Bill Douglas

Le Palace des rêves : la fabrique d'un cinéaste

par ,
le 12 novembre 2013

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D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé le cinéma. Enfant, j’y passais tellement de temps qu’un ami m’avait suggéré d’y installer mon lit. Si seulement j’avais pu ! C’était ma vraie maison, l’endroit où j’étais le plus heureux – quand j’avais assez de chance pour m’y trouver. Dehors, dans le village ou la ville, à sept ou dix-sept ans, il n’y avait pour moi que pluie et grisaille et mon coeur sombrait dans des abîmes de désespoir. Je détestais la réalité.

Évidemment, il me fallait aller à l’école – parfois. Et je devais aussi rentrer à la maison et faire ce qu’il y avait à faire. Mais je n’avais qu’une idée en tête : trouver comment voir le prochain film à l’affiche. Nous n’avions jamais assez d’argent pour un ticket, mais il y avait d’autres moyens. Je pouvais entrer au Pavilion, aussi appelé le “Palace des puces”[11] [11] « Flea Pit » : expression argotique pour désigner un cinéma particulièrement miteux. , pour le prix de deux bocaux à confiture, lavés ou non. Qu’ils fussent acceptés sales était vraiment une chance, surtout quand je me trouvais à devoir fouiller les poubelles à la dernière minute pour enfin mettre la main sur un de ces pots gluants. Je n’avais plus alors qu’à me précipiter pour ne pas rater le début de la séance. Comment fonctionnait ce système ? Eh bien ça avait commencé pendant la guerre, quand tout gâchis était proscrit. Les enfants, plutôt que de se servir des pots comme cibles, pouvaient devenir riches en les ramenant à l’épicerie (un penny pièce), à moins qu’ils ne laissaient à l’exploitant de la salle le soin de faire la transaction. Parfois, il m’arrivait de ne pas avoir de pot. Ma dernière chance était alors de me faufiler dans la salle par une porte latérale.

Quel terrible moment, lorsqu’il fallait guetter, à l’extérieur du cinéma, durant ce qui semblait une éternité, le déclic encourageant de la porte qui s’ouvrait alors que le spectacle magique, commencé sans moi, résonnait à mes oreilles. Il y avait encore, cette attente passée, à se glisser dans le Palace, se tapir quelques instants aux toilettes pour ne pas éveiller l’attention, entrouvrir d’un pouce les portes battantes puis, d’un regard perçant progressivement habitué à l’obscurité, surveiller les gestes de l’ouvreuse. Ce n’est qu’après cela qu’on pouvait, dans un dernier geste héroïque, se diriger vers un siège en prenant bien garde de ne pas s’asseoir sur les genoux de quelqu’un. Le risque était à son plus haut car, au moindre signe de remue-ménage, la lampe de l’ouvreuse se braquait sur votre visage pour un interrogatoire. Pas la peine d’expliquer que vous aviez confondu votre ticket avec un chewing-gum : vous étiez dehors.

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Les salles bon marché avaient pour sièges des bancs en bois. L’intérieur du Palace était tapissé de toiles d’araignée. Un vieux rideau pendait d’un côté de l’écran, refusant parfois de se baisser, et les souris nous grignotaient les chevilles. Mais qui se souciait de ça quand Sabu montait son éléphant ? Être assis là, dans l’accueillante obscurité, hypnotisé par le jeu de la lumière, était une expérience merveilleuse. Au-dessus de nous se trouvait le meilleur des mondes possibles. Et faire partie de ce monde était un rêve. Ce n’est que plus tard que je compris que de vrais êtres humains travaillaient à faire ces films, que derrière les stars, il y avait un producteur, un réalisateur, un scénariste, un opérateur, un décorateur, et ainsi de suite.

J’ai alors nourri l’idée de travailler dans cette industrie. Il y avait, néanmoins, un hic de taille : j’ignorais comment y parvenir. Je n’avais pas de but précis. Selon mon humeur, je voulais être acteur ou réalisateur. Tout me semblait excitant. J’eus une période d’espoir en envoyant à Hollywood quelques dessins. Ils étaient destinés à un certain Milo Anderson, dont j’avais trouvé le nom dans un magazine pour fans. J’attendais, anxieux, qu’on me contacte pour devenir décorateur. Il n’y eut pas de réponse. Aujourd’hui, je rigole en pensant à quel point mes dessins n’étaient que de pâles copies. Alors je me mis à travailler, acceptant n’importe quel boulot temporaire – et heureusement qu’ils l’étaient, car jamais je n’en fis un de bon coeur. En bref, je faisais n’importe quoi afin de gagner assez d’argent pour aller au cinéma.

À cette époque – je devais avoir dix-sept ans -, un rituel se mit en place. En rentrant du travail, je me rasais, passais et repassais la brosse dans mes cheveux, lustrais mes chaussures jusqu’à ce qu’elles brillent, ajustais ma cravate. Tout cela pour mon rencard – avec le cinéma. A trente ans, j’étais toujours aussi éloigné de mon but. En fait, tout cela semblait ne jamais devoir être qu’un rêve. Mais quelque chose d’incroyable se produisit. Un ami m’offrit un énorme cadeau de Noël. Dans la caisse se trouvait tout le matériel Super-8 qu’un cinéaste pouvait souhaiter. Il y avait une caméra, de la pellicule, un projecteur, une table de montage, une colleuse, un banc-titre – tout. Je me mis ainsi à sillonner les rues, filmant tout ce sur quoi mes yeux se posaient, avec force zooms, plongées, panoramiques, mouvements en tout genre, maintenant rarement un cadre fixe, apprenant de mes erreurs.

Avec le temps vint l’ambition. J’écrivis un scénario, fis les costumes et construisis les décors pour l’adaptation d’une nouvelle de Tchekov. Tous les amateurs connaissent l’excitation qu’il y a à attendre que le facteur vous ramène le film développé. Je ne pensais alors certainement pas à déjeuner. Je me levai prestement, tirai les rideaux et m’assis là, subjugué, m’émerveillant du miracle qu’était pour moi la reproduction du mouvement. En un clin d’oeil, je me retrouvai à la London Film School. Deux ans plus tard, j’en sortai, faisant désormais partie du vrai monde du cinéma. Dans ma chambre, face à ma machine, je me demandais alors quoi écrire. Adapter des nouvelles ou des pièces actuelles n’était pas envisageable, en raison du coût. Et pour les pièces plus anciennes, cela me semblait, pour un débutant comme moi, trop ambitieux et, là aussi, trop coûteux. Alors je me mis à écrire sur mon enfance. Etrangement, ma trilogie n’a rien à voir avec un monde de rêve, mais avec le paysage réel que j’ai tellement souhaité fuir. La fabrication de ces films, financés par le British Film Institute, ne pouvait néanmoins pas être un simple exercice cathartique. Il fallait une distance. Je me devais d’être objectif afin que les personnages prennent vie, que l’oeuvre ait une forme.

Le travail ne peut aboutir qu’à condition que le créateur éprouve de la compassion. Et il ne peut commencer à travailler que lorsque le moi se trouve mis en perspective, lorsqu’il a trouvé un point de vue. Tchekov l’a mieux exprimé : « Je n’écris que de mémoire, jamais directement depuis la vie même. Le sujet doit traverser le filtre de ma mémoire, pour que seul l’essentiel ou le spécifique demeure. » C’est aussi simple que cela.

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Une traduction partielle de ce texte, écrit en 1978 par Bill Douglas, avait été faite pour un article de Pierre Hodgson, "Bill Douglas, l'écriture du background", dans le numéro 23 de la revue Trafic (automne 1997).

Traduit de l'anglais par Raphaël Nieuwjaer.

Toutes les images sont extraites de la trilogie de Bill Douglas (My Childhood (1972), My Ain Folk (1973), My Way home (1978)).