Derniers jours à Shibati, Hendrick Dusollier

Corps étrangers

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Derniers jours à Shibati est visible sur la plate-forme Tënk, dédiée à la diffusion du documentaire d’auteur, jusqu’au 21 mai. Cliquer ici pour accéder à la page du film.

Romain Lefebvre : Le titre du film, « Derniers jours à Shibati », indique bien ce dont il est a priori question : Dusollier s’intéresse à un quartier, en l’occurrence pauvre et ancien, qui est sur le point d’être détruit pour laisser place à des constructions modernes. Mais l’une des choses qui marquent et touchent est que le film, s’il documente cette évolution urbaine, fonctionne beaucoup au travers des liens privilégiés et affectifs que le cinéaste noue avec des habitants : un petit garçon de 7-8 ans, Zhou Hong, une vieille femme qui vit de la collecte et revente des déchets, Xue Lian, et aussi le coiffeur Li. On voit très bien que c’est à travers eux que s’écrit le film, et cela d’un point de vue très concret : ils servent de guide au cinéaste, qui les suit dans le quartier et découvre leurs lieux de vie.

Lucie Garçon : Cette répartition des séquences entre ces trois habitants de Shibati se redouble d’une tripartition chronologique : Derniers jours à Shibati est composé de trois parties successives, tournées à six mois d’intervalle. Dusollier obtient un agencement de points de vue sur le quartier de Shibati et sur la ville de Chongqing (« chacun de nous est un point de vue sur la ville », disait Deleuze) pris dans une trajectoire, un déménagement, un vécu personnel de la destruction de Shibati.

RL : D’une certaine manière, alors même que Xue Lian déclare que tout le monde à Shibati se connaît, Dusollier filme assez peu les liens qui unissent les gens du quartier. Mais c’est par l’accueil qui est fait au filmeur qu’une chaleur se communique aux spectateurs. Le lien qui se crée s’exprime de façon évidente lorsque Xue Lian répète qu’elle est ravie d’être filmée, ou que Zhou Hong demande à Dusollier de revenir pour jouer avec lui, mais cela passe aussi par des attentions prosaïques, comme dans le cas de la mère du coiffeur qui lui demande sans arrêt s’il a mangé. Ce rapport noué entre des habitants et un étranger qui ne parle visiblement pas le chinois crée d’emblée un sentiment d’identification envers le filmeur (après tout, les spectateurs français que nous sommes peuvent facilement se mettre à la place de ce filmeur-étranger) et une sympathie pour les filmés.

LG : On pense au travail de Jia Zhang-Ke autour de la ville de Fengie (Still Life et Dong), avec des thématiques proches – chantiers de destruction et politiques de relogement en Chine – mais, effectivement, il y a une différence incontournable autour de ce lien filmant-filmé. Paradoxalement, le point de vue d’Hendrick Dusollier est plus immersif que celui de Zhang Ke, alors qu’il est étranger pour ceux qu’il filme ; mais ceci explique peut-être cela. C’est peut-être cette position d’extériorité culturelle qui oblige Dusollier à s’investir plus sensiblement dans son film. Il ne comprend pas ce que lui disent les habitants de Shibati ; il n’a donc guère d’autres moyens que son corps, son visage et ses appareils, pour échanger et appréhender ce qu’il filme. Dans la seconde partie, il est accompagné d’un traducteur anglophone mais ce relais linguistique se révèle être d’un maigre secours. Les stratégies non-verbales que Dusollier a mises en place fonctionnent plutôt bien, finalement.

Faute de connaitre le chinois, Dusollier ne sait rien non plus des projets de ceux qu’ils filment au moment où il les filme. Où l’emmène ce petit garçon, au début ? Que veut lui montrer cette femme, dans sa maison ? Sans pouvoir le comprendre, il est amené à opérer « à l’aveugle ». Il occupe une position d’assesseur, qui correspond bien à celle d’un opérateur plutôt que d’un metteur en scène. Ce qui n’en fait pas un moindre cinéaste selon moi, au contraire. Forcément, il rencontre de petits imprévus matériels (l’instabilité d’une échelle, par exemple) en chemin ; il éprouve les émotions au présent, de la surprise ou de l’émerveillement, et cela filtre à travers sa voix, son souffle, ses tremblements : je pense à ses murmures (« super ! »), lorsqu’il suit Zhou Hong dans les ruelles au début du film, ou lorsqu’il découvre l’accumulation des objets trouvés par Xue Lian.

Il y a aussi une retenue, une grande délicatesse dans cette manière d’intervenir, d’exister physiquement au bord de son film. On ne voit jamais son visage par exemple, alors que plusieurs occasions s’y prêtent, alors que les liens qu’il a tissés avec les personnes filmées reposaient certainement sur son regard et ses expressions, du moins en grande partie. Je pense à son reflet dans la vitre du métro, lorsqu’il y filme Xue Lian : il ne recadre jamais autour de son propre visage. Dusollier ne se met jamais exactement à la place de ceux qu’il filme. Il est bien à découvert sous leurs yeux, exposé (il prête même ses appareils aux enfants) sans jamais l’être devant nous.

RL : Cette façon de se tenir au bord, c’est sans doute ce qui en fait un parfait intermédiaire : étant dans son film sans y être, il nous y fait entrer avec lui tout en laissant suffisamment de vide pour que ses expériences et ses rencontres soient aussi celles du spectateur.

LG : Ce qui est intéressant aussi, c’est ce choix rétroactif de sous-titrer les paroles des personnes filmées pour que le spectateur les comprenne alors que lui-même ne les comprenait pas sur le moment, et de faire ainsi valoir leurs points de vue – et non pas seulement le sien. Dans cet agencement des subjectivités filmante et filmées, la position du cinéaste, étranger, forcément un peu maladroit, est immédiatement soulignée. Dès l’ouverture (très drôle !) du film, Dusollier s’expose aux taquineries des habitants de Shibati, qu’il ne comprend pas.

RL : Oui, et l’une des premières choses qu’on lui dit est de ne pas filmer. Si Dusollier va nouer des rapports privilégiés, on voit d’abord que ceux qui l’entourent ne comprennent pas trop ce qu’il est venu faire là, et qu’ils y vont de leurs hypothèses, comme cet homme qui suggère que c’est peut-être un “paumé” quand il est en France. Dusollier n’a pas les moyens de répondre et de les informer, mais cette distance contribue là encore à enrichir le rapport filmeur-filmés en introduisant une réciprocité : il tourne son objectif vers des gens, mais il est lui-même objet de leur regard et de leur curiosité.

Et puis, si sa présence suscite des interrogations, personne ne l’empêche finalement de filmer. Sur ce point, on peut faire l’hypothèse que son statut d’étranger non-identifié a pu jouer en sa faveur. Au début, les habitants qu’il filme en train de faire chauffer une théière en brûlant du bois se demandent pourquoi il filme cette scène en disant qu’elle ne correspond pas à la réalité du pays, mais on devine que sa présence a pour eux un côté plus loufoque que menaçant, et le ton reste comme tu le dis celui de la taquinerie.

Cette entrée en matière exprime d’emblée quelque chose qui revient plusieurs fois, à savoir que les gens filmés peuvent porter un jugement critique sur ce que filme Dusollier. On retrouve cela lorsqu’il filme le père de Zhou Hong en train de faire la lessive, et qu’un voisin dit que ça ne correspond pas à la vérité sociale du pays – où, dit-il, ce sont les femmes qui s’occupent de la lessive. À plusieurs reprises, le jugement est marqué par un souci patriotique : lorsque les habitants de Shibati disent que le chauffage au bois et la pauvreté à laquelle il est associé ne correspondent pas à la réalité de la Chine, ils se font les gardiens d’une image de marque de leur pays, image qui tient de la propagande et qui suppose l’élimination de tous les aspects négatifs (on lui demande d’ailleurs ensuite pourquoi il ne filme pas les choses “positives”).

Les habitants de Shibati n’ont pas tort de dire que le chauffage au bois n’est pas “la” réalité de la Chine, eux dont le quartier jouxte un quartier hyper moderne. Mais le fait que ce quartier s’apprête à être supprimé indique une sorte d’équivalence entre la politique urbaine du gouvernement chinois qui passe par la destruction du quartier pauvre et une politique de l’image qui implique l’élimination d’une part “négative”. Le quartier fait tache dans la ville moderne. C’est cette situation qui donne toute sa portée au geste de Dusollier, qui s’intéresse moins à la réalité dans son ensemble qu’à cette partie de la réalité que l’on voudrait effacer et à la manière dont deux réalités différentes d’un même pays entrent en collision.

LG : Je me suis demandé, franchement, quelle était la part de second degré dans ces réflexions que habitants de Shibati adressent au cinéaste. Je crois qu’il y a une part d’ironie. En tout les cas, lorsque un premier homme tonitrue à l’écran que ce quartier va disparaître pour convaincre Dusollier de ne pas filmer, c’est un peu corrosif. Dusollier filme ce quartier précisément parce qu’il va disparaître : peut-être que cet homme le croit vraiment un peu nigaud, ignorant ce que devient la Chine, venu chercher du pittoresque là où il ne trouverait que de l’insalubrité. Peut-être aussi qu’il le teste un peu.

Et peu à peu, à mesure que le film avance, les trois personnes que filme Dusollier expriment leur attachement au quartier de Shibati, à des rythmes différents, et d’une façon très particulière à chacune. Et Xue Lian, pour sa part, semble immédiatement saisir le sens du geste de Dusollier. C’est une chiffonnière qui gagne quelques sous en ramassant des détritus un peu partout dans la ville de Chongqing, mais Dusollier la filme d’abord chez elle, dans sa maison toute cahotante. Dans la nuit, il découvre l’amas de figurines, pancartes, fleurs artificielles et autres objets, qu’elle s’attèle à rassembler près de chez elle, parce qu’ils sont plaisants ou sensés, dignes d’être sauvegardés à ses yeux. L’ensemble est très impressionnant en volume et en hétérogénéité. Xue Lian ressemble à ce qu’en France, l’architecte Bernard Lassus a appelé les « habitants-paysagistes ». Souvent très excentriques de par leurs modes de vie et leurs œuvres, ces artistes construisent leur environnement en même temps qu’ils y existent – habiter et construire sont ici la même opération.

Xue Lian voudrait entretenir et structurer l’amas des objets qu’elle rassemble, mais les contraintes matérielles se multiplient à mesure que la destruction de Shibati avance. Avec le déménagement forcé, son œuvre va se dégrader, se disperser… Cette œuvre est ainsi à l’image du lieu, du quartier de Shibati auquel elle appartient. Autour de ce bric-à-brac et de l’imaginaire qu’il porte, une complicité durable va se nouer entre le cinéaste et la chiffonnière. Le cinéaste demande régulièrement des nouvelles de ces objets, il s’inquiète en particulier du champignon géant et du cheval en plastique autour duquel leur cumul s’organise à ses yeux. De son côté, Xue Lian accueille la présence de Dusollier et de sa caméra comme une chance : celle de garder une trace de ces objets menacés, et de témoigner de leur existence. En somme, les opérations de la chiffonnière et du cinéaste sont très proches : dans les deux cas, il s’agit de recueillir des échantillons de ce qui est menacé de disparition, et de re-composer un monde habitable avec eux. Ce pourquoi ils s’entendent immédiatement… Il me semble que l’attachement du cinéaste au quartier de Shibati, à la réalité minorée qu’il incarne, se cristallise autour de cette rencontre dès le premier tiers du film.

RL : La proximité entre Xue Lian et Dusollier comporte en effet plusieurs dimensions. Elle-même perçoit qu’il occupe avec sa caméra une fonction d’intermédiaire : elle se rejouit de “voyager” en France à travers l’image de Dusollier, et incite également des connaissances à prendre la pose à ses côtés. À la différence d’autres personnes, elle ne se soucie à aucun moment de savoir quelle image de la Chine sera renvoyée à travers elle mais est uniquement intéressée par le lien personnel qui pourrait se nouer entre elle et de futurs spectateurs.

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Au-delà des liens d’amitié, on peut dire que Dusollier a justement “choisi” ses personnages en raison de leurs rapports très forts au lieu. En tant que coiffeur, Li est une sorte d’institution de quartier, et la première séquence mettant en scène Zhou Hong, celle où il conduit Dusollier à travers une série de ruelles, lui indiquant du doigt la direction à suivre et le rassurant en disant qu’il sait comment ne pas se perdre, montre à quel point le jeune garçon est “chez lui” à Shibati. Ce choix participe de la structure du film en rendant d’autant plus saisissante sa troisième partie, qui, située un an après le premier passage de Dusollier dans le quartier, nous fait observer les personnages dans leur nouveau milieu, c’est-à-dire les endroits où ils logent ou logeront une fois la démolition du quartier achevée.

Deux séquences sont particulièrement “parlantes”. D’abord, celle où la mère de Zhou Hong, au rez-de-chaussée d’une tour, se retrouve face à un ascenseur et, saisie de peur, ne se résout pas à y entrer – tandis que son mari disparaît entre une ouverture et une fermeture de porte, comme avalé par l’immeuble. Ensuite, celle où Zhou Hong et son père visitent leur nouvel appartement, mais n’expriment aucune joie à la vue des murs blancs et propre. Quand le père fait remarquer au fils qu’il y a une douche, on a l’impression d’un manque de conviction, comme s’il y avait besoin de trouver des arguments ou de souligner une commodité pour surpasser un malaise plus profond.

On voit dans ces moments à quel point le rapport au lieu ne coule pas de source, et, de manière générale, le film n’opère pas par le discours, au travers d’une dénonciation, mais en faisant simplement ressentir un décalage. Dès qu’ils passent de Shibati aux espaces “modernes”, les personnages apparaissent déplacés, comme des corps étrangers. La vérité du rapport au lieu est d’ordre physique : comme le dit la mère de Zhou Hong, les ascenseurs lui donnent des sueurs. On peut d’ailleurs établir un rapport d’opposition entre cet ascenseur moderne qui provoque une réaction somatique chez cette femme et l’échelle branlante sur laquelle Xue Lian passe sans aucune difficulté dans la première partie du film, parce qu’elle en a une parfaite habitude.

LG : Cette réaction physique des personnages s’exprime aussi chez Zhou Hong, lorsqu’il se sent mal dans le métro…

RL : Et le décalage est aussi sensible lorsque Zhou Hong se rend dans le centre commercial et s’adresse à d’autres enfants qui jouent aux jeux vidéos, mais avec dans ce cas l’addition d’une dimension sociale. Zhou Hong est attiré par le jeu, mais ses vêtements accusent son origine, et les autres enfants l’ignorent. Il y a dans le film deux dimensions ou deux échelles qui s’articulent : le décalage “macro” entre le quartier de Shibati et le reste de la ville, et le “micro” entre les personnes issues de Shibati et les nouveaux espaces et les personnes plus “urbanisées”. Ces deux dimensions se téléscopent dans les images organisant, à travers un cadrage en contre-plongée, la confrontation entre le petit corps de Zhou Hong au premier plan et les grandes tours de la ville en arrière-plan.

LG : C’est d’ailleurs Zhou Hong qui, le premier, au terme de la séquence de déambulation dont tu parlais, amène le spectateur jusqu’à la lisière de son quartier, devant l’immense centre commercial qu’il appelle très significativement « La cité de la Lumière de la Lune ». Cet espace est à ce moment-là inatteignable pour lui – sa mère ne l’ayant pas encore autorisé à s’y rendre – d’où la référence à l’astre lunaire ; cette dénomination poétique renvoie aussi à la prévalence de la fonction optique dans l’architecture du centre commercial, ce qui vaut pour la ville de Chongqing en général. Les tours s’élèvent sur des dizaines d’étages, la panoramas sont vertigineux, les surfaces sont lisses, d’une blancheur immaculée, réfléchissantes, les publicités brillent dans la nuit… À Shibati, les ruelles sont étroites, les murs poussiéreux et la profondeur du champ réduite ; l’espace apparaît tout en méandres, replis et dentelles, tout d’irrégularités. Ce qui attache ce petit garçon à ce quartier, ce sont aussi ces petits recoins qu’il connaît par cœur, dans lesquels il peut se cacher… Or, le centre commercial de Chongqing (cité de lumière) est un espace complètement surexposé : on ne peut pas s’y cacher.

RL : Le contraste entre Shibati et le centre commercial, ou les grands ensembles où est relogée la famille de Zhou Hong, est en effet particulièrement sensible. Et comme tu le dis, Shibati ressemble à un labyrinthe où l’on peut se cacher, mais on dirait qu’ici se cacher signifie aussi échapper à la standardisation qui guette dans les espaces modernes. Ceux-ci, malgré la séduction que les lumières peuvent exercer sur certains personnages, semblent en effet voués à produire de l’impersonnalité, là où Shibati semble dans le film une enclave ou une bulle d’où émergent des êtres et des rapports singuliers.

Le caractère impersonnel de la ville moderne transparaît déjà dans le mode d’affectation des logements : à chaque ménage devant être relogé est associé un numéro auquel correspond un appartement, et les parents de Zhou Hong, au milieu de tous les autres, déchiffrent le lot qui leur a été attribué – on croirait dans cette séquence voir des lycéens au moment des résultats du bac. En découvrant l’espace vide et blanc de l’appartement destiné à la famille, nouvelle propriété qui semble faite pour compliquer toute appropriation, on songe également aux HLM où sont relogés les habitants du quartier Fontainhas de Lisbonne dans En avant jeunesse de Pedro Costa, eux aussi subitement coupés de leur milieu d’origine et de sa paradoxale richesse sensible.

LG : On voit bien que le problème n’est pas réductible à une question sentimentale (nostalgie passagère) ni à une question d’acclimatation (insertion sociale, etc.). C’est, comme tu le dis, un problème physique, et très politique évidemment. L’« esthétique » urbaine de Chongqing engage toute une société ; elle est indissociable de l’économie qu’elle sert, de l’administration des individus (cases, alignements, grilles), d’une gestion des flux de production et des rapports humains. De ce point de vue, le quartier Shibati s’avère non pas seulement « insalubre » mais plus encore : dysfonctionnel, de par son architecture. D’où que le développement de Chongqing suppose sa destruction.

RL : Le relogement aura en effet vraisemblablement un impact sur les rapports humains, et, malgré l’architecture verticale des tours, il n’est pas le signe d’une ascension sociale. Il s’agit d’une transplantation qui, par une décision venue d’en haut, aura pour conséquence probable la dissolution des liens de civilité et de solidarité qui s’étaient construits entre les habitants. Au-delà de montrer une dispute de couple, la scène où le père de Zhou Hong fait la lessive, à travers la présence de voisins qui passent et disent quelques mots, indique une ouverture des espaces. Et le lien communautaire existant à Shibati est encore suggéré par la relative simplicité avec laquelle Dusollier parvient à retrouver le coiffeur Li après que son échoppe a dû changer de place : en montrant sa photo à une passante, qui le reconnait. On peut douter que les immeubles offriront la même ouverture, et que beaucoup de résidents d’une tour sauront indiquer à un étranger à quel étage trouver un voisin.

Lorsqu’il filme Xue Lian dans la ville, on s’aperçoit à plusieurs reprises que les gens se demandent pourquoi il porte attention à cette femme âgée, avec ses sacs et son dos un peu courbé. Quand Xue Lian s’adresse à une femme en attendant le métro, lui expliquant que son ami cinéaste veut voir où elle est logée, l’inconnue, gênée, ne répond pas vraiment. Mais évidemment, l’on aurait sans doute affaire à un style de vie beaucoup plus conforme si l’on se mettait à suivre cette femme habillée comme il faut, avec des habits peut-être venus du centre commercial.

LG : Cependant le conflit dont tu parlais entre un réalisme dominant, ce qu’on pourrait appeler un réalisme de projet (de gouvernement, d’Etat) et les réalités fragiles, minorées, irrégulières, se fait encore sentir, parce que quelque chose de Shibati demeure, constitutif de la subjectivité de ses (anciens) habitants, et que cela n’est pas soluble dans Chongqing.

Quant à Xue Lian… la troisième partie du film montre qu’elle est, paradoxalement, beaucoup moins territorialisée que les autres habitants de Shibati. D’un côté, son œuvre matérielle, son œuvre-amas était indissociable de son implantation topographique mais d’un autre côté, cette œuvre était aussi le fait de l’existence d’emblée très mobile de la chiffonnière, et que l’on découvre alors : en fait, Xue Lian est en déplacement constant. D’où, peut-être, qu’elle semble avoir bien supporté le déménagement. Elle exprime aussi un goût certain pour le voyage. Les images de Dusollier ne remplissent pas seulement une fonction de sauvegarde à ses yeux et, dans les couloirs du métro, elle pourrait bien atteindre avec la complicité du cinéaste qui la filme une destination de rêve. Dans une séquence très émouvante, elle pose devant une image publicitaire, avec sa hotte et son bouquet. Partout où elle est, Xue Lian est toujours susceptible de s’approprier les composantes des lieux, mais aussi d’être ailleurs. Dans ces conditions, elle se réserve la possibilité de créer quelque chose d’autre, quelque chose de nouveau, à chaque instant.

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Un film d’Hendrick Dusollier

Image, son, montage : Hendrick Dusollier

Durée : 60 minutes

Sortie le 28 novembre 2018