Brasil ! #1

Iracema, uma transamazônica : « Une leçon de cinéma-direct qui vient d’Amazonie »

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le 6 avril 2015

A l’occasion du cycle “Brasil !” organisé par la Cinémathèque française du 18 mars au 18 mai 2015, Débordements et Camira publient une série de notes consacrées à quelques-uns des films présentés. Il s’agira à chaque fois de retracer l’histoire de ces films, ainsi que leur trajectoire en France.

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Réalisé en 1974, pendant le régime militaire (1964-1985), Iracema, uma transamazônica met en scène l’idéologie progressiste et patriotique, l’illusion du « miracle économique » et le symbole essentiel du « Plan d’Intégration National» lancé par le gouvernement de l’époque : la grandiose et inachevée autoroute « transamazônica ». Par leur volonté de produire des images critiques, ironiques et contestataires dans une zone déclarée « de Sécurité Nationale », les coréalisateurs Jorge Bodanzky et Orlando Senna définissent une attitude de cinéma qui refuse les limites imposées par le régime militaire et qui démonte les gloires politiques diffusées par l’information officielle.

Iracema élabore une dialectique entre le reportage et la fiction, la vie et la mise en scène, dont la puissance formelle le singularise dans le paysage du cinéma brésilien de l’époque. Le film raconte l’errance d’Iracema (anagramme d’América), jeune fille aux origines indiennes d’une communauté vivant au bord du fleuve, qui quitte sa famille pour tenter sa chance à Belém. Quelques scènes après son arrivée dans la grande ville, elle se laisse entraîner dans la prostitution. Motivée par le désir de « courir le monde », Iracema (interprétée par Edna de Cassia, jeune actrice non-professionnelle vivant à Belém) part sur la route « transamazônica » aux côtés de Tião Brasil Grande (interprété par un important acteur du cinéma brésilien, Paulo César Pereio), camionneur qui fait siens les slogans progressistes / patriotiques de la propagande nationale. En empruntant les routes de l’« infrastructure de la conquête », à travers les rencontres avec les habitants et les paysages de l’Amazonie, le film dévoile l’envers de l’euphorique « miracle économique » brésilien : la prostitution, la déforestation, l’exploitation forcenée, l’esclavage, la misère, la façon dont l’autoroute bouleverse et transforme la vie des peuples indiens, le problème de distribution des terres…

S’il faut chercher une filiation pour les coréalisateurs, elle se trouve notamment chez certains cinéastes qui revendiquent un cinéma où « le réel n’est plus représenté, mais visé » (comme l’affirme Deleuze). Du côté de Jean Rouch, pour la croyance en l’imprévu, la non-progression dramatique, l’« ethnologie buissonnière». Et chez Cassavetes, pour la liberté et le brouillage de la distinction acteurs / personnages. Jorge Bodanzky (coréalisateur et cameraman) a fait sa formation cinématographique à l’Université de Brasília et Ulm, en Allemagne, à l’atelier « Film Gestaltung » coordonné par le cinéaste et professeur Alexander Kluge. Orlando Senna, quant à lui, identifie comme son « école de cinéma » le mythique atelier d’introduction aux techniques du cinéma direct organisé par l’UNESCO au Brésil en 1962[11] [11] Au moment de la réalisation du film, Jorge Bodanzky avait déjà une vaste expérience de chef-opérateur, acquise notamment en tant que cameraman de documentaires et de films du “Cinema Marginal” (Hitler III Mundo, 1970, qui fait aussi partie de la rétrospective “Brasil !”). Le coréalisateur Orlando Senna (coréalisateur et scénariste) avait derrière lui une expérience de dramaturge, journaliste et scénariste. .

Leur film apparaît ainsi comme un « fils tardif » du cinéma-direct. Pour mieux décrire cet aspect, voici l’extrait d’un article paru dans un quotidien local au moment du tournage du film :

La société de production Stopfilm de São Paulo tourne à Belém le long-métrage « Iracema » en utilisant pour la première fois au Brésil la technique cinématographique européenne la plus sophistiquée. Il s’agit d’une fiction-documentaire en couleurs, un aperçu objectif de l’Amazonie actuelle. (…) Puisque le film tente de capter directement et impartialement la réalité, « Iracema » emploie peu d’acteurs professionnels (…). L’équipe de Stopfilm n’a embauché que les techniciens absolument nécessaires à la réalisation d’un film où l’agilité et la mobilité sont primordiales. (…) Un « cinéma total » où tout le monde est disponible, où tous s’entraident, où il n’existe pas la raide hiérarchie du vieux cinéma. (….) Les dialogues sont quasiment tous improvisés et les acteurs ont toute la liberté de composer leur personnage, s’impliquant directement dans le processus de conception ouvert et créatif de l’œuvre[22] [22] Publié dans O Liberal du 12 Octobre 1974. Cet article fait partie du fonds d’archives du théoricien et historien du cinéma brésilien Jean-Claude Bernardet à la Cinémathèque Brésilienne. .

La « technique cinématographique européenne la plus sophistiquée» consistait en fait en une caméra légère Éclair AGL, un zoom Angénieux 12-120, un Nagra, le kit d’éclairage Lowel et la pellicule 16mm Kodak 7247. Selon Bodanzky, la configuration de tournage d’Iracema ne favorisait pas une division rigide des fonctions dans l’équipe : « Il y avait surtout une union autour d’une aventure et d’une responsabilité communes à tous[33] [33] MATOS, Carlos Alberto, Jorge Bodanzky, O homem com a camera, São Paulo, Imprensa Oficial, Coleção Aplausos, 2006, p. 149. ». L’équipe se souvient de ce tournage très libre comme d’une aventure collective : un mois de voyage, 15 jours en ville et 15 jours dans un Volkswagen Combi, en parcourant les routes et les bordels aux alentours de la « transamazônica ».

En réalité, l’aventure a commencé avant cela. Après avoir réalisé un reportage photographique portant sur la route en construction de Belém à Brasília, Bodanzky eut l’idée de réaliser un film sur la « transamazônica ». La possibilité d’obtenir le soutien de la chaîne allemande ZDF pour la production a motivé Bodanzky, Senna et Wolf Gauer (producteur allemand) à partir en voyage de repérages en Amazonie. Munis de cahiers de notes, d’appareils photographiques, d’une camera super 8 et d’un enregistreur vocal, l’objectif était de faire une enquête approfondie sur le territoire et la population qu’ils avaient l’intention de filmer par la suite. Ils envisageaient de regarder leur sujet en face et de ne penser qu’avec lui. Orlando Senna en témoigne :

On devait trouver le film et on est partis à la chasse. (…) Un voyage super long, on s’arrêtait tout le temps, on parlait avec beaucoup de gens, une enquête minutieuse. J’avais tout le temps un petit enregistreur vocal dans ma poche, j’ai enregistré des dizaines de cassettes, une centaine de conversations.

Cette démarche consistant à concevoir le scénario comme une enquête socio-politique attache ce premier acte de création lui-même à un procédé d’étude et d’interrogation de la réalité. La structure narrative créée par Senna est composée par une succession de situations fondées sur les observations, conversations et expériences vécues lors du repérage. Pourtant, ce « plan de tournage » a été ouvert aux aléas, aux interactions entre les acteurs et la population locale, aux explorations de l’ambivalence personne / personnage chez la jeune actrice non-professionnelle, et aux situations provoquées par la caméra. Le film se construit ainsi à partir de plusieurs formes de représentations ancrées dans le vécu : des situations « reconstituées », des situations improvisées, des événements documentés, des conversations entre Tião Brasil Grande / Pereio et la population locale.

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Le film s’ouvre sur un plan filmé depuis l’intérieur d’un petit bateau qui avance parmi les arbres, accompagné du son du moteur de l’embarcation. Dans cette image sublime du paysage amazonien, on découvre, dans le bateau, un homme pêchant avec un fil et deux femmes assises sur le plancher en train de cuisiner. La famille s’arrête au cours du trajet pour la vente de « l’açaí » – fruit local -, l’un des moyens de subsistance des ribeirinhos (communauté vivant au bord du fleuve). La vente est montrée dans son processus : depuis le chargement du bateau, le nettoyage du fruit, jusqu’à l’échange dans un petit magasin situé également au bord du fleuve. Le trajet reprend, ils déjeunent dans le bateau, se baignent et jouent dans le fleuve, écoutent la radio et regardent la ville qui s’approche jusqu’à l’arrivée au port. Cette séquence d’environ dix minutes met en scène une famille de vrais natifs constituée pour le film. Ceux-ci se mettent en scène pour représenter une situation faisant partie de leur quotidien : leur trajet du village au bord du fleuve jusqu’à la ville de Belém. Les images composant cette séquence révèlent à la fois la spontanéité des gestes et des regards des personnes filmées et une certaine mise en scène des situations quotidiennes jouées pour la caméra. L’association entre ces deux manières de transposition du réel – la « spontanéité » et la « reconstitution » – donne un puissant « air de vérité » à cette ouverture qui immerge le spectateur dans le flux du film. Dans certains plans, on peut observer la chorégraphie fluide liant caméra et sujets filmés, révélant que le déroulement de l’action reste étroitement soumis aux exigences techniques du tournage. La priorité du plan-séquence en caméra portée, le grand angle, l’utilisation du zoom pour serrer le visage et capter des gestes, le son direct, annoncent, d’ores et déjà, une esthétique, une attitude et une façon de concevoir les images qui incarnent un génie documentaire – voire anthropologique.

À l’exemple de cette séquence d’ouverture, Iracema est riche en situations où Bodanzky, caméra à la main, saisit sur le vif à la fois des choses faites pour la caméra, et aussi des gestes / événements qui se produisent indépendamment de la réalisation du film. La position de Bodanzky en tant que filmmaker change régulièrement. Si dans certaines scènes, sa posture se rapproche plutôt de celle d’un Richard Leacock, l’intention étant d’observer sans intervenir, la plupart du temps sa caméra a plutôt un rôle de « catalyseur » qui participe à l’action. Il y a aussi des situations (comme celle du Círio de Nazaré) où Bodanzky joue le rôle de reporter en action, de sorte que ses prises de vues se transforment en un « nobody’s shot ». Ce « mode de l’objectivité » se retrouve aussi dans un plan-séquence qui montre un vaste incendie au bord de l’autoroute. Dans Iracema, ce plan, qui a été par la suite repris dans plusieurs reportages télévisés en Europe, est articulé à un autre de la jeune fille, Iracema, en train d’observer le paysage par la fenêtre d’un camion qui roule. Comme dans d’autres situations du film, la mise en scène documentaire et le récit fictionnel s’entrecroisent et se nourrissent.

Cette interférence avec la réalité a été beaucoup appréciée par la critique européenne de l’époque. En France, les critiques saluèrent la démythification du progrès brésilien, ainsi que l’abandon du « délire baroque »[44] [44] Jean de Baroncelli, Le Monde, 20 octobre 1979. “Depuis le Cinema Novo, la plupart des films qui nous venaient du Brésil étaient des délires baroques, fortement marquées par le souvenir de Glauber Rocha et de ses amis. Avec Iracema, une page est tournée”. et de la « symbolique luxuriante héritée de la mythologie populaire du Nord-Est »[55] [55] Michel Pérez, Le Matin, 20 octobre 1979. “Iracema a ceci d’original qu’il ne se réclame pas de l’éclatement baroque proposé par le Cinema Novo, qu’il n’opère aucune plongée dans le passé historique brésilien et qu’il laisse délibérément de côté la symbolique luxuriante héritée de la mythologie populaire du Nord-Est pour aller droit au cœur de la réalité contemporaine.”. proposés par le Cinéma Novo. Diffusé pour la première fois à la télévision allemande en 1975 (dans l’émission Kleine Fernsehspiel), présenté à la Semaine de la critique du Festival de Cannes en 1976, sorti en salles à Paris seulement en 1979, Iracema a été censuré au Brésil jusqu’en 1980. Le film a fait l’objet de nombreuses projections clandestines jusqu’à l’avant-première historique au Festival de Brasília.

La dernière projection de la copie 16 mm, déposée à la Cinémathèque Française après le Festival de Cannes, a eu lieu en 1983. Elle fut programmée par Jean Rouch dans le cadre d’une rétrospective Jorge Bodanzky dont le titre du texte de présentation a été repris pour intituler cette note : « Une leçon de cinéma-direct qui vient d’Amazonie ». De nos jours, le film demeure une belle leçon de cinéma-direct. Il est aussi devenu une importante leçon d’histoire du Brésil, notamment en ce qui concerne les années 1970. Iracema représente l’un des documents audiovisuels les plus significatifs de cette période et de la politique de développement qui y fut menée. Face aux grands projets du Brésil actuel, nous devrions plus que jamais nous souvenir des rencontres réelles et imaginaires d’Iracema et de Tião dans l’enfer sinistre de la route transamazonica[66] [66] Formule reprise de Jean Rouch à propos d’Iracema dans le texte d’introduction du cycle “Jorge Bodanzky – cinéaste brésilien” à la Cinémathèque Française: “Nous n’oublierons jamais les amours réels ou imaginaires d’Iracema, la petite prostituée indienne, et d’un chauffeur de camion dans l’enfer sinistre de la route transamazonienne…”.

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[Deuxième séance : Meteorango kid, o héroi intergalático, d’André Luiz Oliveira (1969).]

(1974, projection en 16mm, couleur, 90min)

Les images en noir et blanc sont des photographies prises sur le tournage, celles en couleurs des captures d'Iracema, uma transamazônica.