De quelques évènements sans signification, Mostafa Derkaoui

Le documentaire est-il un Gangster ?

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le 25 avril 2021

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De quelques évènements sans signification (1974) de Mostafa Derkaoui est visible sur la plateforme Tënk, jusqu’au 14 mai 2021. Cliquer ici pour le visionner.

Casablanca, 1973. Une équipe de tournage qui dit travailler « à créer un cinéma marocain » sillonne la ville pour y enregistrer l’avis des un·es et des autres à propos du cinéma. Un soir, dans le bistrot où l’escouade se ressource et complète son investigation, une bagarre tourne mal et un pointeur du port tue son chef. Après discussion, le réalisateur et ses associés décident d’orienter leurs prochains micro-trottoirs sur ce fait divers. Ils obtiennent enfin l’autorisation d’entrer dans la prison où l’auteur du crime est détenu pour s’entretenir avec lui, en comité restreint. Mais la discussion devient orageuse. « Je te dirais une autre chose : je ne voulais pas tuer cet homme le jour où je l’ai fait, c’était un acte inconscient. Mais aujourd’hui, si je devais le tuer, je le referais. Chose que tu ne pourras jamais faire, toi. Oui, tu ne pourras jamais le faire ! » tempête le prisonnier. Ainsi s’achève De quelques évènements sans signification de Mostafa Derkaoui (1974). Interdit de diffusion et d’exploitation pendant 27 ans après une seule projection publique à Paris en 1975, ce film, récemment restauré[11] [11] Lancée en 2016, la restauration de De quelques évènements sans signification a été assurée par la Filmoteca Catalunya (Barcelone) en partenariat avec l’Observatoire (Casablanca) , programmé au FID Marseille en 2019, est actuellement visible sur la plateforme Tënk, dédiée au cinéma documentaire.

Mais de son ouverture à son finale, ce film de Derkaoui — qui parle du tournage d’un autre : le réalisateur que l’on voit à l’écran n’est pas Derkaoui — se montre un peu trop fabulateur pour revendiquer ce statut de « documentaire ». À première vue, les opinions collectées dans les rues de Casablanca, sur le cinéma dans un premier temps, puis sur un crime qui, soit dit en passant, pourrait avoir vraiment eu lieu hors-cadre, sont plausibles. Mais la bagarre dans le bistrot, filmée très près des corps puis passée au ralenti, est plus que suspecte : il ne s’agit certainement pas des images d’un véritable homicide. Par surcroît, il faudrait croire que ce jeune homme ait attiré l’attention de Derkaoui en descendant de son bus puis en enfourchant une mobylette dans la rue quelques heures avant de tuer son chef, pour des raisons strictement photogéniques ? La discussion ensuite, sur le sens du crime, sur la possibilité de faire du cinéma à partir de lui, et sur les enjeux idéologiques que cela soulève, tient de la caricature. Tout ceci est mis en scène. Fiction sur un projet de documentaire échoué, documentaire que « quelques évènements » auraient incidemment métamorphosé en fiction : on pourrait dire que De quelques évènements est l’un, l’autre ou les deux — rien ne l’empêche. En tout cas, la notion très approximative de « docufiction » ne dirait pas grand chose de la manière dont le réel et la fiction s’y entrelacent.

Ce film ne frise pas la fiction par n’importe lequel de ses bords. Il y a d’abord son pivot dramatique, ce crime qui a lieu, en l’occurrence, sur fond de précarité socio-économique. Et tout autour : le port, le bistrot, la rue et la taule, ces costumes dépenaillés, ces casquettes-bérets à carreaux, ces postures, tantôt avachies, tantôt défiantes, ces cigarettes et ces couteaux au fond des poches, tout un décorum qui respire le film de gangster. Au milieu du film, l’opérateur de prise de vue qui rentre dans le bar ne manque pas de prestance : le regard fixe, le port altier et la caméra renversée sur l’épaule, il s’approche du zinc puis demande à parler au patron… il n’est pas certain qu’Al Pacino s’y serait pris autrement. Clin d’œil cinéphilique[22] [22] Outre l’influence possible du polar français des années 1960-1970, on peut rappeler la sortie du Parrain de Francis Ford Coppola en 1972… Il faut dire aussi que le premier film marocain d’après l’histoire du cinéma, Le fils maudit (1958) de Mohamed Ousfour, relèverait bien du film de gangster si tant est que ses modestes conditions de réalisation nous autorisent ce catalogage quelque peu plaqué ? Par delà l’effet d’auto-dérision, assez savoureux, qui en émane parfois — que cette clique de travailleurs de l’image, dialecticienne à ses heures, prenne ces allures encanaillées peut prêter à sourire — le gangstérisme de De quelques évènements de tient pas du folklore inepte.

Interrogés sur ce cinéma national qui, à l’image du cinéma égyptien, devrait pouvoir rivaliser avec les cinémas étrangers, les casablancais·es disent qu’iels le voudraient proche d’euxes. Pourvu qu’il aborde des sujets de société, qu’il parle de leurs problèmes. Le glissement du film du côté du gangster — dont les premiers développements, aux Etats-Unis, sont liés à la prohibition puis la Grande Dépression — répond, en somme, à ce désir de spectateur·ices potentiel·les : au début des années 1970 au Maroc, l’enseignement est en crise, le chômage augmente, les inégalités économiques et sociales se creusent et les tensions politiques s’installent[33] [33] Voir à ce propos les « Chroniques économique » (par Fathallah Oualalou) et les « Chroniques sociales et culturelles » (par André Adam) du Maroc sur ces années 1967-1975 dans l’annuaire de l’Afrique du Nord disponible à cette adresse : http://aan.mmsh.univ-aix.fr/Pages/Presentation.aspx . Bien qu’il confine à la fiction et parce qu’il le fait du côté du gangster, le film de Derkaoui garde donc un lien étroit avec le contexte de son tournage et pose, par là aussi, la question de son rapport à la réalité, à celle de ses spectateur·ices.

Le bistrot, qui accueille deux longues séquences clés (l’ouverture du film avec son générique, et tout ce qui précède le crime) vaut qu’on s’y attarde en particulier : ce décor emblématique, propice au basculement dans le gangster, n’y tient pas lieu d’image d’Epinal. Depuis 1967, un arrêté « interdit à tout exploitant d’un établissement soumis à licence de vendre ou d’offrir gratuitement des boissons alcoolisées à des marocains musulmans », au Maroc[44] [44] BONTE Marie, « Éthiques et pratiques éthyliques en milieu urbain marocain », in : Confluence Méditerranée n°78, 2011, p. 145-156 . En d’autres termes, tout bar n’est pas clandestin mais ce qui s’y trame oscille en revanche forcément entre le règlementaire et l’illicite. Parallèlement ce bistrot (un espace de complicité entre anonymes) était l’endroit tout indiqué, s’agissant de semer le trouble entre le documentaire et la fiction, et c’est bien ainsi que Derkaoui l’exploite. Lieu clos, le bar permet un filtrage de ce qui vient du dehors, mais sous l’effet de la promiscuité, la moindre contingence s’y trouve amplifiée, au point de polariser toutes les attentions le cas échéant. Les deux séquences tournées dans ce bar fourmillent ainsi d’évènements plus ou moins fortuits, toujours à deux doigts de faire intrigue, et dont le statut (scénarisé ou non, joué ou non, par des acteurs ou par de véritables clients), est très ambigu jusqu’à la scène du crime.

Documentaire, ou gangster ? À l’aube des années de plomb marocaines, les contre-cultures sont réprimées, et toute critique sociale et politique traitée comme de la délinquance. D’après la fiction du pouvoir, un cinéma soucieux d’interroger la réalité sociale, que ce soit sous la forme du documentaire ou autrement, procède bien “du point de vue du malfaiteur” — focalisation narrative qui caractérise ce sous-genre de fiction policière qu’est le film de gangster. Pour le reste, De quelques évènements ne dit pas (toute) la vérité quant à la nature, réelle ou fictive, de ce qu’il donne à voir et à entendre. Cette duplicité n’est d’ailleurs pas étrangère au gangster — entendons cette fois : au personnage qui se trouve au cœur des récits de ce genre. Elle était peut-être obligée dès le tournage, le film de Derkaoui ayant tout de même été réalisé, avec succès, sous le régime autoritaire d’Hassan II avant d’être censuré — à ce titre, la démarche de Derkaoui vaudrait d’être rapprochée de celle de Jafar Panahi[55] [55] J’invite le·a lecteur·rice à lire ces deux textes de Romain Lefebvre publiés sur Débordements : Cinéma liberté sur Trois Visages de Jafar Panahi, et S’en sortir sans sortir sur Taxi Teheran de ce même cinéaste — ici rapproché de Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul .

Interviewé sur le port quelques heures avant de tuer son chef, le personnage central de De quelques évènements se dit maître d’école. C’est ainsi que se définirait un documentaire, au sens commun, s’il était personnifié : comme ayant quelque chose à nous apprendre. Mais sur le cinéma, ce dit “maitre d’école” — qu’on vient de voir emprunter une mobylette à la dérobée, en descendant du bus — se montre plutôt moins loquace que les autres. À la fin du film, il avouera s’être présenté comme un maitre d’école pour se protéger des médisances. De formation, il est ouvrier qualifié — ajusteur, pour être exacte. Ne trouvant pas d’emploi dans son domaine, il serait devenu comédien dans une troupe de théâtre (De quelques évènements, lui, est bien devenu un film de fiction) avant de fonder une compagnie de marionnettistes ce qui, ajoute-t-il, exigeait trop de compromissions morales pour un bien maigre gain. Enfin, il s’est vu proposer un job de pointeur (mais les enregistrements cinématographiques peuvent aussi remplir ce genre de fonction policière, comme le rappelle un échange furtif dans le film !) avant de se faire tabasser par son chef au prétexte qu’il ne voulait pas renoncer à sa paie. Il sculpte encore des marionnettes à l’occasion et c’est la raison pour laquelle il a toujours ce couteau sur lui, couteau qui est devenu par accident l’arme de son crime involontaire, dont incidemment son chef est la victime. Ce personnage oscillant entre la sincérité, le réalisme et le bluff le plus criant, apparaît comme le précipité du film en lui-même : son allégorie. Il n’en est pas qu’un rouage scénaristique, fut-il central… d’ailleurs, il est ajusteur. Cette compétence est fondamentale : c’est lui qui garantit le montage des différentes pièces d’une machine — pièces qui pourraient être celles du film dont il fait partie.

Puis viennent ces mots : « tu ne pourras jamais le faire ». Cette dernière phrase, prononcée par ce jeune homicide (fictif), portent le problème au pire — au niveau du meurtre — mais elles s’inscrivent parmi la série des considérations égrainées tout au long du film sur les relations entre le cinéma et la réalité, sur l’impact qu’ils pourraient avoir l’un sur l’autre. D’ailleurs lorsque le prisonnier commence à défier le cinéaste dans le fil de la discussion — « Tu penses que tu pourrais le faire avec tes gadgets ? Avec ta caméra et je ne sais quoi […] » — il n’est pas question de tuer un homme, mais de changer les choses, et des outils pour le faire. « Tu ne peux rien faire d’autre que filmer des choses que tu ne pourras jamais commettre ». En vérité, ce jeune homme porte un couteau sur lui parce qu’il habite le quartier d’Hay El Farah, et si son interlocuteur n’habitait pas au centre ville, tout complément d’explication serait superflu. Cette conversation finale accuse la séparation, non pas entre la fiction et le documentaire, mais entre ceux qui disposent des moyens de faire du cinéma et la société qu’ils voudraient améliorer par ces moyens. Le choix du sujet cinématographique (le cinéma, le travail ou un meurtre) et la question de savoir comment le traiter, s’il faut faire des fictions ou des documentaires, n’y changeront rien : aussi longtemps que ce cinéaste voudra parler de celles et ceux qui vivent en banlieue tout en habitant au centre ville, de celles et ceux qui n’ont pas de caméra tout en gardant sa caméra pour lui, rien ne changera réellement. La réalité, qui cerne le cinéaste et son « sujet » (le sous-prolétaire), c’est alors cette prison, avec ses portes qui vont se refermer entre eux… arrêt sur image (et tout cela reste en suspens).

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