Bauhaus, un temps nouveau, Lars Kraume

"Elle, elle sait où est sa place !"

par ,
le 19 septembre 2019

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« C’est l’histoire d’un passé irrécupérable,
un récit de ce qui aurait pu être ou a peut-être été ;
une histoire écrite avec et contre les archives
. »[11] [11] « It is a history of an unrecoverable past; it is a narrative of what might have been or could have been; it is a history written with and against the archive. »

Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts », 2008

« Pourquoi Jackson Pollock est-il plus connu que Joan Mitchell ? »

Stine Branderup, Bauhaus, un temps nouveau, 2019

À l’occasion du centenaire du Bauhaus, Arte diffuse la série en six épisodes de Lars Kraume, Bauhaus, un temps nouveau. Davantage qu’une fresque en hommage au mouvement né dans le sillage de l’école d’arts appliqués et d’architecture fondée par Walter Gropius, davantage également qu’un théâtre dédié à l’exploration contextuelle de la naissance de figures majeures de l’art moderne, la série aborde la question de la place des femmes dans l’art.

Le premier épisode s’ouvre sur un Walter Gropius saisi au sortir d’un rêve, un livre resté ouvert sur son bas ventre. Comme un double fictionnel du célèbre ouvrage The Feminine Mystique (La Femme Mystifiée, 1963), de la féministe et journaliste américaine Betty Friedan, le titre en est The Feminine Myth : A Protest (Le Mythe de la Femme, une revendication). Gropius attend justement la visite de son autrice, Stine Branderup, qui vient l’interviewer pour le magazine Vanity Fair. A l’instar de Friedan, nous découvrons bientôt qu’elle est battue par son mari[22] [22] Betty Friedan, Life So Far, Simon and Schuster, 2000. . Il n’y a plus de doute possible sur le modèle choisi par le réalisateur pour composer le rôle de la journaliste.

Dans cet épisode, Gropius s’étonne que Branderup veuille l’interviewer : « Vous écrivez sur les gens, pas sur l’architecture. ». Quelques minutes plus tard, elle révèle la véritable raison de sa présence chez lui ainsi que l’objet de son article :

Comment vivez-vous avec le mensonge que les hommes et les femmes étaient sur un plan d’égalité au Bauhaus ?
J’aime votre style, Stine. Franche et directe. Vous débutez les interviews comme un homme.
Avez-vous interdit le Bauhaus aux femmes ?
Certainement pas. J’ai instauré l’égalité dans cette école. Que me reprochez-vous ?

Cette mise en accusation est l’objet même de la série, qui se donne comme une enquête fictionnelle sur le traitement des femmes au Bauhaus. Si Gropius s’en défend vigoureusement, les faits historiques viennent le contredire. Dans son texte « What’s in the Shadow of a Bauhaus Block? Gender Issues in Classical Modernity »[33] [33] Anja Baumhoff, « What’s in the Shadow of a Bauhaus Block? Gender Issues in Classical Modernity », in Practicing Modernity: Female Creativity in the Weimar Republic, ed. Christiane Schönfeld, Königshausen & Neumann, 2006. Elle également l’autrice de The Gendered World of the Bauhaus: The Politics of Power at the Weimar Republic’s Premier Art Institute, 1919-1932, Peter Lang, 2001. , Anja Baumhoff rappelle le discours d’accueil qu’il avait donné devant les élèves du Bauhaus, prononcé en avril 1919 : « Nous ne ferons aucune distinction entre le beau sexe et le sexe fort ; il doit y avoir non seulement une égalité absolue mais aussi un engagement total – pas de concessions faites aux dames ; nous sommes les artisans de notre travail. Je m’opposerai avec véhémence à toute forme d’intérêt exclusif porté aux jolis petits dessins de salon envisagés comme passe-temps. »[44] [44] « We shall make no distinction between the fair sex and the strong sex; there shall be absolute equality but also complete party of obligations — no concessions to the ladies; we are craftspeople all when it comes to our work. I shall vehemently oppose any exclusive preoccupation with cute little drawing room pieces as a form of pastime. » Au départ, rappelle Baumhoff, le nombre de femmes excédait celui des hommes et elles avaient accès à tous les ateliers, sans exception. Elle nuance néanmoins les bonnes intentions énoncées par Gropius en analysant le texte de ce discours, insinuant que s’y trouvent déjà les prémisses du changement d’orientation pédagogique qu’il va très rapidement opérer en regard du genre. En effet, en février 1920, soit à la fin du second semestre, il demande à revoir les quotas de femmes dans le corps étudiant et à les réduire à un tiers de la masse globale. Dans une lettre de réponse à une candidate, il écrit :

« L’expérience nous a prouvé qu’il n’était pas conseillé aux femmes de travailler dans les ateliers dédiés à l’industrie lourde, comme la menuiserie, etc. C’est précisément la raison pour laquelle le Bauhaus a mis en place un département réservé aux femmes qui se concentre sur la production textile. Les ateliers reliure et poterie acceptent également les femmes. Cependant, notre politique vise à les décourager d’étudier l’architecture.»[55] [55] « In our experience it is not advisable for women to work in the heavy industrial workshops, such as carpentry etc. It is precisely for this reason taht the Bauhaus has been evolving a regular women’s department which concentrates on textile production. Bookbinding and pottery likewise accept women. However, it is our policy to discourage women from studying architecture. » 

Le portrait de Walter Gropius ainsi dessiné par Anja Baumhoff apparaît encore moins flatteur que celui que nous dépeint Kraume, c’est-à-dire celui d’un homme contraint par la politique à céder aux injonctions conservatrices de la bourgeoisie locale, un homme forcé d’aller contre ses idées.

Dans son ouvrage précédent, The Gendered World of the Bauhaus, Baumhoff expliquait déjà que le Bauhaus n’était nullement progressiste en termes de genre et qu’il a plutôt contribué à maintenir des conventions sociales formelles et esthétiques, la hiérarchie de l’école n’étant au final qu’un tissage fait de paternalisme, d’autorité, de pouvoir et d’inégalités de genre.

Davantage que sur une enquête approfondie, l’attaque de Stine Branderup est fondée sur une rencontre importante qu’elle a faite :

J’ai eu une conversation intéressante avec la fille de Dörte Helm. Vous vous rappelez de Dörte Helm, n’est-ce pas ?

Gropius lui répond s’en souvenir parfaitement, mais se demande par contre ce dont sa fille peut bien se souvenir, puisqu’elle avait cinq ans à l’âge de sa mort. Comment effectivement pouvons-nous, en tant que filles au sens élargi du terme, nous souvenir de nos mères si l’Histoire n’en a rien voulu retenir ?

C’est cette question de l’invisibilisation des femmes dans l’histoire du Bauhaus que s’est posée le réalisateur de la série, Lars Kraume, ainsi que ses deux co-scénaristes, Judith Angerbauer et Lena Kiessler. Dans le dossier de presse, disponible sur le site d’Arte, il raconte la genèse de la commande pour le centenaire : « Quand j’ai commencé à travailler sur ce thème, je me suis mis en quête de biographies intéressantes. Ma femme, historienne de l’art, m’a conseillé de regarder du côté des femmes. […] Le Bauhaus s’est insurgé contre une vision conservatrice de l’art, mais à l’intérieur de ce mouvement, les femmes ont mené leur combat contre la domination masculine. Dörte était la plus rebelle des étudiantes. »

Kraume a rencontré, comme son personnage de journaliste féministe, la fille de Dörte Helm, Cornelia Heise, qui a relu ensuite le scénario.

Ce scénario repose presque entièrement sur la relation amoureuse supposée entre Walter Gropius et son élève Dörte Helm. Ainsi que le précise le réalisateur, tout est vrai excepté la certitude que cette liaison ait effectivement existé. Mais c’est justement cette liaison qui est nécessaire au déploiement de l’intrigue. La domination masculine et ses effets pervers guident la narration historique. Gropius s’efforce de ne pas répondre à cette question qui lui sera sans cesse posée.

Dans l’épisode 5, Stine le relance sur sa liaison avec Dörte Helm, il nie et commence à évoquer des réalisations importantes du Bauhaus : plutôt un passage en revue des grandes réalisations de sa vie qu’une excavation de ses rapports avec les femmes, en particulier avec une élève. Stine appuie alors sur les touches du magnétophone afin de stopper l’enregistrement :

J’arrête l’enregistrement le temps de ce cours d’histoire de l’art ! La liaison !
Hypocrite ! Sous ce vernis intellectuel, vous raffolez d’idylles secrètes.
L’amour est la grande aventure de la vie. Pas l’art.

Gropius cite ensuite toute une série d’artistes masculins dont il pense qu’il serait plus judicieux de parler dans l’article. Si vous voulez parler d’histoire de l’art, lui dit-elle, « pourquoi Jackson Pollock est-il plus connu que Joan Mitchell ? ». « Et Charles Eames, pourquoi est-il plus célèbre que sa femme, Ray ? ». Gropius lui répond qu’elle mélange tout, elle affirme qu’au contraire, c’est bien cela le sujet. L’art est sans doute tout dans la vie des hommes, mais la réussite des femmes est, semble-t-elle vouloir dire, intrinsèquement liée à leurs rapports (intimes et professionnels) avec les hommes. « Pourquoi a-t-on oublié Dörte Helm ? ». Cette question posée en guise de provocation par Stine à Walter fait écho au célèbre article de l’historienne de l’art Linda Nochlin, publié en 1971 : « Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de grand artiste femme ? ». Nochlin précise sa question : « Eh bien, si les femmes sont véritablement les égales des hommes, pourquoi n’y a-t-il jamais eu de grand artiste femme (ou compositrices, ou mathématiciennes, ou philosophes, ou si peu) ? »[66] [66] Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artist ? », 1971. « Well, if women really are equal to men, why have there never been any great women artists (or composers, or mathematicians, or philosophers, or so few of the same)? » La question se déplace depuis l’axe de la capacité des femmes à atteindre au génie artistique vers celui du contexte culturel et social. La relation entre les hommes et les femmes, les effets des abus de pouvoir sur l’histoire de l’art ne sont qu’une seule et même question. Dès lors, les idylles amoureuses sont aussi, davantage que des romans de gare, ou qu’une satisfaction spectatrice qui viendrait se substituer au véritable savoir, des indicateurs de l’état de la domination.

À l’épisode 2, Alma, la femme de Walter Gropius, lui reproche « son désir patriarcal pour les jeunes filles ». Gropius est directeur de l’école d’art, architecte renommé, et Dörte est une jeune élève. La relation est par avance déséquilibrée, avec l’homme en position de pouvoir et détenteur du savoir. Sa révolte la conduira de fait à sa perte et à l’invisibilité presque totale. Les femmes se rebellaient toutefois à l’intérieur de l’école, notamment par le biais du journal des étudiant.e.s, Der Austausch. Käthe Brachmann y défendait le droit des femmes à se dédier à leur vocation artistique mais uniquement comme occupation transitoire avant la maternité ; Dörte Helm lui répondit alors avec ferveur en rejetant ce déterminisme biologique[77] [77] Mercedes Valdivieso, « Retrato de grupo con una dama: el papel de la mujer en la Bauhaus », in A. Calvera et M. Mallol, Historiar desde la periferia : historia e historias del diseño, Actas de la 1ª Reunión Científica Internacional de Historiadores y Estudiosos del Diseño, Barcelona 1999. . L’intervention de Gunta Stöhl dans le journal Offset en faveur de la prédisposition des femmes pour le travail textile est également mise en scène dans la série. Il existait ainsi un rapport conflictuel entre les femmes compte tenu de leurs positions vis-à-vis de la politique de l’école et de la société patriarcale. Celles qui empruntaient un chemin plus stratégique à l’instar de Gunta Stöhl semblent être restées dans l’histoire ; Dörte Helm, présentée par le réalisateur dans le dossier de presse de la série comme « la plus rebelle », a en revanche quasiment disparu.

Les rapports de force à l’œuvre au Bauhaus sont selon moi davantage restitués par la forme même de la série que par son contenu. Dans Bauhaus un temps nouveau, plusieurs époques s’enchâssent, entre les premières années de la fondation de l’école, à partir de 1919, et le temps de l’interview, soit 1963. Si l’interview est conduite par une féministe soucieuse de révéler l’histoire d’une artiste oubliée, les réponses, c’est-à-dire la narration principale, sont le fait de Walter Gropius. Ses exercices de mémoires sont doublés d’épisodes dont il ne fait pas partie, avec Dörte pour héroïne principale, qui néanmoins échoue à se rendre maîtresse de la narration (historique, sérielle). C’est dans ce dispositif même que le projet dévoile sa vulnérabilité face à l’archive ou à l’absence d’archives, à l’interprétation et à la fictionnalisation des archives par le réalisateur.

C’est au moment même où la position de Dörte au sein de l’école semble se stabiliser, en raison de son acharnement et du soutien de Gropius, qu’un basculement s’opère. La rumeur de leur relation sentimentale menace le poste de direction de l’architecte. Un procès est organisé pour répondre aux rumeurs. Walter propose à Dörte de l’épouser comme résolution possible de l’intrigue, elle refuse par peur d’être confinée au rôle d’épouse. Il ne lui pardonnera jamais. C’est ce refus qui va ruiner les chances de réussite de la jeune artiste, sa résistance à accepter son destin biologique (épouse, mère).

Gropius s’était au même moment mis à défendre avec ferveur le concept de Louis Sullivan, à savoir le fonctionnalisme, qui veut que la forme suive la fonction. Il en va de l’architecture comme des corps. Ainsi que nous l’avons vu, dans la correspondance de Gropius, les femmes, de par leur constitution biologique, ne sont, selon lui, pas aptes à devenir architectes ni même à fréquenter des ateliers industriels considérés comme dangereux pour leur état fragile. Le destin de la femme est bien de devenir une épouse davantage qu’une artiste, ce qui explique sa place de second plan dans l’école du Bauhaus.

Mais revenons encore sur le choix particulier de Betty Friedan comme modèle de la figure féministe qui vient poser des questions gênantes. Dans le sixième chapitre de son livre phare, La Femme Mystifiée, « The Functional Freeze, The Feminine Protest, and Margaret Mead », Betty Friedan critiquait le fonctionnalisme, qui prétend étudier les institutions comme si elles étaient des parties du corps social, en empruntant à la biologie. Au lieu de détruire les vieux préjugés qui restreignent la vie des femmes, les sciences sociales leur ont, selon elle, conféré une nouvelle légitimité.

Se pourrait-il que les conceptions architecturales fonctionnalistes recèlent les germes de la domination masculine ? Le premier ouvrage architectural issu des principes fonctionnalistes est la maison « Am Horn », bâtie par les étudiant.e.s du Bauhaus pour l’exposition Kunst & Tecknik, organisée par l’école. En 1923, l’avenir de l’école est menacé et Gropius imagine cette exposition dans le but d’assurer sa pérennité et de démontrer son importance artistique.

Dans l’épisode final, à l’issue du lancement du concours d’architecture, Dörte arrête Gropius et l’interroge sur le fonctionnalisme :

On ne doit pas reproduire la fonction extérieure d’une chose, mais son essence et son sens.
Ce n’est pas contradictoire.
Selon vous, il faut une analyse objective pour se décider. Mais parfois on doit se fier à ses sentiments.
L’acte créateur fonctionne comme toute décision dans la vie. L’individu choisit entre deux voies en fonction de son ressenti.

Cet échange reflète ainsi les liens existant entre intimité et architecture, entre projet et application. Ainsi que l’exprime l’historienne de l’architecture Beatriz Colomina, le genre est une donnée majeure de l’architecture et ce même lorsqu’aucune marque de sexualisation n’est apparente au premier abord. « La politique spatiale est toujours sexuelle, même lorsque l’espace joue un rôle central dans l’effacement de la sexualité »[88] [88] Beatriz Colomina, « Introduction » in Sexuality and Space, Princeton University Press, 1992. « The politics of space are always sexual, even if space is central to the erasure of sexuality. »

Le projet retenu pour l’exposition organisée par le Bauhaus est une maison familiale destinée à un couple. Dessinée par Georg Muche, elle répond aux exigences de la standardisation. Toutes les pièces sont entièrement fonctionnelles et dédiées à un usage unique. « L’époque romantique du Bauhaus était terminée », explique Gropius à Stine. On peut ainsi voir se répondre, dans le montage entre archive et fiction proposé par la série, la standardisation du couple – et des rôles biologiques afférents – et celle du domicile conjugal.

L’épisode se clôt sur Gropius refusant toujours d’admettre sa relation avec Dörte. L’interview a eu lieu tout ce temps dans la maison de Gropius à Lincoln. Gropius arrive aux États-Unis en 1937 pour tenir la chaire d’architecture de la Graduate School of Design de Harvard, la maison qu’il occupe ici est sa première réalisation dans le pays. C’est dans cette maison qu’il vit avec sa seconde femme Ise.

Dans son ouvrage Domesticity at War, Beatriz Colomina s’est interrogée sur la portée d’une photographie prise en 1950, figurant dans un numéro de L’Architecture d’aujourd’hui, édité par Paul Rudolph et dédié au travail mené par Gropius à Harvard : « Prenez l’image d’Ise et de Walter Gropius au petit-déjeuner sur le porche de leur maison à Lincoln, dans le Massachusetts. […] On y voit une scène attrayante de bonheur domestique dans un environnement moderne […] Mais pourquoi une telle image domestique a-t-elle été exposée de manière aussi visible dans le numéro d’un journal sur l’architecture consacré à une école d’architecture ? Pourquoi Gropius est-il à la maison plutôt qu’au travail ? Pourquoi Ise, plutôt que Gropius, ou la maison elle-même, se trouve t-elle au centre de la photo? »[99] [99] Beatriz Colomina, Domesticity at War, MIT Press,2006. « Take the image of Ise and Walter Gropius at breakfast on the screened porch of their house in Lincoln, Massachusetts. […] What comes across is an attractive scene of domestic bliss in a modern environment.[…] But why was such a domestic image so prominently displayed in an issue of an architectural journal dedicated to a school of architecture? » Why is Gropius at home rather than at work? Why is Ise rather than Gropius or the house itself the center of the photograph? ».

Ainsi les liens entre architecture et sexualité, architecture et abus de pouvoir, architecture et subordination des femmes sont avérés, et exposés volontairement dans la série – bien que le personnage de Gropius apparaisse plus sympathique que dans les archives. Reste à découvrir la suite, puisque la série de Kraume fera l’objet d’une autre saison, mettant en scène l’évolution et les déménagements successifs de l’école du Bauhaus.

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