« Elle a peur ! Elle a peur ! ») de la scène finale, qui concerne une créature blessée, entravée, humiliée par une foule en délire (Fig. 18) – une fin qui rappelle la fin de Black Book, où une foule de résistants de la dernière heure, trop heureux d’être libérés du nazisme, retombent dans l’abominable et recouvrent d’excréments le corps de Carice van Houten (Fig. 19). Verhoeven pousse seulement jusqu’au bout une logique de jouissance qui n’est pas loin de lui, qui explique peut-être sa fascination pour la violence et la sexualité en général, la souffrance du Christ (que les chrétiens fêtent dans la « Passion », donc la douleur) et l’imaginaire fasciste. Il sait que le génie du fascisme est de nous amener sur un plateau des choses présentées comme désirables, en nous demandant seulement d’accepter qu’elles nous soient offertes au prix, dérisoire, d’autres choses abominables – la leçon de Pasolini ou de Marco Ferreri, cinéastes, comme lui, de la visibilité et de la monstration. Par exemple, Verhoeven nous demande d’accepter que les premières minutes d’un blockbuster de science-fiction, que nous regardons pour voir de beaux acteurs dans de beaux uniformes manier de belles armes à feu, soit dédié à l’apologie d’un régime antidémocratique. Ou le contraire ?

Fig. 18, Fig. 19
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