Des frontières entre cinéma et politique

Sur deux court-métrages de Jean-Gabriel Périot

par ,
le 7 décembre 2022

Le réalisateur brésilien Glauber Rocha insistait, en 1965, sur la nécessité d’une recherche d’originalité formelle qui accompagnerait l’engagement politique des cinéastes. Si le cinéma se veut désaliéné, disait-il, il doit être en mesure de démontrer qu’il échappe à l’académisme[11] [11] Glauber Rocha, « Rencontre avec le Cinema Nôvo » [propos recueillis par Louis Marcorelles, Rio, septembre 1965], in Cahiers du cinéma n° 176, Paris, mars 1966, p. 48. . Trois ans plus tard, en France, Jean-Luc Godard évoquait l’idée de « trouver de nouvelles façons de réaliser des films et de les présenter au public[22] [22] Nicole Brenez et Édouard Arnoldy (dir.), « Godard à Hollywood (Los Angeles 1968) » [traduction par Aurélien Bodinaux], in Cinéma/politique – série 1. Trois tables rondes, Paris, Labor « Images », 2005, p. 36. Repris dans Débordements ici. », ce qui pour lui signifiait l’annulation de la distinction entre la réalisation d’un film et l’élaboration d’un discours social. En 1970, le réalisateur italien Valentino Orsini affirmait qu’un cinéma « politiquement juste » devait exclure ou rénover « les formes traditionnelles du spectacle », car c’est seulement à travers un langage « libéré des formes reçues du cinéma ancien » qu’il pourrait provoquer chez le spectateur l’émotion et la réflexion politiques[33] [33] Valentino Orsini, « Cinéma et politique », in Jeune Cinéma n° 44, Roma, février 1970, p. 22. . D’autres réalisateurs, dont le cubain Santiago Álvarez, le français Chris Marker ou l’allemand R. W. Fassbinder ont également exprimé et travaillé diverses manières non seulement d’intégrer le politique dans le cinéma, mais de faire de leur cinéma une manifestation du politique. Ces réalisateurs partagent également le fait d’être des références pour l’œuvre de Jean-Gabriel Périot (1974-), pour qui, en effet, un questionnement politique qui cherche à s’incarner cinématographiquement, doit être porté par une forme, par une construction particulière[44] [44] « Je rêvais d’un cinéma politique qui interroge de manière critique le monde tout en restant dans une inventivité formelle […]. Il ne peut à mes yeux y avoir de ‘cinéma politique’ qu’à la condition que les questionnements politiques qui sous-tendent les films soient portés par une ‘forme’, par le plein déploiement des techniques cinématographiques. Il n’existe pas de technique ou de forme cinématographique qui serait ‘neutre’ en soi et que l’on pourrait utiliser indépendamment de son sujet. Il existe seulement des techniques qui nous paraissent ‘neutres’ ou ‘naturelles’, qui sont ressenties comme telles ». Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma, Paris, La Découverte, 2018, p. 18. . Un film pourrait ainsi, par exemple, rendre évidents les mécanismes de sa propre fabrication, ou s’approprier de nouveaux outils, techniques et narratifs, en refusant ceux politiquement déterminés d’un cinéma industriel ou de la télévision.

Si l’on entend par la notion de frontière moins l’évocation d’une limite ou d’une borne, que l’idée d’une transgression visant la création d’un espace nouveau, dans les films de Jean-Gabriel Périot la démarche d’un cinéma politique peut être vue comme la création et problématisation de deux types de frontières – l’une diégétique et l’autre extradiégétique – qui se produisent simultanément. La première, ayant donc lieu à l’intérieur de chaque film, concerne sa fabrication technique et formelle ; la deuxième, ayant lieu entre le film et son extérieur, concerne des aspects référentiels, historiques ou cinématographiques. Les courts-métrages We Are Winning Don’t Forget (2004, 7 min) et Eût-elle été criminelle… (2006, 10 min), tous deux produits par Envie de tempête, permettent d’approcher deux manières différentes de la conception, la problématisation et la fonction de ces frontières. En parallèle, dans les deux cas, a lieu également une réflexion à propos de la manière dont les images sont structurées à l’intérieur des films et dont elles structurent le réel.

We Are Winning Don’t Forget

À première vue, ce film semble se composer de deux parties. Dans la première, d’abord sur un fond noir, s’entend une musique in crescendo[55] [55] Il s’agit de la première partie du titre « Rockets Fall on Rocket Falls » de l’album Yanqui U.X.O. (2002) du groupe Godspeed You! Black Emperor. Proche du rock expérimental et du post-rock, ce groupe canadien est également connu pour ses positions anticapitalistes et son soutien aux mouvements de contestation au Québec. , puis, au bout de six secondes, apparaissent des images fixes, des photographies, qui s’enchaînent rapidement rythmées par la même musique, dont la percussion fait penser au son d’une montre, au passage du temps. Les images présentent des enfants, des hommes et des femmes sur leur lieu de travail (usines, mines, laboratoires, bureaux, chantiers, etc.), souvent avec des uniformes (mécanicien, boulanger, policière, militaire, astronaute, ouvrier, secrétaire, etc.). La deuxième partie du film montre d’autres photographies, cette fois-ci dans la rue, ce sont des images de manifestations. Les personnes affichent des cartels avec des revendications variées et dans plusieurs langues. Puis les images se concentrent sur la présence de la police en tant que force de répression, avec l’apparition des émeutes, puis de personnes blessées, pour arriver enfin à celle d’un jeune homme mort.

Frontière diégétique

La première partie du film est composée, principalement, par des images que le réalisateur appelle « génériques »[66] [66] Voir : Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma, op. cit., p. 111. . Il est ainsi question de photographies sans une valeur artistique, esthétique ou historique particulière, et qui très souvent n’ont pas un auteur identifié. Ce sont au contraire, pour la plupart, des images récupérées d’Internet ayant pour seul point commun le fait de présenter des personnes dans leur environnement de travail. Certains posent et regardent la caméra, tandis que d’autres semblent ne pas être conscients d’être observés et encore moins photographiés. Il ne semble pas y avoir un principe hiérarchique ou un critère social dans l’organisation de ces images, l’employé d’un hôtel est suivi par une femme dans un bureau, et elle-même par un homme dans un aéroport ; une employée de McDonalds est suivie par un homme de la police militaire états-unienne et précédée par une femme de ménage. Sur de nombreuses images, il est également difficile d’établir le type d’activité réalisé par les personnes, des enfants exploités, des hommes et des femmes devant un ordinateur, etc. Cependant, l’ordre d’apparition des images n’est pas pour autant arbitraire. Peuvent servir à faire la transition entre deux ou plusieurs photographies un espace (extérieur, bureau, usine), un objet (une machine, un outil), le positionnement des personnes (leur place dans la composition), leur attitude (ils peuvent sourire, être méditatifs, concentrés sur leur activité) ou bien, leur nombre. À partir de deux minutes et quarante-quatre secondes, et pendant sept secondes, s’enchaînent vingt et une images montrant une seule personne. Dans chacune de ces photographies, la personne est située au centre du cadre et pose avec le même type de diplôme dans ses mains, affichant « Employee of the Month » [Employé du mois]. Cette série est suivie par une autre (entre deux minutes cinquante et deux minutes cinquante-cinq secondes) de vingt images avec deux personnes, puis dix images avec trois personnes, etc. Cette augmentation progressive clôt la première partie du film à trois minutes et vingt secondes, avec une image en plongée dont le cadre est rempli par les employés d’une entreprise en bleu de travail.

La deuxième partie du film démarre à trois minutes et vingt-trois secondes et présente plusieurs groupes de personnes dans la rue, participant à des manifestations sociales. Les panneaux qu’ils affichent (principalement en français, anglais, espagnol et portugais) parlent de « travail », de « travailleurs », de « salaire », de « justice », d’« égalité », de « femmes ». À partir de quatre minutes et vingt et une secondes, la police apparaît. Le flux d’images, qui jusque-là a suivi la musique en s’accélérant, commence à ralentir. On voit des voitures brûlées, des vitres cassées, et dans le désordre plusieurs manifestants arrêtés par la police. À cinq minutes et trente-deux secondes apparaissent les premiers blessés.

Si chaque partie du film a une durée de trois minutes et vingt secondes – pour un total de six minutes et quarante-deux secondes – c’est que, très précisément à la moitié du film, les deux sont séparées, pendant deux secondes, par un fond noir. Cet entre-deux, cette frontière, est également un espace, et malgré l’asymétrie dans la durée, constitue une troisième partie du film. Pour Jean-Gabriel Périot, il s’agit d’une interrogation : comment lier une partie à l’autre, comment passer de ces corps, pour la plupart statiques ou aliénés dans leur travail que l’on voit dans la première partie (qui sont de plus en plus nombreux), à ceux en mouvement et regroupés librement, dans la deuxième.

Ces questions prennent donc forme dans cette charnière, et en le faisant ouvrent un espace nouveau où, précisément, le caractère politique du film va se constituer, car la manière même de formuler le questionnement a la forme d’une (troisième) réfutation, d’une (troisième) contestation concernant le cinéma industriel. Dans sa première partie, le film refuse de représenter, de jouer ou de mettre en scène une réalité sociale. Pour cela, la quasi-totalité des photographies choisies a ce caractère anonyme mais profondément authentique, quotidien et banal, qui semble irréfutable. Dans la deuxième partie, sans qu’un lien évident ne soit présenté avec la première, le refus est toujours du même ordre. Les manifestations ne sont pas représentées, aucun leader syndical ou autre n’est identifié, les causes, les arguments, les contextes et les justifications ne sont pas explicités, tout comme les villes ou les pays où les manifestations ont lieu, car on ne voit pas non plus de monuments, de rues ou de bâtiments célèbres, mais les personnes et leurs revendications. Dans les deux parties, les images fonctionnent non dans leur spécificité mais dans leur juxtaposition et regroupement. C’est ensemble, travaillées dans le montage pour créer des séries, qu’elles composent des unités de sens et narratives. Enfin, dans la frontière que crée la troisième partie, le fond noir est, avant de pouvoir être identifié comme une interrogation, un simple élément de transition, un modeste moyen visuel pour séparer[77] [77] À propos du montage et de l’inclusion d’un troisième élément entre deux principaux, le réalisateur arménien Artavazd Pelechian affirmait, en 1996 : « Le plus important, pour moi, ne commence pas au moment où je raccorde deux morceaux à montrer, mais quand je les sépare et mets entre eux le troisième, le cinquième, le dixième morceau. En prenant deux images de base, qui portent une charge significative, je n’essaie pas de les rapprocher, de les confronter, mais de créer une distance entre elles ». Artavazd Pelechian, « Montage 5623 », in Annick Bouleau (composition, choix des fragments et montage), Passage du cinéma, 4992, Paris, Ansedonia, 2013, p. 569. , mais qui peut également servir à souligner les autres images qui l’entourent, comme dans Sans Soleil de Chris Marker, où la voix off (Florence Delay) raconte :

« [Fond noir] La première image dont il m’a parlé, c’est celle de trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. [Vidéo, trois enfants] [Fond noir] Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images [Vidéo, un porte-avions] et ça n’avait jamais marché. Il m’écrivait : [Fond noir] Il faudra que je la mette un jour toute seule, au début d’un film avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir.[88] [88] Chris Marker, Sans Soleil, France, Argos Films, 1983, 104 min (00:40 – 01:12). »

Dans We Are Winning Don’t Forget, la question contenue dans le fond noir, pourtant fondamentale pour le film, n’est exprimée que par la négation même de sa formulation. La tâche du spectateur n’est pas seulement celle de recevoir un discours terminé qu’il peut accepter ou critiquer, mais celle de le compléter, de chercher et de trouver les éléments manquants, d’interpréter le fond noir, d’énoncer lui-même la question, de nommer la frontière.

Frontière extradiégétique

Deux éléments de type différent peuvent être évoqués afin d’étudier les rapports du film avec l’extérieur référentiel. Le premier est une photographie qui apparaît à une minute et deux secondes, œuvre du sociologue et photographe états-unien Lewis Wickes Hine (1874-1940). Faisant partie de son travail au sein du National Child Labor Committee[99] [99] Cette organisation privée états-unienne a été créée en 1904, à New York. Ayant pour mission la promotion des réformes pour les droits, la sensibilisation, la dignité, l’éducation et le bien-être des enfants travailleurs, l’organisation a fermé ses portes en 2017, déclarant la victoire sur le mal social qu’elle combattait. , entre 1908 et 1918, son image montre une très jeune fille devant une machine à filer le coton, version la plus récente d’une évolution industrielle initiée en 1735 et connue plus tard comme mule-jenny[1010] [1010] Après la machine à tisser de John Wyatt créée en 1735, apparurent en 1764 la mule-jenny [Spinning Jenny] de James Hargreaves, puis une version améliorée, entre 1769 et 1771, par Richard Arkwright. La plus célèbre de ces machines a été créée en 1779 par Samuel Crompton, remplacée en 1825 par la self-acting mule de Richard Robert. Ces inventeurs, ingénieurs et industriels anglais, sont nés entre 1700 et 1750. En parallèle du développement de la machine à vapeur (1776), eux, et leurs inventions, sont à l’origine du mouvement produisant la révolution industrielle. . L’enfant, chaussures usées, chaussettes trouées, robe et tablier sales, apparaît debout, entre deux longues machines. La main droite posée délicatement sur l’une des machines, elle observe concentrée devant. Derrière, flou, un homme en chapeau surveille de près l’action. Trois composants donc dans cette image : le travailleur, celui qui surveille et représente les intérêts du patron, et la machine. Karl Marx expliquait, dans Misère de la philosophie (1847), les rapports entre ces trois composants :

« En Angleterre, les grèves ont régulièrement donné lieu à l’invention et à l’application de quelques machines nouvelles. Les machines étaient, on peut le dire, l’arme qu’employaient les capitalistes pour abattre le travail spécial en révolte. Le self-acting mule, la plus grande invention de l’industrie moderne, mit hors de combat les fileurs révoltés.[1111] [1111] Karl Marx, Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, in Œuvres Économie I, Paris, Gallimard « La Pléiade », 1963 [1847], p. 130. »

Un an plus tard, dans son Discours sur le libre-échange, Marx précise la logique de cette relation :

« L’accroissement du capital productif implique l’accumulation et la concentration des capitaux. La concentration des capitaux amène une plus grande division du travail et une plus grande application des machines. La plus grande division du travail détruit la spécialité du travail, détruit la spécialité du travailleur, et en mettant à la place de cette spécialité un travail que tout le monde peut faire, elle augmente la concurrence entre les ouvriers.[1212] [1212] Karl Marx, « Discours sur le libre-échange », in Œuvres Économie I, op. cit., [1848], p. 149. »

De cette manière, il est dit que le développement industriel représenté par l’amélioration technique de la machine à filer, cherchait avant tout à supprimer le travailleur spécialisé afin de favoriser le travail, moins cher et contraignant pour l’employeur, des femmes et des enfants[1313] [1313] Marx cite l’ouvrage Philosophie des manufactures ou économie industrielle de la fabrication du coton, de la laine, du lin et de la soie, avec la description des diverses machines employées dans les ateliers anglais (1836), de celui qu’il nomme le « libre-échangiste le plus passionné », l’économiste écossais Andrew Ure : « Le but constant et la tendance de tout perfectionnement dans le mécanisme est, en effet, de se passer entièrement du travail de l’homme ou d’en diminuer le prix, en substituant l’industrie des femmes et des enfants à celle de l’ouvrier adulte ou le travail de l’ouvrier grossier à celui de l’habile artisan. Dans la plupart des filatures par métiers continus, en anglais throstle-mills, la filature est entièrement exécutée par des filles de seize ans et au-dessous. La substitution de la mule-jenny automatique à la mule-jenny ordinaire a eu pour effet de congédier la plupart des fileurs et de garder des enfants et des adolescents ». Ibid., p. 151-152. .

Cette image apparaît donc dans la première partie du film, précédée et suivie par celles d’autres travailleurs, dont d’autres d’enfants. Mais il n’y a aucun avertissement concernant le type différent de cette photographie, son caractère historique, artistique et politique, aucune référence non plus à son auteur. Elle est laissée parmi les autres et compose avec elles une série. Cependant, cette photographie contient et exprime un plus fort point de connexion avec le réel référentiel, d’abord, et de manière immédiate, par un message au caractère intemporel et international (un enfant exploité) ; puis, de manière médiate, par la présentation des éléments permettant une critique précise du système qui entraîne une telle exploitation.

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Le deuxième élément qui sera évoqué pour examiner la frontière entre le film et le réel, est la présence, à la fin du court-métrage, de Carlo Giuliani (1978-2001). L’étudiant et militant italien, tué par un carabinier lors des émeutes anti-G8 de Gênes[1414] [1414] Le Sommet du G8 a eu lieu dans la ville italienne de Gênes, du 20 au 22 juillet 2001. Ayant pour thème principal la réduction de la pauvreté, se sont réunis les dirigeants de huit pays les plus industrialisés (Allemagne, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Russie et Canada). L’événement a été marqué par des manifestations altermondialistes et des émeutes. L’affaire concernant Carlo Giuliani a été classée sans suite par l’Italie en 2003, puis la Cour européenne des droits de l’homme, après avoir condamné l’État Italien en 2009, l’a finalement acquitté en 2011. , est montré dans une série de quinze photographies composant le récit de sa mort. À partir de cinq minutes et quarante-deux secondes, il est vu faisant partie d’un groupe qui attaque, avec des objets divers, une voiture de carabinieri. Trois secondes plus tard, on le voit porter un extincteur qu’il se prépare à lancer vers la voiture, puis un zoom de la même image l’isole. Ensuite s’enchaînent : son corps par terre, son corps sous la voiture de carabinieri, son corps après avoir été écrasé par la même voiture, et enfin six images le montrent sous des angles différents et entouré par des policiers et secours.

Comme pour la photographie de Lewis Hine, rien dans le film ne prévient de l’arrivée ni n’explique ou contextualise cette série. Le nom de Carlo Giuliani n’apparaît pas, ni celui de la ville de Gênes ou du G8. La référence opère donc d’une autre manière. D’abord, elle s’inscrit dans la continuité des autres combats menés par les manifestants que l’on voit dans le film (dans d’autres pays et qui s’expriment dans d’autres langues). Ensuite, et surtout, la série incarne la dernière des trois formes de violence évoquées par l’évêque brésilien Hélder Câmara (1909-1999), à savoir la violence institutionnelle, la violence révolutionnaire et la violence répressive[1515] [1515] « Il y a la violence même, la violence numéro 1. Ce sont les injustices qui existent partout. Des petits groupes, des privilégiés dont la richesse est maintenue sur la misère de millions de concitoyens maintenus dans une situation sous-humaine. Ces injustices, qui sont la violence mère, attirent la réaction des opprimés. Et ça c’est la violence numéro 2. Après arrive le gouvernement, qui se juge dans l’obligation de sauvegarder l’ordre public, la sécurité nationale [violence numéro 3] ». Hélder Câmara, Les trois violences selon Hélder Câmara , enregistrement vidéo, Ina, 1970, 03min 03s. Consulté le 11 avril 2021. .

La mort de Carlo Giuliani est ainsi révélatrice de la structure du film, car si pendant la première moitié on assiste aux portraits des travailleurs, anonymes, standardisés et dont l’oppression et la violence (institutionnelle) qu’ils subissent sont plus au moins visibles[1616] [1616] À ce propos, Jean-Gabriel Périot affirme : « Je me rappelle par exemple que les photographies de travailleurs m’ont rapidement troublé. Je me suis rendu compte en les regardant que la plupart étaient mises en scène, elles avaient dû être commandées par des syndicats ou par des directeurs d’usines. Les travailleurs y apparaissaient souvent comme des comédiens : toujours propres, souriants et semblant tellement heureux d’être là ». Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma, op. cit., p. 104. , dans la deuxième moitié la réponse des corps des travailleurs une fois qu’ils se sont regroupés, qu’ils exigent leurs droits, qu’ils demandent d’autres conditions de vie, et qu’ils attaquent avec violence (révolutionnaire) ceux qui les attaquent, est écrasée par une dernière violence (répressive), qui se révèle auxiliaire, complice et garante de la première[1717] [1717] « Quand la violence quotidienne ne suffit pas, le Système recourt à des formes plus explicites et impitoyables pour maintenir sa paix, son ordre, ses normes ». Je traduis. Fernando Solanas et Octavio Getino, La hora de los hornos [L’Heure des brasiers]. « iii Violencia y liberación », 1968, (02:21:23). Dans ce film, référence du cinéma militant et politique, et issu du mouvement Cine Liberación, créé par Fernando Solanas lui-même, s’alternent des titres, des images et des fonds noirs, afin de procurer des espaces de réflexion et visant le passage à l’action révolutionnaire de la part des spectateurs. .

Cependant, et malgré le caractère définitif de cette répression, la mort de Carlo Giuliani ne cherche nullement à clore le film[1818] [1818] Cela se confirme par la présence d’une toute dernière image du film, juste après la série de Carlo Giuliani. Il s’agit d’une photographie montrant deux statues masquées comme des manifestants. , mais fonctionne au contraire (tout comme la photographie de Lewis Hine), comme un pont vers l’extérieur, comme une manière de traverser, par un état de conscience, la frontière entre le film et le réel.

Eût-elle été criminelle…

Il est possible d’identifier dans ce film, intégralement composé par des images d’archive, quatre moments, ou quatre parties. Dans la première, de trente-quatre secondes, ayant pour fond musical La Marseillaise, sont montrés en accéléré plusieurs défilés. Des hommes politiques, des religieux, des militaires marchent salués par des publics nombreux. Dans la deuxième partie, d’un peu plus de deux minutes, la musique continue mais elle devient méconnaissable, se transforme plutôt en bruit constant. L’accélération des images est accentuée. Ce sont des troupes qui défilent maintenant. On voit des tanks, des drapeaux nazis, des avions, des bombes, des villes détruites ; on reconnaît Adolf Hitler et Philippe Pétain. Puis défilent d’autres soldats et avec d’autres drapeaux, états-uniens. On observe encore des tanks, des avions et des bombes, des villes détruites. Sont enfin montrés des bateaux, l’arrivée des soldats en ville. Dans la troisième partie, jusqu’à quatre minutes et cinq secondes, il est à nouveau possible d’identifier La Marseillaise, mais le bruit d’auparavant ne disparaît pas. Les images présentent des personnes de la population civile danser, rire et célébrer en plein air. Ils regardent la caméra, se savent filmés, posent et saluent. Dans la dernière partie, de plus de cinq minutes, soit plus de la moitié du film, on revoit les scènes de la partie précédente, mais cette fois-ci, on découvre leur hors-champ et par là le motif de la réunion des foules. Il s’agit de l’humiliation publique d’un groupe de femmes, elles sont frappées, leurs têtes sont rasées.

Les deux premières parties du film comportent des images en couleur et en noir et blanc, les deux dernières sont entièrement en noir et blanc. À la fin du film, sur un fond noir, on voit passer le titre du film puis l’inscription : « France, été 1944 ».

Frontière diégétique

Deux types de frontières sont reconnaissables à l’intérieur du court-métrage. Le premier type apparaît deux fois et sert à isoler la deuxième partie du film du reste, à l’enfermer dans une sorte de parenthèse. Ces frontières sont doublement marquées, d’une part par le changement de vitesse dans la présentation des images, d’une autre part, par la distorsion du fond musical. L’épisode compris dans cette parenthèse est celui de la Seconde Guerre mondiale – dans tous les cas en ce qui concerne certains événements en Europe, et plus précisément entre la France et l’Allemagne. Ces deux éléments donc (accélération de l’image et distorsion de la musique), opérant tout au long de cette partie, vont souligner la différence de ce moment et sa déconnexion apparente avec le reste. Ils créent l’illusion d’une forme de suspension du temps et de l’action, comme si l’on pouvait, après cette parenthèse, reprendre sans conséquences le fil de l’histoire, connecter la fin de la première partie du film avec le début de la troisième.

Dans ce sens, il est pertinent d’évoquer le travail de R. W. Fassbinder – réalisateur important dans l’œuvre de Jean-Gabriel Périot[1919] [1919] Cela est particulièrement clair dans le long-métrage Une jeunesse allemande (2015), de Jean-Gabriel Périot, où sont utilisés plusieurs extraits du segment réalisé par Fassbinder pour le film Deutschland im Herbst [L’Allemagne en automne] (1978). –, qui dans une partie considérable de sa filmographie insiste sur ce qui a été pour lui le problème fondamental de la reconstruction en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, le fait que ni les institutions, ni la société, ni les mentalités n’ont été transformées, et que la société est donc repartie des mêmes bases qui avaient déjà produit la catastrophe[2020] [2020] « Pour Fassbinder, entre le Troisième Reich et la RFA, il n’y a jamais eu de véritable rupture. Celle-ci n’est que de surface : si la paix a succédé à la guerre, la République au Reich, les mentalités, elles, n’ont pas changé. Elles sont soumises aujourd’hui à l’impératif démocratique comme hier elles l’étaient à l’État fasciste. » Yann Lardeau, Rainer Werner Fassbinder, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1990, p. 173. Voir en particulier les films composant la « Trilogie allemande » : Die Ehe der Maria Braun [Le Mariage de Maria Braun] (1979), Lola [Lola, une femme allemande] (1981), et Die Sehnsucht der Veronika Voss [Le Secret de Veronika Voss] (1982). .

La critique contenue dans ces deux frontières internes dans Eût-elle été criminelle… semble du même ordre. Les images de guerre passent rapidement, comme quelque chose que l’on veut oublier, ou que l’on connaît déjà, et la musique, La Marseillaise, est déconstruite, et avec elle la représentation d’un mythe national d’abord, puis d’une représentation internationale des valeurs portées par ce mythe.

Dans son court-métrage de deux minutes Je vous salue Sarajevo (1993), Jean-Luc Godard montre, l’une après l’autre, et accompagnées par la lecture d’un texte en voix off, dix-huit images fixes, fragments d’une même photographie que l’on découvre à la fin du film[2121] [2121] Il s’agit d’une photographie prise par le photojournaliste états-unien Ron Haviv, à Biheljina, Bosnia, le 31 mars 1992. . Cette dernière image montre trois paramilitaires serbes, dont un avec une cigarette à la main donne des coups de pied à des cadavres de civils bosniaques musulmans. Un procédé similaire est utilisé dans le film de Jean-Gabriel Périot[2222] [2222] Dans une discussion dans le cadre du ciné-club Cinéma posthumaniste, au cinéma Grand Action (Paris), le 1er mars 2019, Jean-Gabriel Périot affirmait avoir vu ce film de Jean-Luc Godard après avoir fait le sien. , et constitue le deuxième type de frontière qui y est présentée. La différence essentielle avec le film de Godard, c’est que ce dernier travaille à partir d’une seule image, et que celle-ci est l’œuvre d’un auteur (re)connu. Jean-Gabriel Périot travaille, au contraire, à partir de plusieurs documents filmés, inégaux techniquement, anonymes, et qui reçoivent d’abord un traitement sériel afin de composer un ensemble qui dépasse leurs caractéristiques particulières.

Dans la troisième partie de Eût-elle été criminelle…, les frontières des images que l’on voit, parce qu’elles sont leurs limites (leur cadre), restent invisibles. C’est par des effets de répétition, de ralentis et surtout de cadrage, que ces frontières deviennent non seulement visibles mais également un questionnement politique, quand elles sont dévoilées dans la quatrième partie, révélant le contexte intégral des faits. Ces personnes qui s’amusent ensemble, qui rient et saluent la caméra, se voient ontologiquement transformées par le caractère de leurs actions. Ils passent d’être un peuple qui, dans sa diversité, se réunit autour d’un sujet commun, à être les tortionnaires d’un groupe de femmes qui n’ont pas les moyens de se défendre.

L’événement historique montré, les femmes tondues à la Libération[2323] [2323] « De 1943 au début de l’année 1946, la tonte de la chevelure a été massivement pratiquée à l’encontre de femmes accusées d’avoir collaboré avec l’occupant allemand. Vingt mille femmes environ, de tous âges et de toutes professions, ont été tondues sur l’ensemble du territoire français. Il s’agit d’une pratique multiforme, dans son déroulement comme dans l’identité de ses auteurs. On trouve, en effet, parmi les tondeurs des résistants et des participants aux combats de la Libération, des voisins descendus dans la rue après le départ des Allemands et des hommes investis du pouvoir de police et de justice. » Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot & Rivages, 2000, p. 7. , est ainsi découvert par le spectateur, grâce à un déplacement de la frontière du cadre, ou plutôt, il était caché par une manipulation de cette frontière. L’impact immédiat de ce procédé est, pour le spectateur, la conscience d’avoir (eu) un regard partiel, ce qui équivaut à se rendre conscient d’être un spectateur et de regarder un film, mais il s’agit, par le même biais, d’un moyen d’interroger le récit historique et d’être obligé d’assumer une position critique, car dans le film aucune voix off n’accompagne ni ne guide, aucun récit verbal contextualise, accuse ou explique.

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Frontière extradiégétique

Le titre du film est le seul geste écrit du réalisateur pour laisser entendre sa position, car indépendamment de si l’on connaît ou non l’histoire référentielle, si l’on sait ou non ce que ces femmes ont pu faire, cette punition publique à laquelle on assiste semble, pour lui, irrémédiablement disproportionnée et fondamentalement injuste. À part cela, la seule information donnée par le film vient après les images, et se réduit au strict minimum, un lieu, une date. De cette manière, les images regardées cherchent à déborder le cadre du référentiel historique pour incarner une question ouverte, voire une allégorie politique, où il est moins question de juger, avec la distance et le confort du spectateur, ce groupe de personnes qui décide d’exécuter la justice par eux-mêmes, que de s’attarder sur la question, plus complexe, de la justice en général, de la justice du peuple.

Ainsi, le film crée et problématise une sorte de triple frontière avec l’extérieur référentiel. Premièrement, par la nécessité d’interprétation et d’auto-questionnement qui suit le visionnage, et cela moins dans le sens d’essayer de se mettre à la place des personnes que l’on voit, que de se demander, théorique et pragmatiquement, où est la justice dans ce cadre précis, et surtout où peut-elle être dans un contexte présent. Deuxièmement, car le cadrage dans les deux dernières parties du film opère un démasquement, qui ne saurait pas se réduire à celui d’un groupe d’individus (finalement anonymes et sans importance particulière), mais qui est surtout celui d’un peuple et d’une nation qui construisent un récit et une mythologie nationaux, qu’il s’agit ici d’examiner, de compléter et de critiquer. À ce propos Alain Brossat affirme :

« Il me semble que Eût-elle été criminelle… adopte très distinctement le point de vue des vaincus, fait de la tondue de la Libération une figure exemplaire, si l’on peut dire, de vaincu de l’Histoire, dans la mesure où la narration, telle qu’elle est conduite dans le film, consiste non pas à décrire la scène de la tonte comme détail de celle de la Libération, détail fâcheux mais détail, mais au contraire comme ce ‘secret intime’ bien ou mal gardé, enfoui au cœur même de l’événement et vers lequel nous conduisent tout examen attentif ou toute description scrupuleuse de celui-ci. La tonte ne se produit pas ‘en marge’ de la Libération, elle est au contraire une clé et un ressort premier de la ‘fête’ collective que constitue cet entre-deux périlleux – l’instant où la population française passe, sans transition, de la condition de vaincue à celle de victorieuse. [2424] [2424] Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma, op. cit., p. 120-121. »

Enfin, troisièmement, la frontière impliquée par cet « entre-deux périlleux ». C’est-à-dire, l’inattendu basculement du vaincu au vainqueur, qui se révèle, tragiquement, celui d’opprimé à oppresseur, et qui semble montrer l’inquiétante existence d’une autre forme de violence, qui ne serait ni institutionnelle, ni révolutionnaire ni répressive, mais plutôt gratuite et source de plaisir. Dans tous les cas, cette quatrième violence n’apparaît pas comme un moyen, mais comme une finalité.

Plusieurs éléments permettent d’établir de liens entre ces deux films. Outre le fait d’aborder et d’exprimer des questions politiques et de l’utilisation d’une forme adaptée et cohérente avec cette démarche, ainsi que de la création des frontières comme des espaces de réflexion, dans les deux cas il s’agit, comme l’affirmait en 1970 Jean-Luc Godard à propos de ses propres films, de films qui ne cherchent pas à montrer des images, mais des rapports entre les images[2525] [2525] Jean-Luc Godard, « Godard chez les Feddayin » (Entretien réalisé par Michel Garin, L’Express, 27 juillet 1970), in Jean-Luc Godard. Des années Mao aux années 80, Paris, Flammarion, 1991, p. 75. . Dans We Are Winning Don’t Forget, ces rapports constituent précisément la frontière qui sépare les deux moitiés en les rapprochant, et qui les rapproche en les séparant. Dans Eût-elle été criminelle…, le travail du réalisateur est une démarche critique de reconstruction, mais surtout d’un nécessaire « élargissement du champ de vision[2626] [2626] Cfr. Alain Brossat, Les tondues. Un carnaval moche, Paris, Téraèdre, 2015 [1992], p. 305. » sur la construction d’un mythe national. Dans cette mesure, les rapports créés y sont directement adressés.

Si les images ont un rôle dans la construction de l’histoire, du réel, élaborer et mettre en lumière d’autres rapports possibles entre-elles équivaut d’abord à dévoiler le discours officiel comme construit, puis à s’interroger sur d’autres manières d’exister, d’être dans le monde.

Images : We Are Winning Don’t Forget : fileuse dans Lancaster Cotton Mills, Caroline du Sud, 1908. Photographie Lewis W. Hine ; idem : Carlo Giuliani. Émeutes anti-G8 de Gênes, 20 juillet 2001 ; Eût-elle été criminelle…, troisième partie du film ; idem, quatrième partie du film.