“A writer has to be read, honey”

À propos de The Wife de Björn Runge, 2018

par ,
le 26 février 2019

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ELAINE MOZELLA : Vous entendez cela ? C’est le bruit d’un livre jamais ouvert. Ne croyez jamais pouvoir obtenir leur attention.
YOUNG JOAN : De qui ?
ELAINE MOZELLA : Des hommes qui écrivent les articles, qui dirigent les maisons d’édition, qui publient les magazines, ceux qui décident de qui mérite qu’on lui prête sérieusement attention, de qui montera sur le piédestal jusqu’à la fin de sa vie. Celui qui deviendra le roi de mon cul.
YOUNG JOAN : Mais un•e auteure doit écrire.
ELAINE MOZELLA : Un•e auteur•e doit être lu•e, ma chérie.

Script de Jane Anderson pour The Wife, 2018

Quelles pourraient être les réponses des femmes à ces différentes formes de refus d’agentivité ? — elle n’aurait pas pu l’écrire (ni le peindre d’ailleurs), elle l’a volé, c’est vraiment un homme, seule une femme-qui-est-plus-qu’une-femme aurait pu le faire ou alors elle l’a écrit mais regarde comme elle manque de modestie, comme elle est ridicule, peu aimable, anormale ! Face à l’infériorité d’une part, et d’autre part à une ruine de sa vie personnelle, une femme pourrait répondre de la même manière que Gwen Raverat, qui (selon Elizabeth Janeway) “ne pouvant pas s’imaginer devenir une peintre célèbre ; pouvait tout au plus rêver d’en épouser un.

Joanna Russ, How to Suppress Woman’s Writing, 1983

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Je n’aime pas lire les dédicaces que font les hommes à leurs femmes ou compagnes en exergue de leurs livres. Je n’ai jamais su bien m’expliquer pourquoi. Peut-être parce qu’au cours d’une vie on ne remercie pas toujours la même femme, pensais-je, et que la suivante peut très bien ne pas apprécier de la même manière l’élégance du compliment. Pas seulement. Pas vraiment. Le film de Björn Runge m’a aidée à élucider cette question, à décrypter cette résistance. Pourquoi un homme doit-il remercier sa femme lorsqu’il arrive à écrire, à peindre, à sculpter, à composer ? Quelle œuvre se construit au détriment de quelle autre ? C’est la question que s’est posée le réalisateur suédois de The Wife.

Le film démarre sur l’annonce téléphonique faite de bon matin à un écrivain qui se voit attribuer le prix Nobel de littérature. Sur 113 prix Nobel de littérature, 13 ont jusqu’à présent été décernés à des femmes. Généreux, le mari attend que sa femme décroche un autre combiné pour qu’elle puisse participer à ce moment important de sa vie. Il se mettra ensuite à sauter sur le lit en criant « J’ai gagné le Nobel ! J’ai gagné le Nobel ! », l’enjoignant à célébrer la nouvelle en rebondissant avec lui. Moins enthousiaste, elle lui demande de se calmer. Cette scène fait écho à une autre qui retrace le succès de son premier roman, The Walnut, un flashback qui arrive plus tard dans le film, correspondant au moment où le manuscrit a été accepté. Il et elle sautent pareillement sur le matelas, à quelques différences près, si ce n’est leur plus jeune âge : « Nous allons être publié•e•s ! Nous allons être publié•e•s ! ». Le « je » a depuis remplacé le « nous ». C’est en réalité Joan Castleman la véritable autrice de la famille, celle qui, à partir de la trame romanesque peu nourrie de son mari, a écrit un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine.

« Ta mère faisait de la relecture », explique Joseph à son fils David, qui commence à avoir des doutes après s’être entretenu avec un auteur souhaitant écrire la biographie de son père. Plus tard, Joe dit à son épouse : « Écoute, il n’y a rien d’horrible, d’immoral, ni de honteux à ce que nous faisons. Nous écrivons ensemble, nous avons créé une belle œuvre. » Elle précise : « Tu fais de la relecture Joe, c’est tout. C’est moi qui suis assise au bureau six heures par jour, six jours par semaine. »

The Wife rappelle Big Eyes (2015) de Tim Burton, l’histoire vraie d’une peintre, Margaret Keane, dont le mari dépourvu de talent a usurpé l’identité pendant des années. Le mari de Margaret Keane était violent et l’obligeait à travailler, celui de Joan Castleman est prévenant et lui fait des massages lorsqu’elle fatigue. Walter a commencé à usurper l’identité de Margaret sans son accord, Joan a proposé à Joseph d’écrire le livre qu’il était incapable d’écrire. Si Margaret tente de démarrer une seconde carrière de peintre parallèle à celle qu’elle développe déjà pour son mari, au contraire Joan, ainsi que l’exprime Joe, « n’écrit pas, Dieu soit loué[.] Joan est la lumière de ma vie ».

Le renoncement de Joan est précisé à deux reprises. Lors d’une rencontre littéraire, elle est tout d’abord découragée par une autrice qui lui dit qu’une femme n’est jamais vraiment lue puisque seuls les hommes sont au pouvoir dans le milieu éditorial ou critique. Assistante, elle est ensuite directement exposée aux propos sexistes d’éditeurs désintéressés par l’œuvre des autrices, et renonce alors à toute carrière en son nom propre pour se faire l’auteure fantôme de son mari. En témoigne son échange avec le roi de Suède lors de la remise des prix Nobel :

KING GUSTAV : Dites m’en plus à votre sujet Mrs. Castleman. Avez-vous une occupation ?
JOAN : Oui tout à fait.
KING GUSTAV : Et de quoi s’agit-il?
JOAN : Je suis une faiseuse de Roi.
KING GUSTAV : Vous savez, ma femme vous répondrait exactement la même chose.

Ce « Ma femme vous répondrait exactement la même chose » sonne de manière terrifiante, comme l’aveu d’une usurpation bien plus vaste que celle qui concernerait uniquement le couple qui nous occupe ici au premier plan.

Si Big Eyes de Burton se terminait par la réhabilitation de Margaret Keane, The Wife propose une fin qui, bien que non réelle, semble plus réaliste. Joan nie toute usurpation de son œuvre de la part de son mari, décédé d’un infarctus dans sa chambre d’hôtel de Stockholm, même si elle s’apprête à raconter la véritable histoire à ses enfants. Cette affaire demeurera privée.

Le film de Burton mettait en lumière le caractère violent et masculiniste du mari, alors que Runge précise davantage le contexte social et politique de l’invisibilisation et du dénigrement du travail des femmes. Le mari n’est pas horrible et brutal, la situation l’est, et son comportement participe à l’entretenir.

Ainsi que l’exprimait Germaine Greer, en 2007, dans son introduction à Shakespeare’s Wife, intitulée « considering the poor reputation of wives generally, in particular the wives of literary men, and the traditional disparagement of the wife of the Man of the Millenium[11] [11] Soit “considérant la mauvaise réputation des épouses en général, en particulier des épouses d’hommes de lettres, et le dénigrement traditionnel de l’épouse de l’Homme du millénaire”.  » : « Anyone steeped in western literary culture must wonder why any women of spirit would want to be a wife. At best a wife should be invisible, like the wives of nearly all the great authors schoolboys used to read at school. […] Her husband’s fans recoiled from the notion that she might have made a significant contribution towards his achievement of greatness. The possibility that a wife might have been closer to their idol than they could ever be, understood him better than they ever could, could not be entertained. » (Quiconque imprégné de la culture littéraire occidentale doit se demander pourquoi une femme d’esprit voudrait être une épouse. Au mieux, une femme devrait être invisible, comme les épouses de presque tous les grands auteurs que les écoliers ont l’habitude de lire à l’école. (…) Les admirateurs de son mari se sont détournés de l’idée qu’elle aurait pu apporter une contribution significative à la réalisation de sa grandeur. La possibilité qu’une femme ait pu être plus proche de leur idole qu’ils ne l’ont jamais été, qu’elle l’ait compris mieux qu’eux, ne saurait être envisagée.) Les remerciements et autres aveux de n’être rien sans sa femme participent ainsi de son effacement et de la négation de son talent propre. C’est exactement ce qui révolte Joan lorsqu’elle refuse que son mari parle d’elle dans son discours d’acceptation. Il le fera quand même afin de ne pas passer pour un homme égoïste et déloyal auprès de la profession et de ses confrères. Un extrême égoïsme qui revêt les habits de la bonté du grand patriarche. Joan avouera à son mari ne plus savoir pourquoi elle a voulu l’épouser en premier lieu. Pourquoi quiconque voudrait devenir la femme d’un homme ?

Au lieu des figures de femmes rendues remarquables au cinéma, Glenn Close, célèbre au début de sa carrière pour ses liaisons fatales et dangereuses, interprète ici une femme ayant renoncé à se battre pour se faire une place dans un monde d’hommes. L’actrice a elle-même été nominée à sept reprises aux Oscars sans jamais remporter la statuette. En endossant le rôle de Joan Castleman, qui a su s’effacer tout au long de sa vie, elle passe une fois de plus à côté de la récompense. Seules les héroïnes au destin exceptionnel, dans le sens de la rareté, seront couronnées.