Ce monde en ma lentille

Autour de Jean-Daniel Pollet

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le 6 novembre 2016

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Trois jours en Grèce (1991) et Dieu sait quoi (1994) s’ouvrent tous deux sur une sorte de délitement, des saccades piétinantes d’images tremblées, rivées sur une diagonale de rouille, une voie de chemin de fer désaffectée. Celle-ci, tout en lacérant le paysage d’une plaie béante, ouvre pourtant déjà sur la nécessité d’un ailleurs. Par ces quelques plans épars et hébétés, le cinéaste semble lentement sortir de sa léthargie en faisant retour sur le lieu d’un grand accident, la collision avec un train dont il fut victime quelques mois auparavant. Le voici donc désormais brutalement arrimé à sa masure provençale, un refuge qu’il pressentait sans doute, déjà, être sa dernière demeure. C’est donc à partir de ce socle de pierre sèches qu’une réanimation mentale et sensorielle lentement peut advenir.

Ce moment de latence, ce creux que fut la convalescence, il fallut donc le remplir. Durant sa retraite, Pollet s’entoure d’une multitude de présences familières qui, tout comme lui, habitent impassibles la maison. A la lecture des écrits de Francis Ponge, ce petit peuple jusqu’ici retranché dans la pénombre et l’indifférence semble émerger progressivement. Il s’agit ainsi pour le cinéaste de renouer avec ce qui nous fait “jour après jour” – ce sera le titre de son dernier film -, ce sur quoi nous reposons, qui nous enveloppe, nous observe peut-être : le monde des inertes. Ce sont à eux désormais de se mouvoir gracieusement autour du cinéaste ou de se constituer, tout au contraire, comme soubassements aux mouvements amples et allègres d’un esprit qui de nouveau vagabonde. Se plonger ainsi parmi ces « muets », c’est, semble nous dire le cinéaste, bel et bien faire partie de ce monde, jusqu’à s’y dissoudre avec délectation.

Et tourner un film, c’est très littéralement ré-enclencher les mouvements giratoires, obsessionnels, de terres et de rivages maintes fois parcourus mais jamais épuisés, en revenant à ce creuset mémoriel et imaginaire, le bassin méditerranéen. Un même territoire se déploie ainsi, immense, intime et éclaté. L’exploration de ces paysages intériorisés n’aura cessé, depuis le film matriciel Méditerranée (1963), de nourrir un inépuisable filon d’images minérales et irréelles qui reviennent (et reviendront encore) en d’incessants roulis. Une nouvelle fois donc, une foule silencieuse se met en marche, images, corps, objets, accompagnés d’une voix discrète par les pensées de cet hôte clairvoyant, l’ami Ponge, qui se fera le lare bienveillant du foyer et du film de Pollet et qui, le portrait nimbé d’un voile lumineux, veillera sur cette étrange procession en forme de songe.

Le parcours, qui balise d’abord le pourtour du jardin, ne cessera de s’étendre tout en étant constamment ramené à une sorte de cosmogonie domestique, un petit patrimoine humble et archaïque façonné de mains d’homme ou de milliers d’années. La maison du cinéaste se fera logiquement l’épicentre de ces multiples flux et reflux d’images et de sons, d’objets en tout genre, soumis alternativement à autant de forces centrifuges que centripètes. Transitent ainsi par cette chambre noire des strates enfouies de paysages mentaux qui, associés aux prises de vues journalières, instants furtifs, lumière de toute saison, ne cessent de s’expérimenter en de nouvelles conformités de temps et d’espace sans apparente continuité.

Jean-Daniel Pollet prend au pied de la lettre l’idée d’un tour du propriétaire : il y a comme un parfum d’inventaire dans ces amoncellements d’objets surannés, dans ce mobilier qui se met bel et bien à déambuler. Les engrenages les plus sophistiqués ou les rebuts dérisoires, formes magnifiques ou défaites, tous sont conviés dans une mécanique majestueuse qui ne cesse de tournoyer sur elle-même, comme suspendue à son propre mouvement. Par ses circonvolutions, le film comme forme poreuse s’ouvre à toute présence passagère, insectes, débris infimes, fibrillations lumineuses ou trouvailles du bord des chemins, tout cela comme siphonné et s’entortillant autour d’un centre provisoire. Comme dans Méditerranée, ce monde mouvant procède d’une sorte de culte de la fortune, d’invisibles déplacements et de transports lancinants, parfois tortueux. Dans ces imprévisibles agglomérats, tout donne pourtant le sentiment d’être à sa place, d’une harmonie enfin retrouvée.

Ces objets vacants se font ainsi concomitamment les supports et les relais des rêveries résurgentes du cinéaste, ils constituent autant de jalons dans ses cheminements intérieurs et erratiques. Comme doués d’extra-lucidité, ils se font les révélateurs du monde, des sources vives et irradiantes vers lesquels la caméra tout au long du film ne cessera de revenir, comme envoutée, absorbée tout entière dans la contemplation de ces magnifiques insignifiants.

Comme un contrepoint à la prégnance organique de ces objets, l’une des vitrines publicitaires de l’unique séquence urbaine du film lance une injonction pour le moins prophétique : « Tout doit disparaître ». Ce grand débarras est ainsi voué à la liquidation. La matière visuelle semble constamment soumise aux ondulations de l’eau qui s’insinue au sein de nombreux plans pour y injecter d’infinies fibrillations, jouer de multiples chatoiements ou métamorphoses. Les images suivent le cours d’une eau qui partout s’infiltre, constamment soumises aux ondées de cette « matière-monde » qui déborde de partout, leur donne des effets de densité ou leurs irrégularités.

Ce sont donc des coulées de mots et d’images qui se moulent « en véritable esclave » dans toutes les formes qu’elles investissent, oscillant entre le scintillement des surfaces et les remous plus souterrains suggérés par la bande son. Parfois, l’eau s’évapore pour ne laisser que des dépôts solidifiés : alluvions, rocailles, fossiles… Ceux-ci continueront néanmoins eux aussi de fluer, d’un ensemble à un autre pour se compacter dans une série de géométries moulantes, passant du lit asséché d’une rivière à un muret perdu dans la garrigue pour ensuite s’agréger dans une colonne antique ou dans la forme bombée de cahutes inoccupées.

Cette labilité primordiale emplit donc dans chaque cadre d’un flux vivifiant qui fait se contorsionner les figures, se troubler un monde trop sage, trop prévisible. Elle encercle, dépolit et délave tout ce qu’elle peut trouver sur son chemin, ne se souciant que de ses propres trajets et dynamiques. Le film nous invite à nous plonger dans un monde à la sensualité souveraine, à nous faufiler entre les interstices d’images fuyantes, qui ne cessent de nous soustraire aux lois de la pesanteur pour dériver vers d’autres horizons. Ces glissements continus trahissent pourtant l’impossible adhérence à un monde insaisissable : la collure d’une feuille sur le bitume ou la glu d’un escargot viennent nous rappeler cette impossible emprise sur le cours d’un film hanté par sa propre dislocation. Pollet ne cesse de tourner autour de ces bibelots pour tenter d’en saisir tous les aspects, mais sans en retenir un en particulier : jamais le cinéaste ne parvient à fixer ces apparitions. Tout semble ainsi promis à divaguer en d’autres temps et d’autres lieux. Et cela ne fait au fond qu’épaissir l’énigme profonde de ces passagers somnolents, de ces sphères opaques ou miroitantes provisoirement investis d’un mouvement qui déjà les déserte.

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A l’inverse, d’autres objets viennent s’échouer dans les replis du film comme autant d’alluvions poussés par ces multiples virevoltes et fluctuations. Amas hétéroclites qui se sédimentent ainsi pour former de nouveaux paysages miniatures, de petites conjonctions fortuites de matériaux ingrats et pourtant savamment composées. « Tout est question d’agencement » nous glisse ainsi la voix off : ces assemblages provisoirement constitués sont néanmoins toujours appelés à se déliter ou à s’altérer un peu plus tard pour refluer d’un plan à l’autre.

Au demeurant, le cinéaste opère par variations autour des formes les plus élémentaires : celles-ci semblent presque se prolonger les unes dans les autres dans un jeu d’emboîtements, soumises de constantes modulations. Chaque plan se fait ainsi le réceptacle de mouvements visibles ou invisibles et le film dans son entier se conforme lui-même à cette idée de forme contenante qui, d’une certaine manière, s’englobe elle même par la mise en abime et la reprise constante de ses propres images. « Un vase non pas creux mais sonore, musical », pouvait-on ainsi déjà entendre à la fin de Trois jours en Grèce : l’idée de Dieu sait quoi était déjà là, en germe, et le film multiplie à ce titre tout naturellement les poteries, coquilles, moules ou logis éphémères.

Jouant de la translucidité des récipients, Pollet semble ainsi régulièrement convier le paysage à entrer dans la forme même de l’objet. Au gré des saisons, la nature ne manque pas d’envelopper en retour ces verreries pour y laisser l’empreinte de son passage. Par moments, l’objet se fait surface sensible transcrivant d’imperceptibles mouvements atmosphériques qu’il matérialise par condensation. C’est aussi paradoxalement en se repliant sur lui-même par son tourbillonnement que l’objet s’allie à l’environnement qui le borde : lorsque la rotation lente se fait course folle, ses contours deviennent vaporeux, sa présence flottante, éthérée, presque dissoute dans l’agitation abstraite du monde alentour. A la frontière du visible, il se tient là, rendu quasi-immobile par sa propre vitesse, semblable à un mirage persistant.

Si ces réceptacles semblent inhaler le paysage pour en offrir un reflet éthéré et difforme, ils se recouvrent également par contamination de ses colorations, de ses matériaux, de ses textures. Ces dépôts semblent attester d’une présence physique rendue effective par la prolifération des détails, d’une nature morte qui se prend soudainement à être vivante, instable. Par l’impureté de ces traces terreuses, de ces perles d’eau sales, l’objet se trouble. Ainsi se redéfinit une sorte de cartographie interne du visible où cohabitent différents niveaux de consistance et de densité qui délimitent autant de zones vagues, entre crasse et cristal, entre le grain de trainées sablonneuses et le velouté de surfaces voilées. Ces sphères qui à l’instant étaient célestes, adviennent après une simple averse comme des formes composites ne parvenant plus à imprimer de vision précise. Elles trouvent ainsi leurs modalités d’existence autant dans les différentes variations rythmiques qui leurs sont assignées que dans les mouvements du monde environnant dont elles se font les médiums et la quintessence.

Dieu sait quoi participe d’un double mouvement d’enveloppement : d’une part, le mouvement de la caméra qui s’éloigne en cercles concentriques à partir d’un point éphémère, et d’autre part, la délimitation par la forme même de l’objet d’un paysage qui y passe tout entier, concentré et anamorphosé. Ces vases clos se font provisoirement communicants, investis par des afflux extérieurs qu’ils ne peuvent endiguer : voici que les éléments avoisinant trouvent d’inédites configurations dans l’amalgame incertain où ils se lovent, se convulsent en un bouillonnement léger. Le monde chemine compressé dans ces lentilles divergentes, il fusionne dans un étrange laboratoire d’alchimiste. Ces visions hallucinatoires qui ne cessent de se nouer en torsades lumineuses, comme filtrées dans une série d’alambics, génèrent une ivresse jouissive, un vertige renforcé par les modulations d’une voix suave, incantatoire. De ces expérimentations enfantines, l’œil extrait sucs et effluves : l’essence profonde d’un monde sensuel et terrestre, d’une douceur épidermique.

Mais parfois, cet état liquide se condense et, revenant aux stases du début du film, se hérisse en broussailles acérées, découpes tranchantes et détails saillants. Le givre détoure à son tour des formes éphémères, les plus infimes brindilles éclatent en buisson d’épines et c’est le film dans son ensemble, jusque là imprégné d’humidité qui, cahotant, se retrouve soudainement pris dans une torpeur hivernale. Il se fendille brutalement en stridences, hachures, visions heurtées. Des transversales infinies et des pans disjoints s’élèvent alors dans un univers de glace et de fer. Nouvelles découpes, nouvel agencement précaire : une grande mégalopole anonyme (« aussi vide qu’un chaudron abandonné » nous glisse-t-on) se détache comme un greffon improbable, une prolifération immobile.

Le film a été comme déplacé et reflue ainsi dans un autre règne, radicalement indifférent au précédent. Ce nouvel îlot autarcique efface brusquement tout le ronronnement d’une familiarité qui progressivement s’installait. Aux infusions contemplatives d’une Provence brumeuse, les tours de verre tranchent dans les imprécisions d’un paysage opacifié, semi-onirique : il ne reste plus que des hyper-structures transparentes, évidées de toute consistance et qui déclinent à l’infini les mêmes blocs monolithiques, dalles froides ou poutrelles aiguisées. Comme le reflet inversé d’un autre monde, l’espace urbain se fait désert minéral, la coque béante d’une civilisation dépeuplée et fantomatique, elle aussi promise à l’effacement, elle aussi absente à elle-même.

Avec ses formes agressives, ses enchevêtrements publicitaires, la « ville-monde » réitère de nouveau – quoi qu’en le déplaçant – le sentiment d’entrer dans une nouvelle dimension : suspendus, nous gravitons autour de ce nouveau pôle magnétique, dans cet autre système qui semble lui aussi se suffire à lui-même. Une nouvelle mécanique superbe qui, en s’opposant aux rondeurs des matrices méditerranéennes, renverse soudainement le cours du film pour le faire pivoter tout entier sur son axe, passant ainsi des « objets-monuments » aux « monuments-objets ». Mais la parenthèse close, voici que le film réintègre des apparats plus rudimentaires en se coulant de nouveau dans la chaleur du foyer initial. Comme invoqué dans Méditerranée (1963), tout restera le même et pourtant différent : invariablement, tout est affaire de refontes, de reprises, d’embranchements.

Dans ce labyrinthe mental, aucune alternative n’est donc exclue, tout reste possible dans une sorte d’insoupçonné du déjà-vu. Ainsi, dans ce balancement dialectique, la caméra pourrait autant aller à gauche qu’à droite (le balancement d’une fenêtre à l’autre dans L’Ordre, 1973), aléatoirement écouter Sophocle ou Euripide (Trois jours en Grèce, 1991), partir ou revenir. Chaque spectateur trouvera son chemin dans ces aplats ouverts à tous les vents, ces idéogrammes abstraits où aucun sens de lecture ne saurait prévaloir. Les mêmes images se répètent ainsi dans une sorte de mantra, superposant au fil du temps leurs virtualités. Atomisation, inversion, relance perpétuelle, les mouvements de Dieu sait quoi reprennent ceux des boules de loterie roulant dans leur tambour dans Trois jours en Grèce ou encore celui du cylindre brûlant qui dévale éternellement dans la forge de Méditerranée. C’est dans ce même film qu’une mystérieuse jeune fille raccommodait ces boutons de robe en les prenant isolément et dans le désordre, tout comme le cinéaste éparpillant ses images et les assemblant en une multitude de combinaisons.

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Avec Dieu sait quoi, Pollet se fait aussi l’archéologue de son propre cinéma. Procédant par extraction d’échantillons, matières résiduelles, scories de tournage, il accole les débris de films anciens comme autant de blocs solitaires, des reliquats d’images déjà ressassées mais constamment réactualisées. Dans le roulement d’engrenages multi-séculaires, les images, comme isolées, détachées d’un film précis, semblent passer de l’un à l’un, suivant des circuits autonomes. Elle sont elles-mêmes errantes, rendues spectrales par leur flottement dans l’imaginaire nébuleux du cinéaste. Ces images qui, prises isolément, se dessécheraient, exsangues de leur banalité, trouvent ici à s’abreuver des multiples sous-couches du passé (l’histoire antique ou tout simplement leur parcours dans la filmographie de Pollet), conjuguant à la fois épaisseur et amnésie.

Méditerranée puisait déjà dans une réserve d’images toutes faites, de clichés culturels ou touristiques, pour les opacifier. Il s’agissait là aussi de creuser le stéréotype, de l’évider complètement afin de le faire résonner de sens nouveaux. Une pyramide, un agrume, un simple visage devenait littéralement sidérant par les rapprochements ou les dissonances du montage : Pollet reprenait à son compte les associations réalisées par l’espace méditerranéen lui-même, où des civilisations enfouies cohabitent sous la poussière et les gravats dans une juxtaposition continuelle de temps et d’espace. Ces éléments saisis dans leurs platitudes ouvraient déjà sur une sorte de « multidimensionnalité », formant d’indéchiffrables typographies, des mosaïques de signes, un véritable rébus antique. Les images apparaissaient tel des flashs oraculaires, des prémonitions funestes de ce qui se jouera bel et bien par la suite dans le reste du film. Elles nourrissaient une forme de malaise, d’anxiété, et semblaient résonner telles des avertissements confus d’anciennes divinités tutélaires que l’on ne parviendrait plus à décrypter. Avec cette récupération d’une matière imagée vermoulue par son propre roulement, de résidus devenus reliques, les images elles-mêmes acquièrent une valeur iconique. Elle baignent dans un halo immuable et tremble en même temps d’éclats éphémères, comme des appels sourds à la vie.

Reclus dans son antre comme les exilés de l’Ordre (1973), le cinéaste observe et fixe les mutations lentes, insidieuses, des saisons. Ce retrait des vivants est également nécessaire pour puiser au plus profond de soi-même des images fondatrices : la maison n’est pas seulement caveau, elle se fait surtout terrain de fouille. Un autre objet domestique, la télévision, se fera le passeur extralucide qui lui permettra de prospecter les zones confuses de son intériorité. Sur le chantier de l’écran télévisé, le cinéaste opère en secret le tissu d’images réincarnées, comme dans le bloc opératoire de Méditerranée.

Ainsi, la boîte noire renvoie vers le grand accident : cette sonde immergée capte les mouvements occultes d’un au-delà du film qui se jouait jusqu’à présent sous nos yeux. Le poste laisse alors entrevoir le reflet inversé de Dieu sait quoi (1994), un monde qui semble trouver pour lui-même de nouveaux accords secrets à partir du même matériau. Le film se scinde, ruban de Möbius contemplant stupéfait ses propres images. Un affluent souterrain s’est ouvert sans faire de bruit et ne cesse de lancer des regards, des signes. La télévision, tout comme le film lui-même, se fait donc entrepôt et permet une immersion directe dans un monde intérieur objectivé – elle n’est plus, comme dans Trois jours en Grèce (1991), le miroir terrifiant du grand désastre mondialisé, où se mêlent chaos de la guerre du Golfe, infamie publicitaire, famine et destructions.

Dans cette nouvelle cérémonie, tout constamment est exhumé et s’estompe dans un voluptueux cortège funèbre. Ainsi, dans Dieu sait quoi (1994), les tables tournent bel et bien pour convoquer les spectres du passé. Les rêveries des chaudes soirées d’été de l’enfance s’estompent, se fondent aux méditations crépusculaires de la vieillesse. Comme une longue traversée de l’autre monde, le film est parsemé de lampes qui palpitent dans la nuit, nous guident, comme autant de jalons marquant cette dernière veillée. Et puis toujours ce sentiment qu’on nous épie, que « ceux d’en face », ces « muets », des masques funèbres ravagés par une semblable dévastation minérale, impalpables et impassibles, nous scrutent d’un œil vitreux.

Et toujours aussi ce sentiment de recommencement, inéluctable, succédané d’une vie ou long cortège funéraire qui s’éternise, qui s’enlise. La caméra flottante et erratique sonde toujours ce territoire enfoui, cette vie antérieure, mais ne cesse pas de se heurter à d’invisibles limites, à une asphyxiante claustration. Lorsque les mêmes images ressuscitées se dressent comme autant de stèles, elle semblent progressivement se refermer sur nous. De nouveau, comme dans les films anciens, nous traversons des charniers de colonnes désossées par le temps et, conduit par un Charon aux yeux perçants, nous nous laissons envahir par le crissement de colonies grouillantes, invisibles. Une lave de brume lourde revient, lancinante et pâteuse, draper ce qui ressemble désormais à des urnes ternes, elles-mêmes embaumées par le mouvement appesanti de la caméra. Dans ce pays de vapeurs, par-delà ces différents oculus diaphanes, macère une angoisse qui s’intensifie et nous plonge dans une forme de catalepsie, tout comme le frisson du premier givre.

Pris par ce malaise, le film se précipite alors en visions affolées, s’étiole et révèle la fragilité de ces formes lisses et délicates, qui à tout moment menacent de tomber de leur piédestal, de se briser à jamais. Stupéfaits, nous sommes une nouvelle fois dé-saisis du monde. Et nous prenons conscience que nous en étions bel et bien, nous aussi, les hôtes provisoires, désormais cernés par ces disparus qui se recroquevillent sur nous. Il faut donc re-parcourir les volutes à l’envers, trouver un nouveau point de fixation dans ce monde déboussolé, avec le risque d’y rester définitivement transi, aussi pétrifié que l’ultime rouage qui se bloque pour clore brutalement ce petit manège. Mais, à nouveau sorti de l’amphore obscure du film, la machine se relancera assurément, nous cheminerons à nouveau dans ce « théâtre de milliers d’années », comme si nous marchions dans le feuilleté minéral d’un amphithéâtre, marche après marche, dans un ensemble segmenté où chaque morceau vaut pour lui-même et se trouve néanmoins intégré dans la continuité disjointe d’une pellicule de pierres. Défileront alors en de nouveaux agencements, mais cette fois-ci seulement pour nous-même, les décombres de Bassae (1964), des fiasques rebondies ou les visages hiératiques d’une fresque éparpillée, tout cela brassés en de savoureuses remémorations[11] [11] A lire également, “A la recherche de Jean-Daniel Pollet”, une série d’entretiens menée par Jean-Paul Fargier, avec : Antoine Roblot et Boris Pollet / Jackie Raynal / Volker Schlöndorff / Sarah George-Picot, Hugo Santiago et Pierre Beuchot / Maurice Born. .

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Toutes les images proviennent de Dieu sait quoi (Jean-Daniel Pollet, 1994).