Annecy 2018, #2

Miroir et orifice chez Svankmajer : la disparition des corps dans Insect (Hmyz)

par ,
le 26 novembre 2018

Les personnages

M. Criquet / Le metteur en scène (Jaromir Dulava)

Mme. Criquet / Ruzena (Kamila Magatova)

le Bousier / Borovicka (Jiri Labus)

la Larve / Jituška (Ivana Uhlířová)

la Mante Religieuse, amant de Ruzena / Václav (Jan Budař)

le Parasite / Kopřiva (Norbert Lichý)

Insect met en scène une répétition de La vie des insectes (pièce des frères Capek écrite en 1920) par une troupe amateur, en entrecroisant différentes strates de fictions : la mise en scène de la pièce, la répétition des acteurs, et le making of du film. Sur scène, M. et Mme Criquet célèbrent la naissance de leur enfant, tandis que la mante religieuse assassine Mme. Criquet. Dans les coulisses, Ruzena (alias Mme Criquet) entretient une liaison avec Vaclav (aka la mante religieuse), pendant que son mari tente de mettre en scène le spectacle avec un goût douteux.

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Insect n’est pas à proprement parler un film réussi ou un bon film, mais il reste néanmoins, comme tout film de Svankmajer, une expérience voisine du traumatisme et de la souillure, portée ici par une esthétique de la pénurie : un traumatisme par le manque, plus que par le choc. Le cinéma de Svankmajer a toujours eu part à l’ironie amère et au tragique nonsense journalier, mais le dénuement et la médiocrité contaminent jusqu’à l’expérience du spectateur.

Les insectes, chez Svankmajer, tirent davantage vers le cloporte, le ver (qui sort des pommes de Jabberwocky, du plancher d’Alice) et le cafard (qui rentre et sort des oreilles mécaniques de M. Schwarzwald et M. Edgar) que vers la fourmi travailleuse ; toujours plus proche de la blatte métaphysique que des joyeuses bêbêtes de La Fontaine. Parce qu’il est minuscule, l’insecte est fragile, symbole de la vanité et de la petitesse du quotidien. En ce sens, la filmographie de Svankmajer ne pouvait que s’achever sur ce motif, qui condense toute sa métaphysique de l’ordinaire : l’insecte fait jonction entre la machine, le corps (souvent lui-même réduit à un organisme, à un ensemble mécanique et instrumentalisé de fonctions) et le blank, le vide qui génère le mouvement. Les lunettes, élément de costume minimal et grotesque qui vise à transhumer les humains dans le règne de l’insecte, incarnent ici cette charnière entre l’insecte et la machine.

L’insecte représente aussi en puissance la perte de contrôle par le bas : le grouillement insaisissable qui procède d’une décomposition confinant à la destruction (Jeux de pierres, Les Possibilités du dialogue partie I & III), celle de la mort qui vit en se multipliant. Ennemi de l’hygiène, il renvoie à l’insalubrité fondamentale de notre être au monde. Derrière Capek, évidemment, se profile Kafka. L’enchâssement des strates de fictions amène ainsi les personnages à la métamorphose. Le bousier incarne typiquement le corps prisonnier et geôlier de son désir, qui ne trouve d’échappatoire que dans la fusion complète avec l’image qu’on lui attribue, conséquence du jeu fétichiste que l’acteur entretient avec son scarabée, littéralement « mis en boîte »1. Le film s’acharne de cette façon à faire disparaître les corps ; un à un, les personnages laissent place à un quatuor composé de deux trouples superposés : le mari – la femme – le parasite ; le mari – la femme – l’enfant, prochain repas du parasite. À se demander si ce gras parasite n’est pas l’enfant véritable du couple, nourri au sein par ce qu’ils engendrent (troupe de comédien, enfants…). Si tout le cinéma de Svankmajer s’articule autour du chiffre trois, des titres comme Obscurité-Lumière-obscurité, aux triptyques de Nourriture et des Possibilités du dialogue, Insect, en revanche, réduit le jeu protéiforme de la trinité à la figure du triangle amoureux, triangle mouvant dans lequel l’amant s’efface pour laisser sa place à l’enfant, que fort heureusement les canines salivantes du parasite nous signalent comme son prochain repas.

On sait le rapport que Svankmajer entretient avec la faim, qui s’est dès l’enfance gravée avec violence dans sa morphologie mentale, implémentant le thème de la dévoration au cœur de son œuvre. L’ogre, image de la faim insatiable, de la permanence cruelle et destructrice de l’être, est incarné ici par le parasite, ensommeillé tout au long de la répétition, qui ne s’éveille que pour son gueuleton et sa tirade finale. L’ogre est aussi, chez Svankmajer, une forme du consumérisme forcené. Il est surtout la vie dans sa façon d’être bêtement utilitaire, façonnée d’habitudes sanglantes et mécaniques. La bouche, organe du langage et de la dévoration, garde une dimension particulière dans Insect. Comme souvent chez Svankmajer, elle est duale : elle avale, engloutit, dévore, mais toujours aussi régurgite, vomi, déballe, ordonne, professe (celle d’Alice, celle de Staline dans Fin du stalinisme en Bohême), comme un périphérique d’entrée/sortie qui formate notre rapport au monde. La faim apparaît comme un mode d’être du vivant, manière d’exister par le manque qui consiste à remplir insatiablement et machinalement un corps avec des matières putréfiées mécaniquement régurgitées par un autre organisme ; manière également d’interagir avec l’autre. Traversant l’œuvre du cinéaste, le rapport entre soi et l’autre, le vide qui sépare les êtres, qui nous lie à autrui, entre fission et fusion, prend corps dans cette troupe amateur et démunie (de tout talent). La troupe est aussi un laboratoire, un lieu d’expérimentation de l’altérité qui rejoue évidemment (sans qu’il eût été nécessaire de le signaler par de lourdes images du making of) l’expérience du tournage.

Cette rencontre de l’autre est aussi celle de l’enfermement. Le récit fonctionne, dans sa quasi totalité, en huis clos : le théâtre dans lequel les comédiens répètent faisant office de prison, dans laquelle l’ombre couvre toute possibilité d’évasion, et où le jeu de trappes et de couloirs créent un système de boucle spatiale, renforcé par les gros plans et les surcadrages, qui ramène toujours les acteurs à la scène sur laquelle s’exprime leur moi profond d’insecte. L’espace du théâtre territorialise de la sorte l’angoisse de ces corps confrontés à leur propre absurdité. Cette communauté relève davantage du système carcéral que de la liberté créatrice : le corps y est le sujet réifié de pulsions scopiques, nutritionnelles, libidineuses et destructrices.

Les trois niveaux de mise en scène que le film articule rejouent ce cloisonnement : Svankmajer dirigeant ses acteurs, Svankmajer jouant Svankmajer dirigeant ses acteurs, et le metteur en scène alias M. Criquet, dirigeant les comédiens devant interpréter la pièce, lui aussi dans le double rôle de metteur en scène et acteur. Le film entend ainsi brouiller les frontières entre fiction et réalité pour renvoyer en dernière instance à une critique misanthrope de la société contemporaine. L’usine et le labeur du quotidien esquissés en arrière-plan apparaissent presque désirables au regard de l’épreuve que représente cette répétition (qui se fait elle-même usine et labeur, hiérarchie et machinerie de domination). L’imbroglio est cependant manqué, parce que les strates restent résolument hermétiques entre elles, et que la fusion, qui pourrait amener le spectateur au doute, n’opère pas dans un environnement trop clairement défini. L’exercice de la réflexivité se heurte à sa propre vanité.

Le voyeurisme tactile de Svankmajer (dont Une semaine tranquille à la maison est peut-être la plus belle illustration) laisse ainsi malheureusement place au voyeurisme instrumental du making of. La matière, la texture (qui caractérise ses courts-métrages) cèdent leur place au mécanisme. Non que le film soit dépourvu de scènes écœurantes ; mais l’aversion physique est mise en perspective par le making of qui pointe hors de la fiction, et met ainsi le spectateur à distance de l’image. Le film ne s’attache pas tant à montrer le théâtre que l’ennui qui baigne ses coulisses ; non plus le défilement des images, mais le néant à sa source.

La métaphore est réduite à une cartographie de ses trajets, vidée de sa force créatrice. Le film, exploration méticuleuse des déserts qui sous-tendent notre quotidien, orchestre ainsi, en cohérence avec son propos et son ambiance, un méticuleux travail de sape et d’autodestruction. L’animation porte en elle une réflexion sur la nature des images, sur l’identité du cinéma et l’origine du mouvement. Remplacer systématiquement les images par leur machinerie, c’est renoncer à croire en leurs possibilités d’expression. Remplacer le film par son procédé de fabrication, c’est faire la satire de la satire, au risque de perdre en cours de route la puissance subversive de l’animation.