Cavell, 2ème génération

À propos de "L'écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma" (Collectif)

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le 26 janvier 2022

Voilà désormais un peu plus de deux ans que Stanley Cavell nous a quitté·e·s, à l’âge de 92 ans, laissant derrière lui une œuvre philosophique foisonnante, portant avant tout sur l’art et le langage, sur les manifestations ordinaires de la vie morale, au quotidien comme à l’écran. Plus encore, il aura fait école, et l’on peut aujourd’hui dire sans conteste qu’il existe une perspective cavellienne sur le cinéma, et sur les arts en général, une manière de considérer les œuvres directement héritée du professeur de Harvard.

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Cet ouvrage collectif dirigé par Élise Domenach lui rend hommage en prenant comme point de départ les interventions du colloque qui s’est tenu à l’ENS de Lyon en 2010 à l’occasion de la remise de son doctorat honoris causa. Les seize chapitres qui le composent, quatre textes de Cavell, accompagnés d’articles d’universitaires et de réalisateur·ice·s (Arnaud Desplechin, Luc Dardenne et Claire Simon), offrent un panorama chronologique abordant toute l’œuvre du philosophe, de son livre inaugural La Projection du monde (The World Viewed, 1971) jusqu’à son autobiographie Si j’avais su (Little Did I Know, 2010). Un ouvrage qui se présente comme une réunion de famille, la parole du maître de Harvard étant mêlée à toute une génération de chercheur·euse·s et de critiques ayant eu à cœur de populariser son œuvre au fil des années (Sandra Laugier, William Rothman, Richard Moran, Elise Domenach, Hugo Clémot, Andrew Klevan, Paola Marrati, Jean-Michel Frodon, Martine de Gaudemar, Stephen Mulhall). Mais si l’introduction et le discours de réception du doctorat en 2010 recontextualisent la réflexion au sein de l’aventure humaine qu’a été le développement des études cavelliennes au-delà des États-Unis, l’aspect commémoratif de ce livre ne le rend pas inaccessible à qui ne serait pas déjà sensible à la pensée du philosophe. Il s’agit avant tout d’en revenir à des questions d’esthétique et de philosophie morale aussi fondamentales que « Qu’est-ce que le cinéma ? (Si tant est qu’il y ait une ontologie du cinéma) », « qu’est-ce que le cinéma nous dit de l’ordinaire de nos vies ? Quelle est l’importance du cinéma dans nos vies, et qu’est-ce qui importe dans celles-ci ? » Ou encore, et surtout, « comment accéder au bonheur ? Quelles voies morales suivre à la suite des personnages des films pour vivre au mieux ? ».

À l’origine de toute l’œuvre de Cavell, une question matricielle : « comment accepter et surmonter notre scepticisme ordinaire ? » ; immédiatement suivie d’un élément de réponse : le cinéma est le moyen privilégié de la réalisation et de l’acceptation de cette condition sceptique. Notre distance à l’écran de cinéma rejoue notre distance au monde lorsque nous sommes en proie au doute, et l’écran de cinéma devient le lieu de l’accomplissement d’un fantasme d’une vue surplombante et synthétique du monde. Au cinéma, se déploie sur la toile une « pensée sensible » (p.127), avec laquelle nous pouvons éduquer nos propres pensées faisant écran au monde. Les seize chapitres du livre dérivent tous de cette vision du cinéma, revenant chacun sur un des points de cette pensée qui invite à trouver sa voix/e au contact des films pour dépasser le doute inspiré par le quotidien. Sans se limiter à un parcours strictement biographique de l’œuvre de Cavell, les trois parties du livre reviennent sur les trois facettes les plus saillantes de sa réflexion, chacune rattachée à un moment de sa vie. La première, dans le sillage de La Projection du monde, se demande « comment le sens vient au film ». La deuxième, reprenant les termes de « remariage » et de « mélodrame » d’À la recherche du bonheur et de La Protestation des larmes, revient sur la conversation, ou sa perte, comme moteur de l’accès au bonheur. La troisième, faisant suite à la Philosophie des salles obscures et aux articles rassemblés dans Le cinéma nous rend-il meilleur ?, porte sur l’intégration du cinéma et de notre expérience dans une vie morale individuelle et collective. Certaines idées traversent et unifient les différents segments, la question de l’expressivité comme condition naturelle que le cinéma vient révéler (Moran, Laugier), la présence de la pensée dans la moindre conversation ordinaire, que viennent conjointement mettre à jour le cinéma et la philosophie (Klevan, Gaudemar, Desplechin), l’héritage américain du transcendantalisme et le travail maïeutique de l’individu pour parvenir à trouver sa « voix dans sa propre histoire » (Cavell au sujet d’Emerson et de Malick, Mulhall, Rothman).

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La lecture de Cavell est parfois rendue ardue par un certain nombre d’expression-clés peu évidentes à élucider (et qui n’appellent d’ailleurs pas à ce que l’on en fige le sens lors d’une interprétation définitive). La plupart des articles éclaireront la·e lecteur·ice en repartant de ces expressions pour développer la pensée propre de leur commentateur·ice : aussi l’on trouvera des approfondissements sur, entre autres, les notions d’« image mouvante du scepticisme » (Domenach), de « seigneurs de la vie » (Clémot), de « vouloir dire ce que nous disons » (Laugier), d’« expression de l’inexpressif » (Moran), sur l’essence du mélodramatique (Mulhall). Autant prévenir la·e lecteur·ice qui en viendrait à ce livre par le chemin des études cinématographiques, les textes nécessitent parfois une certaine culture philosophique pour être appréhendés dans toutes leurs dimensions, notamment pour apprécier le tournant que représente Cavell au sein de la tradition sceptique, et les réponses qu’il apporte aux questions de philosophie du langage ordinaire dont il se fait l’héritier.

Pour autant, cette densité philosophique ne doit pas constituer un frein à la lecture, tant c’est justement dans cette intégration constante de la philosophie à nos vies et à notre langage que réside tout l’intérêt de Cavell. Un fil rouge soutient l’ouvrage, celui d’un plaidoyer constant pour une langue philosophique qui trouve son point de départ dans la subjectivité de l’énonciateur·ice, qui tient compte de ses réactions et de ses sensations, qui pense les œuvres comme des moments d’expérience intime qu’il faut ressaisir avec les mots du langage ordinaire. De là une certaine affinité entre la prose cavellienne et l’autobiographie (c’est le sujet du texte de William Rothman), la critique cinématographique, et la création artistique. Les trois lectures de film proposées par les trois réalisateur·ices collaborant à l’ouvrage – Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) de Desplechin, Les Bureaux de Dieu de Claire Simon, et Le Silence de Lorna des frères Dardenne – témoignent de ce travail d’appropriation des mots de la philosophie, et de la façon dont l’on peut faire fructifier le discours d’un autre en une œuvre personnelle. Cette imbrication permanente de l’idiosyncrasique et du commun amène la réflexion à se déployer des questions de morale intimes jusqu’au politique, à réfléchir à notre intégration en tant que voix dans les formes de vie que l’on partage – du cœur de l’individu et de la salle de cinéma, de la logique de la projection (Domenach) et de la réalité (Frodon) jusqu’aux thématiques plus larges de la démocratie (Marrati) et de la condition animale (Mulhall). Comme le rappelle Cavell, la perspective rawlsienne d’un lieu d’où l’individu serait « au-dessus de tout reproche » (p.103) est un leurre, et il faut sans cesse penser la façon dont le monde nous affecte, et comment nous pouvons en retour affecter notre monde.

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La réception des textes du philosophe ne va pas sans critique et prise de distance lorsque cela est nécessaire, par exemple Martine de Gaudemar qui s’oppose dans son chapitre à la fonction narrative de la femme inconnue telle que la décrit Cavell. On se souviendra que ce dernier avait dès la parution d’À la recherche du bonheur reçu des critiques, notamment celle que Tania Modleski avait longuement développé dans son ouvrage Feminism without women en 1980, auxquelles il n’avait que partiellement répondu par la suite dans La Protestation des larmes. Aussi le réemploi de la dichotomie masculin / féminin et de la figure de la « femme inconnue », telles qu’elles se présentent dans nombre de textes de l’ouvrage, ne va pas sans précautions, et l’on appréciera que les nombreuses nuances apportées dans la deuxième partie de l’ouvrage à la signification de ces termes invitent à une lecture soucieuse de confronter les textes cavelliens aux problématiques contemporaines de genre et d’identité.

Cette volonté d’éclaircir les termes de Cavell, de les réinterroger, de les réemployer pour les prolonger en une réflexion personnelle, font de ce recueil de texte la preuve d’une pensée capable de s’adapter, d’évoluer, dont la postérité semble assurée par toute la génération de chercheur·euse·s, critiques et réalisateur·ices ici à l’œuvre.

L'écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma, collectif, dirigé par Élise Domenach.
Editions ENS (Lyon), collection "Tohu Bohu"
Publié le 18 novembre 2021
230 pages.

Illustrations : Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle), Arnaud Desplechin, 1996 / 24 City, Jia Zhangke, 2008