Carnets d’hiver (2021)

Où est Anne Frank ! / Ghostbusters : L'Héritage / West Side Story / Spider-Man: No Way Home ...

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Où est Anne Frank !, d’Ari Folman (sortie le 8 décembre 2021). Contrairement à ce que pourrait laisser penser un coup d’œil trop rapide sur son titre, le nouveau film d’Ari Folman n’est pas une enquête sur la disparition d’un personnage historique, mais bien une exclamation, une démonstration accablante : la fidélité à la mémoire de l’adolescente victime des persécutions et de la machine exterminatrice nazies ne se trouve pas dans la multitude de statues, musées ou bâtiments nommés en son hommage, mais dans une compréhension vivante de son histoire, dont l’aboutissement serait une politique d’accueil européenne digne de ce nom à celles et ceux qui ont comme elle cherché à fuir la mort.

La première réussite du film est de s’interroger en permanence sur la manière de figurer l’infigurable, à commencer par son héroïne : non pas Anne Frank elle-même, mais Kitty, amie imaginaire à laquelle l’autrice s’adresse dans son fameux journal. Les premiers plans montrent les lignes manuscrites quitter les pages du cahier pour prendre la forme d’une jeune fille rousse. Ainsi le langage prend corps, l’invisible prend forme. Ce processus de figuration de l’infiguré revient à plusieurs reprises dans le film, tantôt de manière mineure – Anne et Peter se promènent, minuscules, au sein des composantes d’un poste TSF, donnant une matérialité au seul son qui relit ces familles cachées au monde extérieur ; tantôt pour mettre en images un moment crucial : l’arrivée d’Anne et de ses proches à Bergen-Belsen passe par un emprunt à la mythologie grecque, mélange de barque de Charon et de wagon de déportation. Ce choix plastique prend tout son sens car il épouse le point de vue d’Anne, elle-même passionnée par le panthéon hellénique : il permet alors de traduire le drame atroce vécue à travers les affects et l’imaginaire de la jeune fille, tout en rendant à la Shoah sa fracture ontologique avec les perceptions ordinaires.

Les puissances de l’imaginaire sont aussi mises à contribution par la prisonnière pour résister au désespoir : des hordes de créatures mythologiques conduites par un Clark Gable (l’autre passion d’Anne est le cinéma hollywoodien) chevauchant un griffon assaillent les armées nazies. Mais le film sait aussi faire le grand écart, en donnant à entendre le témoignage de la meilleure amie d’Anne, racontant son arrivée à Bergen-Belsen. C’est donc en conjuguant la fiction onirique et le récit documentaire – alliance des contraires déjà au cœur de Valse avec Bachir – que l’auteur parvient à donner chair à une expérience historique.

La volonté de conjuguer ce destin au présent aurait pu se révéler périlleuse, mais Folman parvient à pointer les similitudes entre les époques, tout en se gardant bien d’assimiler les migrants d’aujourd’hui aux Juifs d’alors : les conditions de vie des uns et des autres apparaissent bien différenciées, et l’auteur prend le temps de restituer, à travers un régime différent, tout en images fixes, le parcours à travers l’Europe d’une famille africaine ayant fui la guerre. La police néerlandaise a le visage bienveillant de Rembrandt, quand les nazis sont des silhouettes uniformes et inquiétantes. Surtout, alors que pour les Frank il fallait à tout prix rester cachés, c’est au contraire leur invisibilité qui met en danger les réfugiés : le climax du film, qui n’évite pas une certaine bienveillance œcuménique, met en scène une foule de badauds applaudissant la mémoire de la jeune écrivaine enfin respectée à travers l’accueil décent enfin concédé par l’Etat aux familles réfugiées. Certes, le film glisse alors ouvertement vers l’imaginaire. Mais n’est-ce pas la meilleure façon de mettre en lumière l’hypocrisie actuelle, qui tue en se drapant dans la morale d’une mémoire changée en monument ?

Florent Le Demazel

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Ghostbusters : L’Héritage, de Jason Reitman (sortie le 1er décembre 2021). Ghostbusters s’ouvre sur un beau prologue qui détaille par une série de plans rapprochés les gestes et les outils canoniques de l’un des célèbres chasseurs de spectres, les renvoyant à leur statut d’artisans, de plombiers purgeant New York de son slime. Le bricolage de l’attirail saute d’autant plus aux yeux que l’arme bien connue s’enraye, amenant le duel qui s’amorce avec un revenant vindicatif vers une issue probablement dramatique.

Pourtant, c’est sur un autre drame, social, qu’enchaîne le film : la famille Spengler est expulsée, la mère ne payant son le loyer depuis des mois. Heureusement, elle hérite d’une grande demeure perdue au fin fond de l’Oklahoma, dont le propriétaire disparu est évidemment le mystérieux chasseur du prologue. Pour une fois, le sous-titre français – « l’héritage » – rend mieux grâce au film que le Afterlife américain. Mais une chose frappe d’emblée dans cette remise au goût du jour d’une franchise emblématique des années 1980 : l’héritage dont il est question a sauté une génération. En effet, les principaux adultes du film semblent perdus – une mère célibataire fauchée, un prof qui passe l’été à projeter des films d’horreur à ses élèves –, déconnectés des dangers qui couvent. Le choix de Paul Rudd, éternel adulescent chez Apatow, va dans ce sens. Et ce n’est certes pas un hasard que tous deux finissent transformés en cerbères à la solde du démon antagoniste (parfaitement anecdotique au demeurant).

Le film s’inscrit donc dans la vague des relectures actuelles du fantastique des années 1980 : il reprend à Stranger Things la précarité de ses personnages – c’est d’ailleurs l’un des acteurs de la série, Finn Wolhard, qui décide de travailler dans un fast-food alors que sa mère est au chômage ; et comme dans Halloween, la victoire contre le mal se fera par la transmission d’un savoir-faire, et par l’union entre grand-parents et petits enfants. Les enjeux eux-mêmes semblent avoir été adaptés aux préoccupations d’aujourd’hui : ce n’est pas un bibendum en gélatine qui menace New-York mais une tempête de poussière, phénomène climatique qui risque d’engloutir un pan de l’Oklahoma.

En ce sens, et alors même qu’elle voit se reformer le quatuor iconique de la saga, la conclusion est emprunte d’une certaine gravité, appuyée par le retour fantomatique d’Harold Ramis, auquel le film est finalement dédié. Les récents Star Wars nous avaient habitués à voir revenir des personnages dont les acteurs étaient disparus, mais c’était bien la Carrie Fisher de l’époque du tournage qui prêtait ses traits à son avatar de fiction. Or ici, les traits du Aron Spengler des premiers films (auquel Ramis ne ressemblait plus) ont été vieillis numériquement, pour un dernier au-revoir aux fans et à sa fille. Derrière l’argument marketing, c’est le manichéisme de la franchise qui semble vaciller : la nouvelle génération pourra désormais compter avec un nouveau genre de spectres, bienveillants et prêts à répondre à son appel.

F. L. D.

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West Side Story, de Steven Spielberg (sortie le 8 décembre 2021). Dans Ready Player One, Steven Spielberg imaginait un univers fictif qui contenait en son sein tous les univers de fictions, de jeux vidéo, de films, et autant d’éléments inventés, transformés, plus ou moins inspirés : l’OASIS. Un univers fondamentalement incohérent, qui allait très bien au film dans son ensemble d’ailleurs, où se mêlaient des absurdités d’écriture et des scènes géniales, des moments d’action très convenus et des instants de mise en scène virtuoses. West Side Story a lui aussi son propre univers virtuel : le film ne se déroule ni en 1957, ni à New York, mais dans un espace-temps totalement fabriqué (les deux films semblent parfois contenir autant d’effets spéciaux et d’images de synthèses), hermétiquement clos, encore plus que celui du jeu vidéo augmenté du film précédent, mais également constitué d’un amalgame d’éléments préexistants. On pense, bien entendu, au film de 1961 et à la comédie musicale de 1957, mais c’est en réalité, entre autres choses, tout un imaginaire du cinéma classique qui est invoqué par Spielberg, en premier lieu celui d’Hitchcock. On reconnaît ainsi la cour de Rear Window, le cloître de Vertigo, mais aussi, plus surprenant, un Ansel Elgort calqué sur James Stewart, jusque dans des détails physiques (Maria lui parle immédiatement de sa taille). Mais ce « refaisage » du cinéma classique hollywoodien est tellement boursouflé d’effets et d’ajouts clinquants (ceux dont Spielberg a le secret, et que l’on peut apprécier ou rejeter en bloc) qu’on ne le reconnaît presque plus, ou seulement en passant, comme un clin d’œil : le même rapport que pouvait avoir Munich avec le cinéma paranoïaque des années 70 et 80, auquel on ne peut penser qu’en se disant « le plan que je viens de voir, dans le cinéma dont il s’inspire, n’aurait jamais été filmé ainsi ».

L’univers qu’invente Spielberg, fermé et unique tout en étant nourri d’une multitude de citations (y compris d’auto-citations), a quelque chose de la synthèse spectaculaire. L’OASIS de Ready Player One avait déjà une ambition totalisante : il pouvait, jusqu’à l’écœurement, mélanger tous les éléments de la « pop culture » (quelle expression horrible) pour les utiliser comme des armes, des outils, des terrains de jeu, dans un jeu constant entre revitalisation et embaumement de ces éléments du passé – cette muséification ambiguë atteignant son summum lors de la reprise des scènes de The Shining. Cette ambiguïté revient, quoique d’une manière différente, dans West Side Story. Si Spielberg semble parfois près de jouer la carte facile du film crépusculaire stérile et de l’Hollywood perdu impossible à reproduire, il parvient toujours à retrouver une vitalité et une énergie créatrice enivrante, si bien qu’il parvient même, par moments, à toucher à des choses rares qui n’existent que dans les grands films, ne serait-ce que cette chose très simple mais irrésistible que l’on nomme « alchimie », et qui, dans la rencontre entre Maria et Tony, a lieu. Certes, West Side Story se déroule dans des ruines ; mais cette grisaille n’est que de la poussière déposée sur la surface des objets. Si l’on passe un simple coup de chiffon, ce grand spectacle, à condition qu’il soit fabriqué par un grand metteur en scène (et Spielberg fait preuve, dès le premier plan, de la virtuosité qu’on lui connaît), peut encore être fécond – y compris politiquement. En effet, le film de Spielberg est tellement audacieux formellement, tellement fort dans sa volonté inclusive et égalitaire, qu’il permet aussi de renouveler notre croyance en la possibilité d’un cinéma spectaculaire aux ambitions émancipatrices : plus encore le film de Robert Wise et Jerome Robbins (rigide et pompier) en son temps, il pave la voie pour un cinéma à venir.

Pierre Jendrysiak

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Spider-Man: No Way Home, de Jon Watts (Sortie le 15 décembre 2021). S’il y a bien un paradoxe à relever le dernier opus des écuries Disney-Marvel, c’est de voir l’une des multinationales les plus puissantes du monde adopter le fonctionnement d’une ressourcerie d’électroménagers. La nouveauté de ce No Way Home ne tient pas tant dans la venue de nouveaux personnages issus de la mythologie livresque, que dans le retour, par le biais de quelque brèche ouverte par mégarde dans le « multiverse », de héros et d’antagonistes des précédentes sagas.

Sous l’impulsion moralisatrice de sa chère tante May, Parker décide de ne pas renvoyer ces vieux ennemis vers leurs univers respectifs, ce qui les vouerait à une mort certaine sous les coups de leur version attitrée du Tisseur. Au lieu de quoi, il lui revient de les « réparer » : de transformer ces « méchants » typiques en « gentils » inoffensifs. L’espace d’une petite seconde, on se prend à imaginer ce qu’un tel argument pourrait donner : comment changer la fatalité ? Comment renverser ce moment décisif qui a vu ces individus banals vriller en machines à tuer ? Et par extension, quelle est la nature du « vilain » ? D’où tient-il son mal ? Qu’est-ce qui sépare le bon du mauvais, quand les deux s’arrangent parfois avec la morale ou la loi ? Dans un film qui s’ouvre sur un Spider-man devenu ennemi public numéro 1, ces questions avaient toute leur place. Qui plus est, ce sont ces problématiques qui ont fait passer le super-héros dans son ère moderne, du magazine pulp au roman graphique, avec l’avènement d’auteurs important dans cette mythologie leurs thèmes de prédilection, d’Allan Moore à Frank Miller, de Garth Ennis à Warren Ellis.

Évidemment, il ne faut pas attendre bien longtemps pour constater que ce n’est pas cette voie qui a été explorée. Pire, le film prend le contre-pied de cette dynamique historique. Le Dr Octopus, ennemi tragique du second film de Sam Raimi, n’est plus un scientifique au service d’Oscorp, conglomérat militaro-industriel qui le somme de lui livrer Spider-Man contre sa libération des pinces intelligentes qui le dévorent à petit feu ; Electro n’est plus un prolétaire noir humilié qui, mettant la main sur un pouvoir hors du commun, décide de se venger de sa domination ordinaire. Le trouble du premier est réduit à une puce détraquée qui traîne quelque part sur sa nuque, quand celui du second lui vient d’une chute accidentelle dans un aquarium d’anguilles électriques. Privés de cette ambivalence dramatique, les personnages (et leurs interprètes) glissent dans la caricature permanente d’eux-mêmes, Osborn et Octopus en tête, obligés de surjouer la moindre expression, la moindre ligne de dialogue pour se différencier d’un casting de vilains trop nombreux.

Dès lors, leur rédemption viendra d’une solution technologique remettant instantanément en ordre les difformités de ces Sinister Five. Dans une double résolution qui frôle la réaction, on sauve les méchants avec un gadget bricolé en deux heures dans un laboratoire de TPE, antidote qui les renvoie à leur humanité originelle – comme si la cause de leur malheur avait disparu avec leur monstruosité physique. La racine du mal tient en ce que certains sont élus et d’autres pas : si les Peter Parker de tout bord sont capables d’entendre pour la énième fois qu’un « grand pouvoir implique de grandes responsabilités », ce n’est pas le cas des créatures du film, indignes de leurs capacités surhumaines qui leur font perdre leur humanité.

Cette réparation finit par gagner les héros eux-mêmes, en leur permettant de corriger les traumatismes de leurs univers respectifs : on apprend au détour d’un échange entre les Spider-men que « Peter Maguire » a finalement trouvé comment allier vie privée et vie héroïque ; et « Peter Garfield » pourra quant à lui racheter la mort traumatique de sa MJ en sauvant in extremis celle de « Peter Holland », sous les applaudissements d’un public vraisemblablement venu vérifier que les rumeurs en ligne disaient vrai. Les problématiques qui faisaient le sel des précédentes occurrences de la franchise de l’Araignée sont ainsi résolues en quelques minutes. De sorte que le sort d’amnésie globale lancé par Dr Strange, effaçant les souvenirs de ceux qui ont aimé Spider-man, s’adresse d’abord et avant tout aux spectateurs et spectatrices : « oubliez les précédentes occurrences de votre héros, leurs aspérités ont été lissées, passées dans notre immense machine à laver. »

F. L. D.