Au bout du monde, Kiyoshi Kurosawa

Ré-affection

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le 5 novembre 2019

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Yoko est assoupie sur son lit. Tandis que l’espace s’agite d’une fluctuation lumineuse, la caméra, comme mue par un souffle léger, glisse lentement dans la chambre d’hôtel. Une série de coups brusques réveille alors la jeune femme qui se tourne vers la porte, inquiète de ce qui se cache de l’autre côté. Le travelling flottant et l’éclairage artificiel, figures à travers lesquelles le cinéaste a si bien su mettre en relation le quotidien et l’au-delà, en témoignent : Au bout du monde, s’il se détache de tout argument fantastique, appartient bien à la filmographie de Kiyoshi Kurosawa. La persistance stylistique pourrait être l’indice d’un pilotage automatique ; elle signale plutôt que l’art de Kurosawa transcende les limites du genre. La différence engendrée par l’absence de donnée fantastique pourrait d’ailleurs n’être que mesurée.

Au bout du monde raconte l’histoire de Yoko, arrivée en Ouzbékistan pour tourner un épisode de l’émission dont elle est la présentatrice vedette. Mais l’enthousiasme forcé qu’elle affiche pendant les prises contraste avec les difficultés rencontrées dans ses rapports avec son équipe de tournage ou avec des habitants dont elle n’est pas en mesure de comprendre la langue. À première vue, Au bout du monde donne ainsi matière au scénario à la fois moderne et éculé du choc des cultures et de l’expérience d’incommunicabilité qui en résulte. Qu’il s’agisse avant tout d’un film de Kiyoshi Kurosawa, où la confrontation aux autres entre en jeu d’une façon toute spécifique, apparaît alors comme un soulagement. Il n’y aura pas de fantôme derrière la porte de la chambre. Peu importe. L’essentiel est du côté de Yoko, dans son inquiétude même, puisque les figures d’altérité n’ont au fond chez le cinéaste japonais jamais eu d’autre fonction que de renvoyer au tourment intérieur de ceux qui s’y confrontent (le genre n’étant lui-même qu’un moyen de fictionnaliser ce trouble). Les Ouzbeks n’incarnent pas ici de grand Autre : ils agissent plutôt, comme le faisaient d’une autre manière les habituels revenants ou les extra-terrestres des derniers films, comme révélateurs de la condition aliénée d’un personnage.

Yoko semble en effet incapable d’entrer en contact avec ceux qui l’entourent : non seulement la population ouzbèke qui l’observe à distance à travers la vitre d’une camionnette, mais aussi son équipe, à la froideur toute professionnelle, qui prend des décisions liées au tournage en la mettant de côté. Si Kurosawa intègre directement les images filmées par le caméraman de l’émission à son montage, c’est aussi qu’un même nœud tient ensemble les performances filmées de Yoko et ses sorties dans un pays inconnu : la communication est soit faussée en raison du « rôle » que joue Yoko pour le téléspectateur, soit contrariée par la barrière de la langue. Les nombreux plans où Kurosawa saisit Yoko de dos, en s’opposant à la frontalité des plans de l’émission de télé, fournissent un complément visuel à cette déconnexion en exprimant un certain degré d’effacement. Un soupçon fantomatique perdure ainsi à travers le personnage, l’absence de fantôme dans Au Bout du monde soulignant à nouveau que la mort est chez Kurosawa une condition plus métaphorique ou existentielle qu’ontologique ou physique. Yoko fait partie de ces personnages vivant comme des spectres, qui souffrent avant tout d’un éloignement vis-à-vis d’eux-mêmes. Un échange avec le caméraman, première fois où l’honnêteté transperce la froideur, l’énonce clairement : à force de jouer la présentatrice extasiée, Yoko a rompu avec ses sentiments véritables, sa vocation et sa voix (puisque son désir profond est de chanter).

Cette rupture avec soi est ce qui détermine la relative cruauté du film envers son personnage ainsi que le malheur qui l’attend dans tout ce qu’elle entreprend. L’agir de Yoko semble en effet la plupart du temps se retourner contre elle et se renverser en subir : son professionnalisme l’amène surtout à se faire violence, qu’elle accepte de manger un plat pas assez cuit ou de monter dans un manège particulièrement secouant, et sa décision d’aller visiter la ville finit par lui valoir une frayeur qui, démesurée par rapport à ses causes extérieures, fait ressortir la crainte comme un caractère du personnage. Ces deux motifs, l’abnégation dans le travail et la crainte lors des sorties solitaires, lient ainsi ensemble l’incapacité à s’affirmer et la fuite du contact des autres. Trottant tête baissée à travers les rues, Yoko ne trouve le confort et la sécurité que dans le repli de sa chambre d’hôtel. En témoigne le début d’un plan qui, suite à une escapade malheureuse, nous montre, comme des bouées au milieu de la mer, ses deux pantoufles qui l’attendent.

Mais la cruauté initiale sert une trame plus généreuse, Kurosawa faisant du voyage de son personnage à l’étranger un trajet de soi à soi. De ce point de vue, Au bout du monde est particulièrement proche de Vers l’autre rive : on y trouve la même manière d’accompagner un personnage féminin a priori effacé et fragile à travers une série d’étapes qui, suivant une logique souterraine échappant à la stricte causalité, recouvrent un processus personnel et intérieur. On se souvient en effet que si Mizuki, le personnage principal de Vers l’autre rive,traversait en apparence le Japon pour mener à bien la transition de son époux défunt vers l’autre monde et aidait à libérer d’autres spectres au passage, l’enjeu était bien sa propre renaissance. Et, tout comme chaque rencontre de Mizuki entrait indirectement en écho avec sa situation, le parcours de Yoko ne cesse de la renvoyer à elle-même : c’est évidemment son propre reflet qu’elle découvre à travers une chèvre maintenue enfermée dans un petit enclos au milieu de la ville. Et c’est sa propre libération qui s’enclenche lorsqu’elle se sert de son émission comme prétexte pour opérer celle de l’animal.

Le dépaysement d’Au bout du monde induit de nouvelles problématiques, à commencer par celle du langage (le fait que Yoko s’identifie d’abord à un animal n’est pas indifférent), et un resserrement autour de son personnage. L’isolement de Yoko, alors que Mizuki voyageait accompagnée de son mari, est ici particulièrement prononcé. La figure du couple qui traverse l’œuvre de Kurosawa est pourtant encore active, à ceci près que l’un de ses membres est constamment laissé hors-champ. Yoko reste en effet en contact avec un petit ami demeuré au Japon à travers son téléphone portable, cette séparation faisant l’objet d’une dramatisation, à travers une perte de connexion Wi-fi d’abord, et par un événement plus spectaculaire qui laisse envisager la disparition du petit ami lui-même. Frappant Yoko au sortir d’une situation difficile, cet événement constitue pour elle une ultime épreuve – et il montre que si Au bout du monde témoigne du même type de déflation dramatique que Vers l’autre rive, déployant tranquillement et gracieusement le fil de son récit[11] [11] Voir ces propos tenus par Kurosawa dans un entretien sur Le Polyester : « Quand on est dans un film de genre, après une première scène où tout se passe normalement, il faut que la deuxième amène un élément perturbateur. Il y a des règles à suivre pour capter l’attention du spectateur. Ici nous ne sommes pas dans un film de genre. J’ai souhaité ne pas avoir une seule intrigue principale accompagnée de quelques petites intrigues secondaires. J’ai voulu tout traiter sur le même plan. Le résultat est une ligne narrative plate, comme une route droite, et c’était mon intention. » , l’on y retrouve aussi la liberté du cinéaste qui puise dans les ressources de l’écriture de quoi aiguiller son personnage.

Considéré à la lumière des autres films de Kurosawa et des curieux assemblages de présence et d’absence, de proximité et de distance qu’y constituent les couples, le maintien hors-champ du petit ami n’est pas nécessairement étonnant. Il pousse d’une certaine manière à bout la logique des derniers films dissociant l’affirmation d’un amour et l’union des personnages ou la possibilité pour eux de vivre ensemble[22] [22] Voir nos critiques du Secret de la chambre noire, d’Invasion ou de Vers l’autre rive . Le trajet ne coïncide ainsi pas avec un passage de la solitude à la réunion, mais il mène plutôt à une nouvelle position renversant la tendance initiale à la fuite et à l’effacement. C’est ce qui se joue à travers la décision finale de Yoko : déclinant la possibilité de rentrer immédiatement au Japon, elle choisit de rester en Ouzbékistan pour tourner quelques séquences de plus, prolongeant par-là l’éloignement de celui qu’elle aime. Mieux : elle répond « non » lorsque ceux qui rentrent lui demandent si elle veut transmettre quelque chose à son copain.

Ce choix n’est pas une nouvelle démonstration d’abnégation professionnelle, mais il vient montrer l’effectivité des épreuves traversées en scellant une libération. Le chemin vers ce point d’arrivée a quelque chose de trouble et paradoxal, et la fin invite à considérer la présence d’un envers positif dans les multiples étapes négatives où tout semblait conspirer contre le personnage. La libération, dans Au bout du monde, se joue peut-être aussi dans les crises de larmes, dans ce gros plan qui, au commissariat, montre Yoko le nez coulant. Ce sont les épreuves extérieures qui, de force, ravivent le personnage de l’intérieur, et la désaliénation est indissociable d’une ré-affection – les autres, les Ouzbeks, le petit ami et même la chèvre ne sont d’une certaine manière que les moyens de cette ré-affection. Yoko renaît ainsi en passant à travers un point de détresse extrême, l’attachement et l’affirmation restants seuls une fois la peur levée. Les dernières séquences manifestent ce changement tout en reformulant le rapport du personnage aux autres. Yoko ne regagne pas les bras de son petit ami au Japon, elle ne se replie pas non plus dans l’espace clos de sa chambre mais, marchant vers un lieu de tournage, elle s’éloigne de l’équipe et se retrouve seule au sommet d’une montagne. L’isolement est cette fois signe d’émancipation et d’ouverture. Yoko ne s’efface plus derrière un rôle, elle a pris le contrôle du film. Tandis que s’élève la musique de L’Hymne à l’amour, ce sont ses émotions qu’elle exprime alors qu’elle adresse directement un regard à la caméra de Kurosawa et chante de sa propre voix. La puissance de l’amour se mesure aussi chez le cinéaste à ce qu’il rend capable d’affronter. Yoko peut faire face au monde, seule. Et, loin de son petit ami, l’amour qu’elle lui porte se communique au spectateur.

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Au bout du monde, un film de Kiyoshi Kurosawa, avec Atsuko Maeda (Yoko), Ryo Kase (Iwao), Shôta Sometani (Yoshioka), Tokio Emoto (Sasaki), Adiz Radjabov (Temur)

Scénario : Kiyoshi Kurosawa / Image : Akiko Ashizawa / Montage : Kōichi Takahashi / Musique : Yusuke Hayashi

Durée : 2h

Sortie le 23 octobre 2019