Andor. Saison 1 (2022), Tony Gilroy

Transmission-Révolution

par ,
le 21 décembre 2022

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La nouvelle direction qui semble être prise par les studios Disney d’assumer une position d’avant-garde politique (relative) au sein des produits de divertissement issus des industries culturelles ne manque pas d’interroger. Un an après la série controversée Oussekine, qui avait eu le culot de mettre devant les yeux des téléspectateurs et téléspectatrices françaises des pans de l’histoire raciste et policière du pays que même leurs responsables politiques peinent à évoquer, sorti en même temps que le blockbuster afrofuturiste Wakanda Forever, dans lequel la dénonciation de l’extractivisme occidental constitue le point de départ d’une nouvelle alliance tiers-mondiste (quoique d’une manière fleurant parfois l’essentialisme), Andor semble parvenir à une sorte d’apothéose du genre de la série révolutionnaire produite sous pavillon capitaliste.

Prequel au film de 2016 Rogue One, qui s’avérait lui-même une revisitation de la saga Star Wars consacrée au développement de ses personnages secondaires, la série Andor retrace les années de formation de celui que l’on découvrait alors capitaine rebelle, Cassian Andor. De son monde natal d’où il fut chassé par l’Empire et recueilli par l’exploratrice Maarva à la planète minière de Ferrix où il vivote de quelques larcins et se consacre à la recherche de sa sœur disparue, rien ne disposait pourtant Cassian à endosser ce rôle de résistant aguerri. Sa rencontre avec les membres de l’Alliance rebelle en devenir le détourne cependant peu à peu de ses penchants individualistes de mercenaire et marque le début d’un engagement loyal à la cause de la libération des peuples de la galaxie. Mais c’est surtout dans sa facture même Andor tranche avec les appels à la résistance mollassons des précédents opus de la saga ou des autres films « politiques » du grand divertissement audiovisuel. Tout porte à croire qu’Andor relègue (au moins un temps) les discours idéaux et les bons sentiments pour mettre à l’avant-plan les pratiques matérielles de la révolte, les moyens concrets de son exercice. Sa politique tient dans exploration méticuleuse des soubassements sur lesquels se fonde toute tyrannie totalitaire (recours à une police stipendiée et soumise à l’exigence de résultat, destruction culturelle des minorités par la profanation de leur culte et le saccage de leurs territoires de vie, subjugation de la force de travail de tout corps un tant soit peu délictueux). Ce n’est pas, en effet, au moyen des paraboles de Nemik, « jeune Marx » théoricien de la révolution, que Cassian éprouve la nécessité physique de sa conversion aux principes révolutionnaires, mais bien dans l’effroi de la prison. Elle se double qui plus est d’un véritable « guide de radicalisation » propre à inquiéter fortement l’Amérique trumpienne qui avait choisi d’amalgamer toute expression critique de l’ordre dominant sous le terme comminatoire d’antifa[11] [11] L’essai vidéo que Sage Hayden (Just Write) a consacré à la série porte d’ailleurs explicitement pour titre Andor: Anti-f*scist Art. . C’est d’ailleurs en convertissant aux mérites de l’action collective une figure plus désabusée que lui-même, le contremaître Kino, que Cassian affermit ses convictions. Manière d’affirmer que la dynamique de la révolte n’est jamais le fait d’une trajectoire solitaire (ou d’une bande de copains, comme dans la trilogie originale), mais toujours celui de la constitution d’un réseau de discours et d’expériences personnelles et collectives, de la concrétisation d’une solidarité que l’on peut à bon droit dire interplanétaire. Car la structure narrative de la série, accordant autant d’importance à l’histoire personnelle de la jeunesse de Cassian qu’à son parcours picaresque découvrant de monde en monde les schémas divers de l’oppression unique subie par les peuples de la galaxie, correspond également à cette trame dans laquelle la question de la communication joue nécessairement un rôle central.

Le relais de l’information, en effet, correspond à la figure de mise en scène la plus essentielle de la plupart des épisodes-pivots de la série. Celle-ci désigne par-là l’importance qu’elle accorde à une compréhension médiatique de la révolution ; non pas certes au sens d’une critique des médias dominants ou de la mise en place d’émission de contre-propagande, de fiction révolutionnaires allégoriques ou de réseaux de journalisme d’investigation, qui représenterait une forme de contre-culture à l’information totalitaire [22] [22] À ce titre, il faudrait noter que rien, dans l’univers d’Andor, n’occupe ce que Andor peut représenter dans notre monde historique en termes de mise en cause culturelle de l’hégémonie. Faut-il y déceler l’indice que les showrunners eux-mêmes ne croient pas tant que ça à la force politique effective de leur critique, notamment quand elle s’avère circonscrite et policée par les exigences d’un quasi-monopole oligarchique ? ). Non, si l’information et les médias qui la convoient occupent dans la série une place centrale, c’est bel et bien au sens où Andor est attentif à la structure socio-technique de la communication et de sa possibilité. Ses aléas les plus concrets sont d’ailleurs constamment rappelés par la mise en scène, de l’antenne de transmission de fortune mise en activité par le réseau de résistance sur Ferrix et avec laquelle Bix contacte Luthen au début de la série, jusqu’au discours holographique de Maarva lors du dernier épisode, qu’un CRS impérial tente sans effet de censurer en couvrant de sa cape le projecteur[33] [33] Un autre essai vidéo, Why Andor Feels so Real de Thomas Flight, a analysé les effets spéciaux et de mise en scène qui distinguent la série des autres productions de la saga, notamment en mettant en exergue l’importance de la matérialité visuelle et sonore pour son world-building et en pointant l’effort de mise à l’échelle des décors urbains ou des vaisseaux impériaux de sorte que leur perspective à l’écran se rapproche de leur expérience physique par les personnages. .

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Certes, il n’y a peut-être pas lieu de s’étonner que la question du signal soit essentielle dans un univers de science-fiction si rempli de gadgets technologiques. Ni que l’alerte déterminant l’action coordonnée (comme dans l’épisode du « casse » de la réserve impériale de crédits sur Aldhani) soit au principe même d’une série qui revendique sa filiation au genre du film d’espionnage, qui en outre manie régulièrement la langue chiffrée (Luthen et Mon Mothma parlent par double-entendre dans le magasin d’antiquités) et brille par sa configuration de la tension dramatique (que sait le ou la téléspectatrice qu’ignore le protagoniste ?) Mais, dans nombre de scènes, la question de l’information dépasse largement la seule fonction d’outil de mise en scène pour révéler plus largement une conception du rapport politique entre les personnages eux-mêmes. Ainsi du soulèvement des prisonniers de la planète-prison de Narkina 5, qui découle du système de code imaginé par les détenus pour communiquer d’un couloir vitré à l’autre de l’immense “complexe industrialo-carcéral”. C’est également ainsi que l’on peut comprendre le système de propagation de la révolte lors des incursions policières répétées sur Ferrix. D’abord un signal sonore dispersé, arythmique, celui des passant·es frappant frénétiquement des objets métalliques afin d’alerter de proche en proche tous les habitants de la ville minière et de produire un contre-champ de brouillage de l’opération de police, jusqu’à ce que ces signaux viennent s’unifier en une basse soutenue, celle de l’horloge-enclume frappée à tout rompre lors de la séquence finale. Attentive à tous ces relais qui conditionnent la possibilité de l’organisation révolutionnaire (autre thème fondamental de la série) et qui déterminent en quelque sorte la stratégie dont doivent faire preuve les résistant·es pour demeurer invisible dans le maillage impérial, Andor s’avère ainsi tributaire d’un geste épistémologique proche de celui de la théorie médiatique d’un Friedrich Kittler.

On se souvient que le schéma narratif de Rogue One, le « film original » de Cassian Andor dont la série constitue le prequel, reposait déjà intégralement sur une structure informationnelle manifeste. Puisqu’il existe une faiblesse dans la structure même de l’arme de destruction planétaire de l’Empire, l’enjeu principal de la Résistance besogneuse, celle des petites gens préparant la scène à la venue des héros, est de transmettre la connaissance de son existence à des temps futurs. L’expression narrative et visuelle de cette fonction stratégique de la mission Rogue One était d’ailleurs particulièrement sensible dans le dernier moment du film, alors qu’un unique point d’ouverture dans le champ de force de la planète-archive où était stockée le plan constituait l’étroit conduit par lequel Cassian pouvait exfiltrer, au prix de son sacrifice, la réussite de toute sa vie de révolutionnaire. Il en accomplissait alors le sacerdoce, évoqué dans la série rétrospective par son mentor en rébellion Luthen : œuvrer à l’accomplissement d’une idée dont on ignorera toujours les fruits. Du reste, c’était déjà la situation même du film one-shot Rogue One dans la structure de plus en plus touffue de l’univers Star Wars : celle de passage de relais entre le monde concret et boueux de la Résistance et celui, désincarné et idéalisé des « véritables » héros de la « trilogie originale ». Car seule Leïa, dans le message holographique confié à R2D2 avec les plans de l’Etoile noire au début d’Un nouvel espoir, moment sur lequel s’achève justement Rogue One, aura le privilège de figurer l’idéal de la Résistance. Cassian, petite main d’un ensemble plus vaste, aura le destin des courroies de transmission. À ce titre, la comparaison de l’hologramme géant de Maarva, figure de vieille révolutionnaire expérimentée, haranguant la foule durant ses propres funérailles (dont il semble qu’elle savait qu’elles ne pourraient être qu’une bataille) avec celle du « nouvel espoir » porté par une jeune Leia largement allégorique (le drapé de sa robe blanche en faisait d’ailleurs une parfaite incarnation néo-hellénistique) ne saurait exprimer plus clairement le pas de côté opéré par Andor vis-à-vis des modèles politiques de ses prédécesseurs.

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La seconde trouvaille de la série, réciproque de la première, réside sans doute dans son vœu de doter d’une épaisseur sensible les logiques de domination desquelles l’Empire se soutient. Les complots encapuchonnés ou les sentences ricanantes qui faisaient la marque de fabrique de la figure du Mal dans les précédents opus cèdent ainsi leur place à l’organisation industrieuse de l’ordre galactique. Et particulièrement au rôle qu’y joue l’ambition maligne d’officiers impériaux fascisés n’hésitant pas à accroître une tyrannie légale déjà étouffante par leur zèle à répondre (à correspondre) à la logique profonde du régime. C’est le cas de Dedra Meero, ambitieuse surperviseure du contre-espionnage au plus haut de la hiérarchie de l’Imperial Security Bureau, comme du sergent Linus, officier de terrain proactif dont la relégation disciplinaire aux tâches les plus ingrates ne suffit pas à doucher son amour de l’ordre sécuritaire, mais aussi du commandant raciste d’Aldhani, heureux de détourner insidieusement les autochtones de leur culte sacré par l’alcool et les jeux d’argent. Figure d’incarnation de la logique subjective du pouvoir que, bien sûr, l’officier Syril et sa quête personnelle de rédemption après n’avoir pu être le garant de l’ordre impérial qu’on lui demandait de restaurer, exemplifie le mieux.

Mais la scène post-générique du dernier épisode donne peut-être une autre clef de compréhension figurative du pouvoir de l’Empire, en révélant que les boulons géants auxquels œuvraient les prisonniers des geôles impériales avaient pour destination d’être intégrés à la structure même de l’arme de dissuasion ultime, cette Étoile noire dont la destruction ne sera justement possible que grâce à la dernière mission de Cassian. D’une figure de la bombe, bien évidente pour le contexte des années 1980 dans lequel s’épanouissait la première trilogie, l’Etoile noire glisse ainsi au statut autrement politique de ce qu’il faudrait décrire comme une sorte de Léviathan postmoderne, fabriqué de l’empilement des produits du travail forcé obtenu secrètement par la généralisation du système industrialo-carcéral sous la férule des impériaux[44] [44] Selon le terme Prison Industrial Complex proposé par le collectif anticarcéral californien Critical Resistance (fondé par Rose Braz, Ruth Gilson Wilmore et Angela Davis) en 1998 pour désigner la finalité capitaliste et productiviste de l’incarcération de masse, notamment des populations minorisées. Voir Ruth Gilson Wilmore, Golden Gulag – Prisons, Surplus, Crisis and Opposition in Globalizing California, University of California Press, 2006. Voir également le douzième épisode du podcast Parloir consacré à la pensée anticarcérale d’Angela Davis, ainsi que le récit des grèves de prisonniers étatsuniens de 2016 dans Minuit Décousu sur Radio Canut , dont le dixième épisode, intitulé “One Way Out”, rappelle les images . « Où est le sujet du pouvoir ? » questionnait Grégoire Chamayou dans un texte consacré à un autre « automate politique » dont la puissance reposait elle aussi sur la dissimulation de sa provenance :

« La question est aujourd’hui devenue obsédante sur fond de néolibéralisme et de postmodernité. La phrase d’Adorno donne une bonne indication pour le retrouver : il est précisément partout où il travaille très activement à se faire oublier. C’est même cette intense activité d’effacement de lui-même qui le signale immanquablement. Tout un affairement subjectif, avec des efforts et investissements énormes, pour brouiller les pistes, effacer les traces, escamoter tout sujet repérable de l’action, afin de travestir celle-ci en un pur fonctionnement, une sorte de phénomène naturel, doué d’un genre de nécessité similaire, seulement coiffé par des administrateurs systèmes qui en corrigent de temps à autre les bugs, effectuent les mises à jour et régulent les accès[55] [55] Grégoire Chamayou, Théorie du drone, V, 4 « La fabrique des automates politiques », La Fabrique, 2013. . »

Il n’y a pas meilleur description du lent étau qui peu à peu se resserre sur les membres de la Rébellion, dont beaucoup craignent déjà qu’il soit « trop tard » pour inverser la tendance historique. Que ce soit l’effort aveugle de chacune des subjectivités assujetties (c’est sur cette métaphore de l’endormissement que s’achevait d’ailleurs le discours de Maarva) qui produise la puissance symbolique et effective de l’Empire en dit d’ailleurs long sur la conception politique qui sous-tend la série. En se donnant pour ennemis les logiques perverses de l’enrôlement des individus à la pratique du pouvoir plutôt que des individus haïssables, la série se détourne ainsi largement des stéréotypes mobilisés jusque-là dans l’univers Star Wars. Autre indice de ce virage idéologique apparent : la mise en scène n’est jamais aussi emphatique que quand elle filme les soulèvements (organisés, comme celui de la prison, mais aussi plus spontanés, comme celui des funérailles de la révolutionnaire dégénérant en combat de rues). Autant d’éléments qui achèvent d’interroger le public sur le sens de cette digestion de la critique du spectacle que méditent vraisemblablement les showrunners de cette série Disney.

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Andor, une série de Tony Gilroy, avec Diego Luna, Stellan Skarsgård, Kyle Soller, Adria Arjona, Genevieve O'Reilly, Denise Gough...

Production : Kathleen Kennedy, Tony Gilroy, Sanne Wohlenberg, David Meanti, Kate Hazell

Nombre d'épisodes : 12, d'environ une heure chacun

Diffusion du 21 septembre au 23 novembre 2022 par Disney+.

Images : Andor, idem., Rogue One, Andor.