Cinéma / Politique – Los Angeles, 1968

Godard à Hollywood

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le 5 septembre 2012

Mercredi 28 février 1968, University of Southern California, Los Angeles.

Intervenants : Jean-Luc Godard, Samuel Fuller, King Vidor, Roger Corman, Peter Bogdanovich.

Modérateur : Kevin Thomas, critique au Los Angeles Times.

(Un interprète était présent, Jean-Luc Godard n’a que peu recouru à ses services.[11] [11] Deux versions du livre, téléchargeables et intégrales (avec une introduction de Nicole Brenez), sont disponibles. L’une en “haute définition“, et l’autre dans un format plus léger. )

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Question : Que pensez-vous du cinéma hollywoodien aujourd’hui ?

Jean-Luc Godard : En ce qui concerne mes amis émigrés à Hollywood – par exemple Roman Polanski, je considère que c’est une tragédie et je préfère ne pas en parler. Les cinéastes indépendants partis à Hollywood réalisent des films médiocres. Du moins au regard des standards hollywoodiens en vigueur – qui se sont fortement détériorés ces dernières années. Il y a quelque temps, le cinéma américain produisait d’excellentes choses. Ces standards ont été revus à la baisse.

Lorsque j’ai entendu parler de cette table ronde – moi et les cinéastes hollywoodiens – et quand j’ai découvert les noms des intervenants… Je ne veux pas, j’espère, être provocant… N’empêche, je suis convaincu que pas plus que moi vous n’êtes des cinéastes hollywoodiens – et cela, bien sûr, pour des raisons différentes. Je veux dire par là que pour vous, Samuel Fuller, il est très dur de produire un film à Hollywood, bien plus qu’il y a une dizaine d’années. Pour vous, Roger Corman, je n’en suis pas certain, mais il semble que vous êtes un peu à part – vous travaillez grâce au système hollywoodien, mais vous n’en faites pour autant pas partie. Quant à vous Monsieur King Vidor, j’ai vraiment honte de ce qui est arrivé à des gens comme Joseph Von Sternberg ou Fritz Lang, ou en France à quelqu’un comme Jean Renoir. Vous avez souvent innové à Hollywood. Par exemple, vous souvenez-vous du Procès d’Orson Welles et de cette fameuse séquence où le personnage principal traverse une immense pièce encombrée de bureaux ? Tout le monde dit : « C’est très beau, mais cela vient d’un film de Billy Wilder d’il y a dix ou quinze ans »[22] [22] En 1960, dans la Garçonnière (The Apartment, avec Jack Lemmon et Shirley Mc Laine), Billy Wilder actualise en effet la séquence de la Foule qui décrit le travail uniforme et contrôlé des cols blancs américains. Les inoubliables travellings de King Vidor inspireront de nombreux autres cinéastes, on peut considérer par exemple que The Hudsucker Proxy (le Grand saut, 1994, de Joel Coen) constitue le développement à l’échelle de tout un film de la séquence matricielle de The Crowd. . Personne n’a dit que la séquence de Billy Wilder s’inspirait d’une scène de la Foule[33] [33] La Foule (The Crowd) : King Vidor, É-U, 1928, avec James Murray et Eleanor Boardman. Produit par la MGM. . Personne ne s’en souvient, même pas les critiques. C’est pourquoi cette table ronde ne concerne pas « moi et Hollywood ». Nous sommes tous ici hors de Hollywood.

King Vidor : Je suis d’accord. Et c’est bien la première fois que je dois défendre Hollywood. C’est pour moi une expérience inédite. À propos de ce film, la Foule, vous dites que personne ne s’en souvient, sauf peut-être Billy Wilder. Il est venu me trouver et m’a demandé : « Voudrais-tu venir et regarder mon décor, il me semble que tu avais deux cents bureaux, n’est-ce pas ? J’en ai deux cents aussi. C’est comme cela que tu les avais disposés ? » J’ai dit : « oui Billy, c’est comme ça ».

(Rires dans la salle)

J’ai ajouté que j’avais fait un plan d’ensemble, une plongée aérienne. Il a répondu qu’il choisirait plutôt un angle à hauteur d’homme. Ceci dit, je suis très honoré que vous vous souveniez de cela.

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Roger Corman : On pourrait formuler le problème autrement, et proclamer : Hollywood est en déclin. Personnellement, je préfère dire : Hollywood est en pleine mutation. Pas forcément pour le pire. Le Hollywood de la grande époque – les années vingt, trente et jusqu’au milieu des années quarante – résulte d’un écheveau inhabituel de circonstances particulières. Sur le marché national, le cinéma dominait la scène du divertissement populaire. Les Studios étaient propriétaires de leurs propres réseaux de distribution et de leurs propres salles de cinéma. Au même moment, de nombreux acteurs, écrivains et techniciens quittaient ou fuyaient l’Europe pour les États-Unis. Ainsi, au cours d’une brève période de l’histoire du cinéma, Hollywood a représenté la plus grande concentration de talents adossée à la plus grande force économique du monde. Un ensemble de déterminations, comme la signature du Consent Decree[44] [44] Loi antitrust décrétée en mai 1948 pour obliger les Majors à vendre leurs salles et ne pas contrôler tout le système des images industrielles, depuis la production jusqu’à la distribution. par le Gouvernement des États-Unis (qui a brisé les monopoles des Studios américains), l’avènement de la télévision et l’émergence du très puissant et très influent cinéma européen d’après-guerre, a contribué à l’effondrement de cet Hollywood. La télévision correspond aujourd’hui à ce qu’était le cinéma dans les années trente. C’est-à-dire la fabrication de produits formatés pour un réseau, diffusés par un réseau, et sans aucune alternative réelle. Alors que la partie vive du Hollywood d’aujourd’hui se trouve exactement aux antipodes de ce que Hollywood fut à cette époque.

Samuel Fuller : Jean-Luc Godard a fait des films qui m’inspirent – chacun de ses films à vrai dire – et qui devraient inspirer tous les cinéastes. Je ne dis pas cela parce que je suis ici parmi vous ou parce que j’aime son travail, ni même parce que j’ai été son acteur durant douze secondes – sans être payé.

Jean-Luc Godard a eu la gentillesse de me proposer de jouer mon propre rôle dans une scène de cocktail de Pierrot le fou. J’étais là pour préparer un film que je n’ai jamais tourné. On me demandait ce que je faisais à Paris. J’expliquais. La vedette, Belmondo, me demandait « qu’est-ce que le cinéma ? ». J’expliquais. C’était agréable de travailler avec un réalisateur comme lui. Particulièrement vif. En ce qui me concerne, je me sentais vraiment en confiance. Je ne souhaite pas m’attarder sur Pierrot le fou car, sauf erreur, vous l’avez tous vu – au fond, je pourrais recevoir des lettres d’admirateurs car j’étais très bon dans ce film.

Kevin Thomas : Votre apparition dans Pierrot le fou est emblématique des films de Jean-Luc Godard. Depuis À bout de souffle jusqu’à la Chinoise, Godard a toujours fait référence à un réalisateur américain. Dans la Chinoise, c’était Nicholas Ray. Pourtant, Jean-Luc Godard, aujourd’hui vous avez apparemment moins recours à ces références ou à ces motifs empruntés à d’autres films. Par là, j’entends qu’À bout de souffle devait beaucoup à la série B. Or vous semblez désormais prendre vos distances avec cela.

Jean-Luc Godard : Quand j’ai tourné À bout de souffle, je pensais que je faisais quelque chose de très précis. Je réalisais un thriller, un film de gangsters. Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai compris que j’avais fait tout autre chose. Je croyais que je filmais le Fils de Scarface ou le Retour de Scarface et j’ai compris que j’avais plutôt tourné Alice au pays des merveilles, plus ou moins. Alors je me suis dit : « tu dois être malade, tu dois faire attention à ce que tu fais ». Quand j’ai préparé mon deuxième film, je me suis dit : « sois très conscient que tu tournes un film, tu n’es pas dans un rêve ». C’est peut-être pour ça que je dis toujours, y compris dans mes films, « ceci est un film : ce n’est pas un rêve ».

Dans la Chinoise, aucun des acteurs n’était vraiment marxiste-léniniste. Pour les entretiens, je les ai préparés, en un sens très général. Prenons par exemple Jean-Pierre Léaud : je lui ai dit, « je vais te parler de ceci et de cela et tu répondras ceci, ceci et cela – mais comme tu l’entends, toi ». Il connaissait bien sûr les questions et globalement comment y répondre, mais pas dans le détail.

Question : Avez-vous demandé aux acteurs d’étudier le marxisme-léninisme ?

Jean-Luc Godard : Oui, mais ils ne l’ont pas fait.

Roger Corman : Ce que vous venez de dire à propos de cette prise conscience au cours de la réalisation d’un film constitue-t-il la raison pour laquelle vous avez montré plusieurs fois le clap dans la Chinoise ?

Jean-Luc Godard : Oui. Pourquoi pas ? Le vrai sujet n’est pas la Chinoise. C’est un film en train de se faire qui s’appelle la Chinoise. Ce sont les deux ensemble. Le sujet ce n’est pas seulement les acteurs, mais la manière artistique de les représenter. Les deux ensemble. Ils sont indissociables. La Chinoise se sert d’une citation que je souhaite reprendre ici. Le jeune peintre dit : « L’art n’est pas le reflet de la réalité, c’est la réalité d’une réflexion »[55] [55] La formule exacte de Kirilov (Lex de Bruijn), à propos du caractère imaginaire de l’effet esthétique, est : « cet imaginaire n’est pas le reflet du réel, il est le réel de ce reflet ». . Pour moi, cela signifie quelque chose. L’art n’est pas seulement un miroir. Il n’y a pas seulement la réalité et après le miroir – la caméra. Je pensais qu’il en allait ainsi quand j’ai réalisé À bout de souffle mais ensuite j’ai considéré que l’on ne pouvait dissocier le miroir et la réalité. On ne peut pas les distinguer clairement. Je ne pense pas qu’un film soit une chose qui est prise par la caméra ; un film c’est la réalité du film qui passe de la réalité à la caméra. C’est entre les deux. La caméra est juste une dimension de la réalité.

Roger Corman : Je crois que Bergman a fait la même chose dans Persona, n’est-ce pas ? À la fin, il laisse la pellicule défiler toute seule.

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Jean-Luc Godard : Oui, dans Persona. Je pense qu’il est parfois bon de dire au spectateur, parfois mais pas systématiquement, quand cela convient au sujet : « ceci est un film, et il s’agit précisément de ce type de film-ci. » On ne doit pas éluder le fait que l’on réalise un film. Après tout, le grand théâtre, de Shakespeare à Pirandello – c’est le sujet même de Hamlet – consiste à mettre une scène sur la scène, vous savez, toujours.

King Vidor : Pensez-vous qu’il soit nécessaire pour un cinéaste de savoir à l’avance ce qu’il essaye de dire ? Devez-vous proposer des scénarios aboutis pour obtenir un financement ?

Jean-Luc Godard : Au début, oui. Aujourd’hui, en France, j’ai la chance de n’avoir de comptes à rendre à personne sur ce qui se passe. Pour la simple raison que je ne le sais pas moi-même. Voilà pourquoi on me donne très peu d’argent. Quand je commence un tournage, j’ai un point de vue très clair mais très général. Faire le film consiste juste à préciser mieux ce point de vue. Si vous pouvez tout écrire très clairement, vous êtes un écrivain ; vous n’avez pas besoin de faire des films. Si vous faites un film, c’est parce que vous devez passer par le cinéma pour en savoir plus sur ce que vous souhaitez dire.

King Vidor : Vous venez de pointer le problème majeur à Hollywood aujourd’hui. On investit des sommes importantes pour des best-sellers ou des pièces de théâtre de Broadway. Dans le même temps, il est très difficile de raconter des histoires originales, et même de les faire entendre. Désormais, on achète des packages.

M. Godard, avez-vous dit combien coûtent vos films ou préférez-vous ne pas le faire ?

Jean-Luc Godard : Ils sont bien moins chers que vos films. Mon plus gros budget n’a jamais atteint le plus petit des vôtres. J’ai parlé de « détérioration » et non de « changement » comme vient de le suggérer Roger Corman. Voilà pourquoi, au contraire d’il y a dix ou quinze ans – notez que je ne parle pas d’il y a trente ans –, il n’y a presque plus aujourd’hui de scénarios originaux. Or pour moi, les scénaristes américains étaient les plus grands du monde. En Europe, nous n’en avions aucun d’aussi bon que les vôtres. Ben Hecht[66] [66] Le plus célèbre des scénaristes new-yorkais, dramaturge, romancier et cinéaste. Parmi ses scénarios fameux : Scarface, Spellbound, par exemple, est désormais tombé dans l’oubli alors que, à mon avis, il a inventé quatre-vingts pour cent de ce que l’on utilise dans les films américains aujourd’hui. Désormais, tout vient des livres. Même les bons metteurs en scène n’ont pas d’imagination. Je ne comprends pas comment ils peuvent faire ça. Aujourd’hui, un film n’est plus un film. C’est la photocopie d’un livre.

Peter Bogdanovich : Il reste peut-être encore un seul homme dans cette ville – et c’est Roger Corman – auquel nous pouvons dire : « J’ai une idée de film », et qui écoute. Et s’il l’apprécie, on peut faire le film avec un petit budget. L’industrie perd ce sens de l’échange.

Samuel Fuller : Toutes ces discussions à propos de « petits » et de « grands » films provoquent un malentendu. Un budget important et un scénario faible ne feront jamais un « grand » film. Prenez Bande à part de Jean-Luc Godard. On voit dans ce film une scène qui vaut toutes celles qu’un scénariste ou un écrivain peut imaginer. Si le casting de Bande à part avait été différent et qu’on le projetait dans une salle commerciale, on ne dirait pas que c’est un « petit » film. Même s’il ne revient pas cher. Deux types sont en train de cambrioler une maison, des bas sur leurs têtes. Ils fouillent, l’un des deux s’arrête, se regarde dans un miroir et ajuste sa cravate. L’autre s’arrête, regarde dans une bibliothèque comme chez un bouquiniste, prend un livre, le met dans sa poche et continue son cambriolage.

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Maintenant si Jean-Luc Godard avait eu Cary Grant avec un bas sur sa tête, on aurait dit : « Oh, c’est magnifique ! ». Ce qui me désole, c’est que Jean-Luc Godard n’a pas eu Cary Grant. S’il avait eu Cary Grant avec Jean Arthur, Irene Dunn ou encore Roz Russel, personne n’aurait qualifié Bande à part de « film d’art et d’essai ». On aurait juste dit que c’est un sacré bon film. Voilà ce que je veux dire des films de Jean-Luc Godard. Car ils ont toujours quelque chose d’irrésistible, que vous les aimiez ou non ! C’est sa ligne de conduite. C’est pour cela que les autres réalisateurs aiment ses films. C’est pour cela que je suis fier d’avoir tourné avec lui. Et en disant cela, je n’essaye pas d’être dans son prochain film.

(Rires)

Je vais vous donner un exemple à propos des stars. Quelques mois avant qu’ils tournent Bonnie and Clyde, les acteurs de ce film n’étaient pas ce qu’on appelle d’habitude des « top stars »[77] [77] Bonnie and Clyde : Arthur Penn, É-U, 1967, avec Warren Beatty et Faye Dunaway. Produit par Warner Bros. L’un des immenses succès critiques et financiers de l’époque, avec Easy Rider, qui a largement contribué à la modification du paysage industriel cinématographique au début des années 70. . Et Bonnie and Clyde est un succès fracassant. J’aime les films où il n’y a pas d’acteurs connus. Le box office les étouffe, les écrase, les écrabouille comme des petits moucherons.

Le public : Grâce à la notoriété de quelqu’un comme Monsieur Godard, accepte-t-on plus facilement des films personnel aujourd’hui à Hollywood ?

Roger Corman : Absolument. La fonction du cinéma d’avant-garde a toujours été de montrer la voie à suivre aux films commerciaux. Partout dans le monde, des cinéastes ont réalisé des films au caractère personnel de plus en plus affirmé. Cela a influencé les Américains. Ces films ont fini par être acceptés – les directeurs des Studios ne sont pas complètement idiots. Ils ont commencé à permettre aux cinéastes de travailler de façon plus personnelle.

Monsieur Godard, vos films ne passent ici que dans des salles d’« art et essai », alors qu’en France, me semble-t-il, ils sont diffusés dans les circuits commerciaux.

Jean-Luc Godard : Oui mais en France, l’art et essai ne se différencie pas tant que cela du circuit commercial. Par exemple, à Paris, les affaires de l’« art et essai » sont plus florissantes que celles des salles commerciales.

Le public : M. Corman, dans quelle mesure peut-on percevoir votre point de vue dans un film comme l’Affaire Al Capone[88] [88] L’Affaire Al Capone (The St Valentine’s Day Massacre) : Roger Corman, É-U, 1966, avec Jason Robards Jr et Gorge Segal. Produit par la 20th Century Fox. ?

Roger Corman : J’ai essayé de montrer le plus objectivement possible ce qui s’est passé à un moment donné, les années vingt. Je n’ai pas voulu tout marquer de mon empreinte, même si c’est inévitable. Il y a une part de subjectivité dans la façon de placer la caméra, lors du casting. J’ai essayé de faire un film objectif, quasi-documentaire, autour des années vingt, en espérant que quelqu’un le voit et dise : « finalement, les choses n’ont pas beaucoup changé ».

Le public : Monsieur Godard, pensez-vous qu’il y ait des conditions idéales pour faire un film ou, au contraire, que les impondérables en cours de réalisation font partie intégrante du film ?

Jean-Luc Godard : Je pense qu’il peut être bénéfique de rencontrer des problèmes. C’est comme dans la vie, où tout chemin est parsemé d’embûches. Les conditions idéales varient d’un pays à l’autre. Pour moi, ce serait dans un pays socialiste. Naturellement, personne ne s’entend sur les caractéristiques d’un bon ou d’un mauvais socialisme. Dans l’immédiat, sur la base de ce que je connais en Europe de l’Est où le cinéma est contrôlé par l’État, la situation n’est pas meilleure qu’ici. Les jeunes cinéastes indépendants ont autant de problèmes que nous. Le seul pays où cela fonctionne pour l’instant, c’est la Yougoslavie où le stalinisme a disparu. Les producteurs – même ceux qui travaillent pour l’État – sont bien plus indépendants. Un autre pays de ce type est Cuba, car après la révolution, l’industrie du cinéma a été confiée à des passionnés de cinéma particulièrement intelligents et brillants[99] [99] Après la révolution, les actualités cubaines ont été dirigées par Santiago Alvarez, dont Godard cite souvent le chef d’œuvre, 79 Printemps. On peut voir dans Accelerated Under-Development (Travis Wilkerson, É-U, 1999-2003), une photographie de Jean-Luc Godard en compagnie de Santiago Alvarez. . Par contre, ce n’est pas le cas en Tchécoslovaquie. Tous les gens que je connais là-bas, comme Milos Forman ou Vera Chytilova[1010] [1010] Vera Chytilova : auteur phare de la Nouvelle vague tchécoslovaque, son film le plus célèbre est les Petites Marguerites en 1966. Après 1968, le pouvoir lui impose sept ans de silence. Elle recommence à tourner en 1976. , doivent exposer leurs scénarios dans les moindres détails à des officiels du gouvernement. Si vous faites des films qui ne plaisent pas, on vous confisque votre passeport, ou on vous jette en prison. Après tout, on ne fait pas ça ici. Du moins pas encore.

(Rires)

Le public : M. Godard, préférez-vous réaliser un film ou élaborer un discours social ?

Jean-Luc Godard : Je ne vois aucune différence entre les deux.

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Le public : Voulez-vous dire que vous essayez de changer le public ?

Jean-Luc Godard : Eh bien, oui ! Nous essayons de changer le monde.

Le public : M. Godard, quand vous travaillez avec des acteurs, y a-t-il beaucoup d’imprévus ? En ce sens, est-ce que vous gardez une marge de liberté avant d’aborder le tournage ?

Jean-Luc Godard : Sur le moment, je suis juste capable de décrire la ligne directrice d’un film. Je ne me souviens pas de ce qui remonte à deux ou trois ans. Une histoire ou une idée me traversent l’esprit. J’ai besoin d’acteurs, même si je n’aime pas les appeler comme cela – ce sont simplement des êtres humains. Peu m’importe s’ils sont acteurs ou non. Je les place dans une situation artificielle pour eux, mais je les veux les plus naturels possible, comme au quotidien. Je les veux spontanés, dans les conditions imaginées par moi. Peu importe l’artificialité de la situation car, au plus profond d’eux-mêmes, les acteurs sont d’abord des êtres de chair et de sang. S’ils vivaient dans leur quotidien ce qui se passe dans mes films, ils y réagiraient le plus naturellement du monde. C’est ce que j’attends d’eux dans mes films.

Roger Corman : Il me semble qu’au cours des années vous vous êtes peu à peu libéré de canevas trop contraignants. J’ai le sentiment que vous privilégiez de plus en plus l’improvisation.

Jean-Luc Godard : C’est vrai, mais je n’appelle pas cela de l’improvisation. J’essaye d’éviter tout ce qui est rigide. Ce que j’aime chez un acteur, c’est qu’il donne beaucoup au scénario. De sorte que s’il s’agissait d’un autre acteur, ce serait un tout autre film. Ainsi, pour le Mépris, j’ai désiré Kim Novak et Frank Sinatra, car j’avais plus d’argent que d’habitude.

(Rires)

On ne m’en a pas donné les moyens. Le film aurait été différent si Kim Novak avait eu le rôle de Brigitte Bardot. Dans Pierrot le fou, je songeais à Michel Piccoli et Sylvie Vartan, la chanteuse française de variétés. Cela ne s’est pas fait, alors j’ai proposé Anna Karina et Richard Burton. Finalement, le choix s’est porté sur Karina et Belmondo, ce que je ne regrette pas le moins du monde. J’en suis content. Le film aurait été différent avec Burton, c’est tout. Je prends au moins cinquante pour cent de l’acteur dans mes films. Pas sa vie privée, mais sa façon de penser, de parler. Je ne veux pas lui donner des leçons ou lui imposer des choses qu’il ne souhaite pas faire. Je ne suis pas de la Gestapo, je suis un cinéaste. Quand je filme le visage d’un acteur, il y a deux choses : je filme son visage pour les besoins du film, mais au-delà, il se passe quelque chose d’autre qui émane du visage lui-même. Et de la prise de vue. Cela modifie toujours quelque chose du projet initial. Certaines fois plus que d’autres.

King Vidor : Il y a ici à l’Université de Southern California un graffiti gribouillé sur un mur : « Ne le vis pas si tu peux le filmer ».

Roger Corman : La vie serait très triste.

Jean-Luc Godard : La Chinoise est un film de montage. J’ai tourné chaque plan du film sans savoir où il se trouverait au montage final. J’ai arrêté le tournage une fois que j’ai eu le sentiment d’avoir assez de plans. J’avais une ligne directrice plutôt précise – celle qu’on perçoit en conclusion du film. C’est grâce à cette vision assez nette des choses qu’il m’a été possible de faire un film avec une certaine marge de liberté.

Roger Corman : Y a-t-il des inconvénients à travailler ainsi ?

Jean-Luc Godard : Oui. C’est comme une science. Jouer avec le hasard. Comme beaucoup de cinéastes underground le font. C’est bon quelques fois, mauvais cent fois. Vous ne savez pas quand ce sera bon ou mauvais, vous espérez, c’est tout. J’aimerais pouvoir travailler tout à la fois au hasard et en parfaite connaissance de cause. C’est pour cela que je ne me considère ni comme cinéaste hollywoodien, ni comme un cinéaste underground, mais plutôt à la frontière. Même au cours d’une journée ordinaire, vous n’improvisez pas complètement. J’essaie de faire un film comme on vit sa vie. Si je suis libre dans ma pratique, c’est parce que je n’obéis pas à une idée préconçue de ce que je veux faire.

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Roger Corman : Dans la mesure où, comme je l’imagine, vous indiquez à l’acteur ce que vous voulez qu’il exprime selon son style propre, s’il ne vous satisfait pas, est-ce que vous préférez une ou plusieurs prises de vue ? Pensez-vous que vous perdez en spontanéité en répétant celles-ci ?

Jean-Luc Godard : Cela dépend. Parfois la première est la meilleure, pour d’autres, cela demande une centaine d’essais si vous souhaitez être précis. Ce qui m’irrite à Hollywood, c’est qu’ils ont des idées arrêtées. Et ces idées sont à ce point inébranlables qu’elles prolifèrent à travers le monde. C’est ça l’économie. Je me souviens d’avoir demandé à Delbert Mann au cours d’une table ronde au festival de Cannes : « Etes-vous conscient, M. Mann, que quand vous signez un contrat avec la MGM ou la Paramount, cela peut empêcher un jeune réalisateur européen de faire son film comme il l’entend ? ». Evidemment, il n’en savait rien.

Le public : Vous restez pourtant fidèle à votre première idée  ?

Jean-Luc Godard : Réaliser un film n’est pas faire un rêve la nuit et, le lendemain, se rendre dans un studio pour transformer ce rêve en réalité. Un film est une chose très différente. Cette remarque vaut autant pour le documentaire que pour la fiction. Avoir un comédien, ce n’est pas seulement être en présence de quelqu’un qui joue. Sa vie privée appartient aussi au film, et vous devez vous en servir. Ce n’est pas lui être déloyal. C’est plutôt le libérer de son état d’esclave.

Roger Corman : C’est un des vrais grands avantages de travailler en Europe.

Jean-Luc Godard : Pourquoi ? Vous pouvez l’obtenir ici si vous le voulez vraiment.

Roger Corman : Mais, dans le contexte de…

Jean-Luc Godard : Je veux dire que c’est interdit de filmer dans les rues ici…

Roger Corman : Non, ce n’est pas interdit.

Jean-Luc Godard : Alors pourquoi ne voit-on jamais de rues dans le cinéma américain, sauf dans les films de King Vidor il y a trente ans de cela ?

Je pense que nous, en Europe, comme en Amérique latine et en Asie, nous devons trouver de nouvelles façons de réaliser des films et de les présenter au public. À parler de Hollywood, la seule chose dont il a été question ici, c’est de production, de distribution, d’argent. Selon moi, nous nous sommes comportés en esclaves. En esclaves libres, bien sûr, comparativement à d’autres qui sont, eux, vraiment des esclaves. Mais notre tâche aujourd’hui est très claire – c’est de ne plus être des esclaves.

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Initialement parue en version originale dans Take One, vol.1 n°10 juin 1968, cette table ronde composait la première partie d'un recueil désormais introuvable, Cinéma / Politique – Trois tables rondes, (Nicole Brenez et Édouard Arnoldy dir.), Bruxelles, Labor, 2005.

Traduction : Aurélien Bodinaux, revue et corrigée par Édouard Arnoldy et Nicole Brenez. Notes : Nicole Brenez.

Images : One + One (J-L Godard, 1968) / Le Procès (O. Welles, 1963), The Appartment (B. Wilder, 1960), The Crowd (K. Vidor, 1928) / Pick up on South Street (S. Fuller, 1953), Bande à Part (J-L Godard, 1964), de nouveau Pick up on South Street, et Persona (I. Bergman, 1966) / Bande à Part / La Chinoise (J-L Godard, 1967) / Le Gai savoir (J-L Godard, 1968) / One + One, The Crowd.

Parce que cela va sans dire, il faut le dire : nous remercions très amicalement Nicole Brenez et Édouard Arnoldy.