Ben Russell, 2012 (V.F.)

Faire l'expérience du Monde et (Mé-)comprendre la Culture

par ,
le 2 septembre 2012

Né en 1976, Ben Russell, artiste multimédia nomade et commissaire d’expositions, est surtout connu pour son premier long-métrage, Let Each One Go Where He May (2009), récompensé au festival international de Rotterdam. Venant de terminer le tournage d’A Spell to Ward Off the Darkness (co-réalisé avec son ami et collègue Ben Rivers), il a accepté, juste avant d’attaquer le montage, de m’accorder un entretien. Il a été question de sa philosophie et de sa démarche qui vise, par la magie du cinéma, à mettre en image l’Existence. Bienvenue dans le monde de Ben Russell.

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Débordements : Votre œuvre touchant à l’anthropologie et au cinéma expérimental, cela m’a rappelé la problématique rencontrée par Maya Deren à la fin des années 40. Elle était allée à Haïti filmer des cérémonies vaudou mais, rentrée à New York, elle s’était aperçue que le montage ne pourrait pas rendre justice à l’ « intégrité » du rite. Elle a alors abandonné le projet, et décidé d’écrire un livre, avec l’idée que ce serait plus accessible pour un public occidental. Ma première question est donc : Ben, pourquoi avoir choisi de faire des films plutôt que d’écrire ?

Ben Russell : C’est amusant que vous évoquiez son travail parce que… Vous avez lu Divine Horsemen ? C’est terriblement chiant. Maya Deren n’ayant pas été formée à l’anthropologie, son livre est un catalogue d’expériences dans lequel elle essaie de décrire minutieusement tout ce qu’elle a vu. Les images qu’elle avait tournées étaient pourtant incroyables. Son film est certes très naïf — elle ne connaissait pas grand-chose à ces cérémonies — mais pour moi, il évoque beaucoup plus le Temps et le l’Espace, je dirais.

Pour répondre à la question, c’est difficile pour moi de travailler avec le langage écrit parce qu’il ne possède ni le Temps et l’Espace. Les films que j’ai réalisés et les gens avec qui j’ai travaillé, eux, existent dans l’espace, leurs expériences et leurs actions s’inscrivent dans le temps. Je n’imagine pas un meilleur médium que le cinéma pour parler de l’Existence.

À vrai dire, je me méfie du langage car il sert à décrire ce qui n’est pas du langage, et par conséquent il n’atteint jamais les choses elles-mêmes. Comme outil d’expression, le langage remplit sa fonction merveilleusement, c’est pourquoi la poésie et la théorie sont si fascinantes. Mais il échoue à être un substitut à l’Espace-Temps.

Et pour en revenir à Deren, River Rites était à l’origine une séquence que j’avais filmée au Surinam dans l’idée de l’intégrer à Let Each One Go Where He May. Mais il a été tout de suite évident que ça ne pourrait pas marcher. Ces images avaient néanmoins une telle force de résonance que je n’ai pas pu me résoudre à les jeter. Alors, je les ai gardées et j’ai longtemps cherché un moyen de les réutiliser. C’est après avoir revu les images du Divine Horsemen de Maya Deren, et m’être replongé dans la lecture de réflexions qu’elle avait eues sur le rôle essentiel du Temps au cinéma, son influence sur notre perception des corps dans l’Espace, que je suis finalement parvenu à faire de cette séquence un film autonome.

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D : Étant donné votre préoccupation pour le Temps et l’Espace, est-ce que les longs plans-séquences souvent présents dans vos films sont une façon de respecter, pour reprendre les mots de Maya Deren, « l’intégrité du rite » ?

BR : En arrivant à Haïti, Maya Deren portait un regard très naïf sur ces rites vaudou qui, finalement, l’ont peut-être amenée à connaître une expérience réellement forte, de l’ordre de la transformation. Une fois rentrée, elle ne pouvait plus se contenter d’exploiter ses images sans en saisir vraiment le sens ; elle a alors ressenti ce besoin irrépressible de décrire et de comprendre, d’offrir une représentation. C’est là où je me démarque d’elle, parce que je ne cherche pas à être représentatif. J’ai déjà eu beaucoup l’occasion de parler de ce qui distingue la « connaissance » de la « compréhension. » Pour moi, la connaissance tend à être factuelle et démonstrative alors que la compréhension est beaucoup plus intuitive et émotionnelle. Je pourrais filmer une cérémonie rituelle dans un village Saramaca, la décrire et partager des informations de sorte que mon expérience puisse profiter à quelqu’un d’autre qui n’en aurait pas fait l’expérience. Ce n’est pas ce que je recherche.

Les problèmes liés au langage, aux différences culturelles, à la relativité culturelle, rendent presque impossible la tâche d’expliquer la culture et les activités humaines. On peut améliorer notre compréhension de ces choses, mais je ne crois pas qu’on puisse les « connaître ». Je cherche en fait à transmettre une compréhension et il faut pour cela qu’on vive directement l’expérience. Ce n’est possible que si on est physiquement présent, ou en parvenant à travers une relation directe avec l’évènement à une sorte d’empathie.

D : Quand vous filmez une cérémonie, vous cherchez à faire vivre au public une expérience de transe ? Je pense en particulier à Trypps 3 et Trypps 7, ou à la cérémonie dans la dernière partie de Let Each One Go Where He May

BR : Ça dépend du film. Les cérémonies et la transe montrées dans Trypps 3 et Trypps 7 servent seulement de support à une expérience de transe au cinéma. Je n’essaie pas de faire plonger le public dans un état de transe similaire à celui des protagonistes du film. Ce qui se passe, c’est que vous voyez quelque chose à l’écran et que vous vous retrouvez doucement à vivre quelque chose de parallèle à cela ; une transe-cinéma en fait, qui n’est pas complètement étrangère à la transe dans le film.

Je ne filme pas la cérémonie dans Let Each One Go Where He May avec l’intention de recréer cet état de transe. Il y a bien des scènes de transe durant la cérémonie mortuaire de l’Adjo, mais pour le public, la transe-cinéma se manifeste du fait de la durée du film et de la proximité avec ces corps en mouvement pendant 135 minutes. Je ne dis pas que la transe est toujours de type temporel, mais dans ce cas, ce n’est pas le simple fait de voir cette cérémonie à l’écran mais bien le mouvement et le voyage qui provoquent en nous un basculement culturel et physique.

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D : Pensez-vous qu’un certain degré de détachement est nécessaire quand on filme une cérémonie ou bien, comme le croit Deren, que l’état de transe ne peut être « transmis » au public que si le cinéaste prend lui-même part au rite ?

BR : Jean Rouch en a parlé dans “Ciné-Transe”, mais pour lui, avant tout, il s’agissait de vivre lui-même cette expérience et dans certains cas, de la recréer pour pouvoir ensuite la montrer au public. À la lecture de leurs textes, je ne suis pas convaincu que Maya Deren et Jean Rouch aient véritablement cherché à reproduire l’expérience de transe chez le public. Ils semblaient accorder moins d’importance au rôle du cinéma dans l’induction de l’état de transe qu’à la compréhension de ce processus.

De manière générale, mon approche diffère de la leur sur un point crucial : pour moi, une expérience de transe hors de l’espace cinématographique ne peut pas être enregistrée puis recréée. Ce serait avoir une vision beaucoup trop réductrice des possibilités offertes par le cinéma. Je cherche au contraire à mettre en image et en scène une expérience pour ensuite la traduire sous une forme différente.

D : Pour citer maintenant un de vos pairs, il y a quarante ans, Edmund Carpenter a écrit : « La recherche du primitif est sûrement l’un des traits plus remarquables de notre Époque, comme si nous craignons, sans jamais nous l’avouer, d’aller trop loin dans notre expérience de la rationalité. Nous invoquons alors d’autres cultures, sous des formes exotiques et déguisées, pour nous fournir toutes ces expériences disparues chez nous. » Grossièrement, cette citation trouverait à s’appliquer à tous les Occidentaux qui partent filmer d’autres cultures. Mais je pense que c’est plus complexe, alors, je voudrais vous demander si vous considérez que Trypps 3 et Trypps 7 sont à l’intérieur même de la culture occidentale une forme de réaction au rationalisme ? Est-ce que les concerts de musique et les salles de cinéma sont des espaces institutionnalisés où les Occidentaux peuvent laisser leur rationalisme au vestiaire et vivre une expérience de transe ?

BR : Oui, je le crois. Je trouve cependant trop simpliste de parler d’Occident et de non-Occident, distinguer le séculier du non-séculier serait plus juste et pertinent.

Pour moi, l’expérience de transe montrée dans Trypps 3 et Trypps 7 est séculière, mais sur bien des plans, elle s’apparente aux cérémonies pentecôtistes — où on pratique la glossolalie et manipule des serpents — ou aux cérémonies de piercing Tatung en Indonésie. Ces rites ont un cadre religieux et reposent sur un système de croyances, mais d’autres rassemblements n’ont en pas, à l’image des concerts de musique Noise ou des rave parties. Malgré cela et le fait que les moyens employés sont très différents, c’est au bout du compte la même chose qui est recherchée : une « transcendance », à défaut de trouver un meilleur terme.

Il existe structurellement des similitudes évidentes entre le concert de Lightning Bolt dans Trypps 3 et la cérémonie Adjo dans Trypps 6. Le basculement dans notre perception de l’espace se produit à peu près au même moment dans les deux films : on voit quelqu’un avec un claquoir, des mouvements de caméra et des flashs de photo. Cela vous oblige à vous resituer par rapport à la mise en scène. Mais surtout, les deux films utilisent la musique comme un catalyseur. Donc oui, les deux opèrent de la même façon.

Quant à ces notions critiquables que sont le « primitif » ou « l’autre », j’ai vécu et travaillé pendant deux ans comme volontaires aux Corps de la paix au Surinam et je n’ai jamais eu la prétention de « trouver l’autre » en Amérique du Sud ; je cherchais simplement un humanisme universel parce que je considère que la culture détermine ce que l’on fait, pas ce qu’on est. Quand je fais des films, ça ne m’intéresse pas de filmer « les autres. » Je veux faire des films avec mes amis et je crois que ça va bien au-delà de toute idée de « primitif ». C’est un terme que je voudrais voir disparaître parce qu’il suggère une fausse relation entre culture dominante et culture dominée. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé qu’il existe une caractéristique essentielle… Non, peut-être pas une « caractéristique » mais une aspiration essentielle commune à toutes les cultures. C’est ce que je cherche à comprendre et qui rend mon expérience à travers le globe si passionnante à vivre.

D : Et de ce point de vue, quelle est votre opinion sur le rôle des drogues dans notre culture ? Il en existe, certes, de toutes sortes et avec des effets très différents, mais pourquoi en a-t-on besoin et pourquoi en consomme-t-on ?

BR : Le speed ou la coke ne m’intéressent pas, tout comme les autres excitants qui agissent sur l’humeur. Non, ce qui m’intéresse, ce sont les drogues qui nous sortent de notre conscience ordinaire et nous proposent une nouvelle façon de voir, d’entendre et de goûter les choses. C’est dans cette perspective que les Indiens Yanomimi utilisent l’ayahuasca ou les Huichols le peyotl. Les drogues hallucinogènes ouvrent un passage vers une expérience humaine différente, une expérience d’une dimension véritablement cosmique. Je dois mon expérience et l’intérêt que je porte à ces drogues à des intellectuels comme Timothy Leary et Aldous Huxley qui ont écrit sur l’élargissement du champ de la conscience et de la perception. C’est un concept vital pour moi, que je sois ou non dans un trip. Le but, ce n’est pas de se défoncer mais de trouver un moyen de s’épanouir.

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D : Le cinéma peut-il agir comme une drogue sur notre conscience ?

BR : Si l’on considère le Temps et l’Espace comme un sens, alors le cinéma fait appel à trois des six sens, ce qui est plus que n’importe quel autre médium. Il permet de créer des mondes parallèles, des espaces nouveaux ou des confusions auditives et optiques. Les drogues psychédéliques, aussi, puisent dans le même arsenal. Si le cinéma peut altérer la perception alors, je suppose que c’est une drogue, bien que le qualifier comme tel serait réducteur et l’associerait en fin de compte à ce qu’il n’est pas. La drogue et le cinéma ont des traits en commun, un potentiel de radicalité extraordinaire, mais ils ne sont pas identiques. Dans Trypps 7, je ne cherche pas en filmant la fille sous LSD dans les Badlands à faire ressentir au public les effets du LSD. Si ça avait été le cas, j’aurais mis du LSD dans leur boisson avant la présentation. Il n’y a rien de mieux que l’acide pour connaître les effets de l’acide et cela vaut aussi bien pour le cinéma. Pour moi, c’est une erreur de vouloir recréer l’effet de la drogue au cinéma ou l’effet du cinéma avec la drogue.

D : Vous avez réalisé à Dubaï une sorte de remake de Workers leaving the Factory des frères Lumières et l’habillage graphique de votre site internet rappelle le kinétoscope d’Edison. Quel lien existe-t-il entre vos films et ceux de la fin du XIXe siècle ?

BR : Quand on regarde ces films, on a d’abord l’impression que la caméra enregistre simplement ce qui passe dans son champ. Puis on se rappelle que les caméras étaient à l’époque beaucoup moins perfectionnées et qu’il a fallu sans doute beaucoup de temps pour préparer le plan et aussi demander aux ouvriers de se mettre en scène. La Sortie des usines Lumières à Lyon a en réalité été tournée en trois fois ; c’est le conflit qui naît de la rencontre entre cette construction et la notion d’objectivité qui est l’une des caractéristiques du cinéma.

Je ne pense pas que les documentaires existent. Croire au cinéma-direct, ou au « documentaire d’observation » implique une croyance réelle dans la possibilité de reproduire à travers le Cinéma le monde que vous êtes en train d’enregistrer. Ce n’est pas une idée à laquelle je souscris.

Le cinéma des premiers temps reposait aussi sur la fascination originelle qu’exerce le simple fait de voir des êtres humains sur un écran et c’est quelque chose que je trouve encore aujourd’hui extraordinaire et étrange. J’essaie de comprendre comment je peux récréer cette fascination dans mon propre travail. Pour moi, l’une des principales finalités du cinéma est ce contact-contrat entre la personne qui devient image et celle qui la regarde sur l’écran. Toute la tension réside dans le fait que la personne devenue image n’affrontera jamais le regard du public…

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D : S’agissant du cinéma de cette époque et des frères Lumière, L’arroseur arrosé, tourné à leurs débuts, est une illustration frappante de la nécessité pour le réalisateur d’avoir une maîtrise totale de ce qui se passe dans le champ : l’enfant s’enfuit du cadre, mais le jardiner le ramène dans le champ pour le corriger. L’utilisation de la steadycam dans Let Each One Go Where They May vous permet de surmonter ce problème, vous semblez passer d’un personnage à un autre de manière très naturelle. Je reste toutefois persuadé que cela demande en réalité beaucoup de maîtrise et d’organisation. Et par là même, le titre du film, Let Each One Go Where They May, peut apparaître comme ironique. Que pensez-vous de l’autorité qui est associée à la fonction de cinéaste ?

BR : Je n’y vois aucun mal, mais le degré de contrôle peut beaucoup varier. Dans Let Each One Go They May, beaucoup de plans ont été tournés en une seule fois et pour d’autres, il a fallu quatre prises. Mais ça ne me pose pas de problème parce que, comme je l’ai dit, je ne crois pas au documentaire. Dès lors, je ne cherche pas à faire un film exactement comme que je l’avais imaginé, sans que « le monde » — qu’il s’agisse des gens avec qui je travaille, du lieu de tournage ou de l’équipement que j’utilise — ne puisse influer sur sa réalisation. Ça ne m’intéresse pas de travailler de manière hermétique, coupé de mon environnement. C’est aussi pourquoi je consacre beaucoup de temps à réunir les conditions qui vont permettre de voir se réaliser l’imprévu et la sérendipité. Cela étant dit, je veux aussi faire les films que j’ai envie de faire et cela demande nécessairement de la maîtrise et dans une certaine mesure, je dirais, de la « prescience. »

D : Est-ce que l’ironie dans le titre vise aussi l’approche ethnographique des Occidentaux ? Je veux dire par là, est-ce que les cultures étudiées par les ethnographes ne vont-elles pas plutôt là où eux le souhaitent ?

BR : Oui, c’est l’une des questions que pose le film. Le titre vient d’une histoire orale au sujet d’esclaves ayant fui des conditions de vie horribles. Quand les dieux disent à des mortels « Laissez chacun aller où il peut » alors qu’ils ont été capturés, emmenés par-delà l’océan et réduits en esclavage, le champ de possibilités qui reste à ces derniers est déjà terriblement restreint. Avant tout, ce titre évoque pour moi le libre arbitre. Et évidemment, cela fait aussi écho à ce que ressent le public qui regarde quelqu’un marcher pendant deux heures et demie, et à ce qu’éprouvent les sujets à être construits de cette façon. La question du contrôle revêt une importance cruciale et la présence des dieux est justement censée y répondre : s’il existe des dieux pour vous rendre votre liberté, alors il y a aussi des dieux pour décider de votre destin. S’agissant des ethnographes qui défendent une lecture excessivement déterministe des choses, je crois que le problème se pose dans les mêmes termes. Mais ces deux propositions sont fausses. La question du libre arbitre, de l’Existence et de la culture est beaucoup plus complexe que n’importe quel système prédéterminé.

Toutes les images sont tirées des films de Ben Russell, à l’exception de La Sortie des usines Lumières à Lyon. Dans l’ordre : Trypps 6 / River rites / Let Each One Go Where He May / Trypps 3 / Trypps 7 / La Sortie des usines Lumières à Lyon (Frères Lumière) & Workers Leaving the Factory (Dubai).

Traduction : Fahir Nazer