A la recherche de Jean-Daniel Pollet

WIP : Work in progress / travail en cours (1)

par ,
le 4 mars 2013

J’ai conçu, il y a quelques temps, le projet de faire une biographie de Jean-Daniel Pollet. « Je lui dois bien ça », me répétais-je pendant des mois pour m’encourager à passer à l’acte. Je l’ai tant aimé, lui et ses films, depuis qu’en 1968 je suis tombé en extase devant Méditerranée à la Cinémathèque. Pendant trente cinq ans, je l’ai comme on dit « bien connu » : je l’ai interviewé plusieurs fois, j’ai étudié ses oeuvres, je les ai propagées, accompagnées, commentées, je lui ai rendu visite dans les maisons où il habitait, Neuilly, Cadenet, nous avons beaucoup conversé, ri, réfléchi, bu, gambergé, il m’a demandé d’écrire avec lui un scénario, Plein ciel, nous l’avons fait mais il n’a pas pu le tourner, puis ce fut Jour après jour, son dernier film, qu’il a remis entre mes mains, avant de s’en aller visiter le quoi (de Dieu sait…). Depuis qu’il n’est plus là, j’ai sans cesse l’impression que j’aurais pu le connaître mieux, en apprendre davantage de lui, directement, sur lui et sur ses œuvres. Mais il est trop tard pour poser les questions que j’ai oubliées de lui poser. Ou que je lui ai posées mais dont je ne me souviens plus des réponses.

Je crois que la vie éclaire les œuvres : c’est pour entrer davantage dans le secret des œuvres que je désire soudain m’immerger dans la vie de celui qui les a forgées. D’autres l’ont connue mieux que moi, cette vie, et c’est vers eux que je vais d’abord me tourner pour en savoir plus sur mon ami « Poulos ». Plus tard j’irai interroger d’autres sources, plus matérielles (archives, lieux, traces diverses, agendas, journaux, registres, etc.).

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1. ANTOINE ROBLOT

Décembre 2012. Je commence mon enquête auprès des proches de Jean-Daniel par quelqu’un qui a vécu avec sa sœur Jenny, Antoine Roblot.

Boris, le fils de Jean-Daniel, a organisé le rendez-vous. Lui aussi est à la recherche de la vie vécue par son père, et il intervient parfois dans la conversation, s’étonne d’un détail, et ainsi le souligne, égraine un de ses propres souvenirs.

L’entretien se déroule au premier étage d’un immeuble donnant sur la Seine, près du Trocadéro. Par la fenêtre, on voit passer des péniches, et briller un pied de la Tour Eiffel. Clic clac, j’allume le magnéto.

Et me voici deux mois plus tard face à un dossier audio, surmonté de doubles croches, nommé STE 006.

Je fais défiler l’enregistrement. Il débute ex abrupto par cet étrange incipit, qui, si je le prenais au sérieux, m’inciterait illico à tout laisser tomber. Mais c’est seulement une banale vérité contre laquelle s’insurge toute entreprise de mémoire et une précaution oratoire pour quelqu’un qui s’apprête à racler le fond de ses neurones.

Antoine : …on ne revient pas en arrière, comme disait Mac Orlan.

Moi : Vous avez connu Mac Orlan ?

A : Je ne l’ai pas connu et c’est un de mes regrets.

Vous faisiez quoi dans les années 60, au moment où vous rencontrez JDP ?

C’était extrêmement varié. Un peu de tout mais surtout du cinéma. J’ai écrit deux ou trois trucs. Je faisais un peu l’acteur. Dans un film de Louis Malle, je tuais BB. À la fin de Vie privée, où je joue un des paparazzi, je la tue avec mon appareil photo. Elle est éblouie par le flash et elle tombe.

Boris : C’est une grande armoire, le cinéma ! Quand j’a vu Vie privée tout à coup je t’ai reconnu : oh lui, c’est Antoine ! Un choc.

Donc vous étiez scénariste, acteur…

A : À l’époque je vivais avec la tante de Boris, Jenny, qui était la femme la plus sublime du monde, et d’ailleurs c’est retombé un peu sur lui, cette beauté, vous avez vraiment un air de famille…

Boris : Ah ah…

Jean-Daniel était très beau aussi, on dit… y a qu’à voir les photos…

A : Jenny me disait toujours : un mec aussi talentueux que toi, comment peut-il se contenter d’être comédien ? Elle a brisé ma carrière ! Alors j’ai écrit, mais ma carrière de scénariste a été aussi nulle que celle de comédien ! Les années 60 c’est la décade la plus nulle de ma vie, la quantité de nullités que j’ai vu défiler est effrayante, j’en ai pas loupées beaucoup parce que jour et nuit j’étais là… vraiment c’était une époque imbécile… on oublie, et heureusement ça passe, mais le mot d’ordre à cette époque c’était : vivre comme avant ! C’était une belle saloperie, ça… il a fallu attendre les années 70 pour commencer à ouvrir un petit œil et débuter autre chose… le rêve des gens c’était de vivre comme avant…

Avant quoi ?

A : Avant la guerre ! Même réactions que les types dans les années 20, après 14-18. C’est dire la nullité de ce siècle ! Ils ont appelé Belle époque la période avant 14 ! Et en 19 il y a immédiatement ce regret, ce désir de vivre comme avant, à la soit disant Belle Époque. Ceux de 19 d’accord, ils avaient le droit de le faire, à la guerre ils y avaient été, mais ceux de 39-45, toutes catégories confondues, on avait dit merde, on s’était arrangé…

Jenny, vous l’avez rencontré comment ? Vous vous rappelez ?

A : Je vais vous dire : un copain et moi un jour nous sommes allés dans un petit cinéma de la rue Caumartin voir un navet quelconque, et, accompagnant ce navet, il y avait Pourvu qu’on ait l’ivresse. Et là, mon copain qui était producteur de films, s’est écrié : le type qui a fait ça, il est tellement jouasse qu’il faut qu’on lui mette la main dessus… le lendemain matin on avait mis la main sur Jean-Daniel et le soir même on bouffait avec lui.

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Et Jenny n’était pas loin ?

A : Ma réponse est idiote parce que ce n’est pas comme ça que j’ai connu Jenny. C’est par d’autres circonvolutions… Jenny était mariée…

Avec qui ?

Boris : Avec le père de Patrick, mon cousin… je n’ai jamais rencontré le père de Patrick.

A : Il vient de mourir, c’est trop tard.

Comment s’appelait-il ?

A : Il s’appelait (inaudible)… un type très gentil.

Il était dans le cinéma, lui aussi ?

A : Du tout. Il avait des plantations dans des îles, devant l’Afrique…

Boris : C’est un mystère pour moi, c’est quelqu’un que je n’ai jamais rencontré… il aurait pu passer boulevard Maillot quand j’habitais avec ma grand-mère et Jenny…

A : Non.

Boris : C’était donc vraiment antérieur…

A : Je suis en train de réaliser que je ne vous propose rien à boire. Vous voulez un jus de fruit, de l’eau, un café ?

(interruption boissons)

reprise : STE-OO8

Moi : Dans l’Orne, vous étiez avec Jenny ?

A : Dans l’Orne, non. On s’était séparé à force de relations passionnées ! Quand elle s’est installée dans l’Orne, elle m’a fait proposer par son père une petite maison non loin de la sienne, à deux ou trois kilomètres. Cela fait qu’on avait une implantation : Jean-Daniel, Jenny, moi, à deux ou trois kilomètres, les uns des autres, et à un moment donné un ami de Jean-Daniel très gentil, qui s’appelait Alain Levent est aussi venu…

Alain Levent, un chef op, qui a vécu un moment, il me semble, avec Anna Karina…

A : Ah bon ! Vous m’apprenez quelque chose, il était temps… Ah mais tout s’explique : Anna Karina est venue habiter dans ma maison, que je lui ai louée, pendant tout un hiver. Et pas avec Alain Levent, qui lui était à 2-3 kilomètres, mais avec Duval. Le type qui joue dans La dérobade.

Jean-Daniel et Jenny habitaient dans la même maison ?

Boris : Non, il y avait mon père qui avait Les Noyers, Jenny qui avait La Monnière, et mes grands parents le Presbytère.

Moi : Il faudra qu’on aille dans l’Orne voir toutes ces maisons, Boris… tu les connais bien ?

Boris : J’y suis retourné vers 2005 pour voir Les Noyers, la maison de mon père… faire un pèlerinage là où il a réalisé Pour mémoire, Le Sang, etc. Moi là j’étais enfant et je vivais dans l’immédiateté de la nature… et quand je suis retourné là-bas j’ai vu que tout avait changé, ça tue les souvenirs… on tourne la page… ça ne disparaît pas mais c’est choquant, il y a comme la possibilité d’une disparition totale…

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Vous avez donc des souvenirs communs, Antoine et Boris ?

A : Il faut imaginer que le village s’appelait Bizou ! Je voudrais le 13 à Bizou : cascade d’éclats de rires des opératrices des PTT… Bizou dans l’Orne…

Mais pourquoi J-D était-il allé habiter là-bas ?

A : On vivait tous dans le Midi, on avait une passion de la Méditerranée… et puis JD s’est rendu compte que pour le boulot et tout le bordel il fallait quand même être à Paris, mais alors il a voulu être à proximité mais pas trop, et il s’est mis à chercher le point optimum entre « sauvagerie » et proximité… et lui qui ne fait jamais rien comme personne, il a pris sa fameuse Lancia grise et il a fait 25.000 kms de circonvolutions autour de Paris et un jour il est revenu et il a dit : j’ai trouvé, c’est Bizou.

Boris : La première maison achetée c’était le presbytère, acheté en vente publique à la bougie… par mon grand-père, qui avait dit : elle vaut tant, et il l’a eu à tant…

A : C’était vraiment une maison magnifique, XVIIe, adossée à l’église, dans son jus, c’était époustouflant, avec un grand jardin. Et le père de JD a tout fait pour la remettre en valeur, pour eux, sa femme et lui, puis ils ont trouvé d’autres maisons, une pour chaque enfant, Jenny, Jean-Daniel. Plus gentil que cet homme et plus parfait dans les réalisations techniques, vous ne trouviez pas. C’était un type invraisemblable, il était un peu comme une pièce rapportée par rapport à la famille…

Boris : Fiévé, la famille Fiévé… de sa femme…

A : Il était incroyable, d’une précision…

Il était architecte ?

A : Constructeur… moi il m’a tout appris… on avait deux passions ensemble : fabriquer des bateaux, lui il avait des ateliers partout, il savait tout faire et sa vie c’était trois mois dans le Midi et tous les matins avec le bateau, à 6 h on sort, on va naviguer, pêcher…

C’était où ?

Beauvallon, à Sainte Maxime…

Boris : Dans la baie de Saint-Tropez… ils avaient acheté cette maison au début des années 50…

A : Très peu de temps après la guerre, dans de très bonnes conditions… on n’a pas idée de la douceur et de l’art de vivre à cette époque… de quelque chose qui allait durer, croyait-on, éternellement… il y a eu dix, quinze ans, jusqu’à la fin des années 60, peut-être soixante dix par là, vingt cinq ans de bonheur absolu… il suffisait de ne pas avoir peur de monter dans une petite voiture qui faisait du 100 à l’h, on partait de Paris, par la nationale 7 et on arrivait là-bas au matin, c’était sublime…

Boris : Je me souviens un peu de cette ambiance mais mon grand-père est mort quand j’avais trois ans, après j’y allais avec ma grand-mère… et Beauvallon reste pour moi l’image du bonheur… quand je ne vais pas très bien, je repense à Beauvallon, et ça va mieux… ah c’est vrai c’est l’image de la béatitude, même si la vie était compliquée autour de moi, mais moi j’avais mon jardin intérieur… tous les étés, jusqu’à vingt ans, je suis allé à Beauvallon et franchement ça me retapait… j’ai connu Jenny et Jean-Daniel là une fois, une seule, car cette maison pour eux, qui y avaient été enfants, correspondait à un passé, ils étaient à un âge où aller manger avec la grand-mère c’était pour eux lourdos, j’imagine… ça n’empêche pas les sentiments, pas l’amour…mais leur mère, bon…

Elle s’appelait comment ?

Boris : Germaine. Moi je l’appelais Manet, comme le peintre !

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Germaine comment ?

Fiévé (ou Fiévet). Ils sont du Nord comme les Pollet.

A : Ils étaient du Jura.

D’où le rapport aux Bel (fondateur des fromageries Bonbel) ?

A : C’est ça… la belle-sœur de la grand-mère de Boris, par son mari, avait la propriété de la fromagerie, dans le Jura…

D’où la réputation de JD dans le milieu cinématographique : on disait qu’il était riche grâce à la Vache qui rit !

A : Pas du tout. Mais ses cousins, oui.

Jean-Daniel, un jour, dans une interview, a expliqué que sa famille était riche à cause du siphon pour les bouteilles d’eau de seltz, que son grand-père avait inventé et fait breveter.

Boris : Henri Fiévé, oui, le père de Manet, ma grand-mère, était un inventeur. Avec son frère. J’ai toujours entendu dire dans la famille qu’ils avaient inventé le gaz carbonique.

Ah bon, très intéressant… Le siphon pour l’eau de seltz n’est qu’une invention secondaire, une application industrielle phénoménale, capable de générer une fortune… chaque pschitt dans un débit de boissons leur amenait des royalties, pourrait-on dire.

Boris : Oui voilà d’où venait la fortune des Fiévé… de la recherche scientifique et technique à la fin du XIXe siècle…

Mais il était cousin du cinéaste François Bel… 1931-2007… qui lui aussi ne manquait pas d’argent… et tous les deux avaient fait leur service au cinéma des armées… à l’ECPA il y a des tas de bobines signées par François Bel comme chef op (les rushes sont attribués à tel ou tel caméraman)… j’ai découvert cela quand j’ai fait des recherches au Fort d’Ivry pour mes deux films d’archives sur de Gaulle en 58-59… François Bel a aidé Jean-Daniel pour ses premiers films, pour la Ligne de mire, en particulier, film considéré comme perdu, mais que tu viens de retrouver, Boris…

Boris : J’ai vu la Ligne de mire, récemment… grâce à la Cinémathèque de Toulouse, qui va le restaurer… où il se trouvait dans l’ensemble des bobines que Françoise (Geissler) y a déposé après la mort de mon père…

Qu’est-ce qu’on voit dans ce film ?

Boris : Tout le cinéma de Pollet, déjà là… son art du cinéma, sa manière de voir les choses… wouah… il avait 22-24 ans et c’est d’une maturité inouïe… je me remets dans le contexte de l’époque et je me dis : mais comment il a fait ça ?! c’est avant Méditerranée, avant Gala, c’est juste après Pourvu qu’on ait l’ivresse… Il refuse de partir à New York avec Jean-Pierre Melville, qui lui a proposé d’être son assistant pour Deux hommes dans Manhattan, pour faire son film… « je refuse parce que je dois faire mon long-métrage ». Ce film est incroyable, il y a un symbolisme derrière, il y a Édith Scob, qui est dans une voiture dans Paris, et ce plan est utilisé de façon répétitive, comme plus tard dans Méditerranée. C’est un film lumineux, fulgurant, qui éclaire l’œuvre complète, ce n’est pas une somme de balbutiements, c’est très maitrisé… très monté…

Il a peut-être eu peur de ce qu’il avait fait, il s’est mis à le couper, on dit… ah je languis de voir ce film mythique que tu nous dévoiles maintenant…

Boris : C’est un film super joyeux, tu as de la guitare… un château…

Il faut voir ça très vite ! Et vous, Antoine, vous l’avez vu ce film, à l’époque ?

A : Je m’en souviens très bien. Je comprends, Boris, que tu te sentes maintenant à l’aise dans ce film, maintenant que l’œuvre de JD est achevée, mais pour les spectateurs de l’époque il était illisible… son écriture le rendait inabordable par le public…

Boris : Il était à fond dans le montage… comme dans Méditerranée plus tard… dans l’époque, rétrospectivement, il est totalement hors de tout ce qui se faisait… il part de la matérialité des images, et cherche une histoire… et ce qu’on voit dans les images c’est comme un document d’époque…

A : Il y a quelque chose quand même d’insensé : comment se fait-il que Pourvu qu’on ait l’ivresse a bouleversé tout le monde et que La ligne de mire ne l’a pas fait…

Mais La ligne n’est pas sortie…

Boris : Il n’a pas de visa d’immatriculation…

A : Il y a eu des projections pour les amis, et à la Cinémathèque… les amis ne l’ont pas reçu, on n’y comprenait rien… alors qu’on avait tous été bouleversés par Pourvu qu’on ait l’ivresse, c’était irrésistible…

Et si on revenait à vos souvenirs : comment vous viviez avec JD ? La nuit, dites vous… C’était un nocturne, lui aussi…

A : Pas tellement…

Vous alliez souvent chez lui ? Rue du Bac, je crois ?

A : Rue de Grenelle. Au dessus d’un magasin qui vendait des ciboires.

Boris : Rue du Bac, c’était Jenny, qui habitait là.

A : Exact. Nous avions échangé l’appartement au-dessus de chez Mme Bettencourt, à Neuilly, avec la rue du Bac, quand j’étais avec Jenny. Ah non c’était le contraire, on est parti de la rue du Bac pour aller à Neuilly.

Les réunions des Etats-Généraux du cinéma, avec Resnais, Varda, Malle, etc. en mai-juin 68, c’était rue du Bac ou rue de Grenelle ? JD m’a raconté un jour que l’image clé de ces réunions pour lui c’était Resnais qui arrivait et se couchait sur une table ! Ecoute flottante.

Boris : Rue de Grenelle.

A : Le cinéma était embêté… par Mai 68. Il savait pas quoi faire, les cinéastes ne savaient pas comment se comporter : on y va ? on n’y va pas ? Ils étaient dans tous leurs états… Cannes, on monte à Paris, on les soutient, ces étudiants, ou pas ? C’était très amusant de voir ça. Que faire ? Godard est un des seuls qui est allé sur le terrain, les autres ils aimaient pas trop… ils se sont mis à discuter… Jean-Daniel, Kast, ont formé un groupe.

Boris : Dans les Mémoires de Schlöndorff, il y a un passage sur la période Jenny-Antoine, assez rigolo…

A : Celui qui a monté la production de Méditerranée s’appelle Pierre Barré, il faisait Connaissances des Arts ou Monde… et il a trouvé Schlöndorff comme assistant… ils sont partis avec une 2cv…

Boris : Non, une 404…

A : Ils sont partis trois mois… je me souviens que JD avait scié l’arrière de la voiture, pour en faire une voiture à travelling ! Il avait l’esprit pratique, JD, très pratique, comme son père…

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Boris : Je me souviens qu’aux Noyers, il y avait une grange dans laquelle mon père avait démonté une jeep, pièce par pièce, il avait étalé sur le sol toutes ces pièces, comme pour une leçon d’anatomie, juste pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur…

A : La jeep démontée est d’ailleurs restée comme ça, pendant des années, en morceaux sur le sol…

Comme une installation d’artiste ! Mais revenons à Méditerranée, à Schlöndorff…

A : Volker, à côté de JD, était comme un petit enfant, il habitait chez nous d’ailleurs à Neuilly, chez Jenny et moi… mais Volker était déjà plus dans son ascension dans le cinéma, il fera L’élève Törless un an plus tard… je ne sais pas s’il était très dans le coup de ce tournage…

Boris : Dans ses mémoires il parle très peu du périple autour de la Méditerranée, il parle davantage d’Antoine et de Jenny…

A : Il fait partie de ces Allemands qui, après la guerre, nous ont aidés à aimer l’Allemagne, parce que nous qui avions vécu la guerre, les Allemands on les détestait, normal… on avait vécu à cause d’eux cinq ans abominables…

Jean-Daniel aussi a vécu un peu la guerre, il est né en 36… il l’a vécue où ?

A : À Grenoble, à La Mure plus exactement, c’est au dessus de Grenoble.

Boris : Les Allemands en arrivant à Lille avaient mis la main sur un certain nombre de belles maisons, dont celle des Fiévé, pour en faire un QG ou pour loger des officiers, je ne sais. Alors ils sont partis à Grenoble, tous les Fiévé. Il y en a eu un qui est allé plus loin, à Bali, il était ethnologue, où il s’est noyé avec sa femme…

A : À Kamboutan, exactement…

Et si on parlait un peu de Boutang, maintenant ? Pierre-André Boutang…

A : J’ai retrouvé, il y a trois jours, une lettre de lui, qui me répondait à une proposition d’émission que je lui faisais : une série sur des écrivains cinéastes… on aurait donné une caméra à des écrivains pour qu’ils filment leur vie, leur environnement, ce qu’ils veulent, pendant quelques jours, et il m’a répondu : ton idée est phénoménale, on y va tout de suite, j’ai la lettre là, je peux vous la montrer…

Mais ça c’est récent, années 80 ou 90… Au tout début, Boutang et Jean-Daniel ça commence comment, où ?

A : Pierre-André c’était l’alter ego absolu… ils se sont connus à Sciences-Po, et ils se sont rapprochés parce qu’ils voulaient faire du cinéma, ils ne se sont pas quittés de toute leur vie… Jean-Daniel l’appelait tout le temps, “allo Pierre-André, j’ai une idée, je veux faire ça, tel projet”, et Boutang envoyait les ronds… jamais Pierre-André n’a refusé quelque chose à Jean-Daniel et jamais Jean-Daniel n’a refusé quoi que ce soit à Pierre-André… on ne peut pas imaginer une amitié plus belle que la leur… sans un nuage…

Boris : Mon père me disait quand même : y a un truc que Pierre-André ne supporte pas c’est qu’on l’appelle Pamplemousse… je ne sais pas pourquoi on l’appelait comme ça, peut-être parce qu’il était un peu rond…

Moi je peux vous dire : c’est parce qu’il était né avec la jaunisse, c’était un bébé tout jaune… je tiens l’information des Desanti, Jean-Toussaint Desanti était cothurne à Normale Sup avec Pierre Boutang, le père de Pierre-André, et il a, comme on dit, vu naître le petit pamplemousse… un jour Dominique Desanti m’a raconté ça, j’en ai parlé à Jean-Daniel, qui savait, et à partir de là quand on parlait de Boutang on disait : tu as des nouvelles de Pamplemousse, etc… les Desanti aussi, quand on parlait de Pierre-André disaient Pamplemousse, je crois que c’est le père Boutang qui l’avait surnommé comme ça, raison de plus qu’il déteste le sobriquet, même s’il était entièrement dévoué à son père…

Boris : Ah c’est ça ! Mais jaune c’est aussi le soleil, c’est un surnom alchimique. Je dois dire que Pierre-André après la mort de mon père a été très présent à mes côtés pour débrouiller toutes les situations laissées par lui à sa société de production Ilios… qui veut dire soleil, en grec ! Coïncidences ?

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A : Pierre-André c’est un cas ! Un cas monstrueux… je ne sais pas s’il existe un cerveau comme lui qui, en cinquante ans, a pu absorber tout ce qui se passait dans le monde, des arts, des lettres, c’est invraisemblable !

Boris : Pierre-André me racontait que mon père ce qu’il aimait c’était faire, faire, faire et laisser les choses derrière lui, et ça me rappelle ce que j’ai lu dans un article sur lui : que nous sommes maintenant, après sa mort, avec plein d’éléments, comme Linda dans Ceux d’en face, et que nous ne savons pas quoi en faire… Pierre-André m’aidait à relier tous ces morceaux épars mais il est mort, malheureusement… Il y a quelqu’un d’autre qui a été très proche de mon père, c’est Jean Reinhardt, j’ai pas osé le rencontrer parce qu’il a la poliomyélite, il était sur la péniche de Paul-Émile Victor, et moi j’ai connu la fille de ce Jean Reinhardt, au lycée, j’ai été chez eux, sur cette péniche, comme mon père avait été chez eux quand Jean était jeune homme… c’était une famille très cultivée, et c’est sans doute ce qui a plu à mon père, qui passait beaucoup de temps chez eux, comme chez les Boutang, parce que chez ses parents, les parents de Jean-Daniel, c’était pas la culture, loin de là…

A : Avec tout ce que tu dis, Boris, on comprend beaucoup mieux pourquoi cet homme, ton père, ne pouvait pas passer dans la machine de son époque… et sa solitude, sa pochardise, tout ressort là, mais il fallait que cinquante ans passent pour qu’on soit saisi par son envergure lumineuse…

Bruno Garrigues (un ami de Boris depuis l’école d’art de Cergy, qu’ils ont faite ensemble, aujourd’hui galeriste, éditeur) : Les films de Pollet parlent la langue des oiseaux… ils procèdent d’une attitude absolument poétique et d’une vision alchimique… ils parlent à l’âme…

A : On ne peut pas lire ses films un par un, il faut tous les recevoir… ils forment un tout, on le voit maintenant…

Bruno : La langue des oiseaux sait (c’est) faire parler les images comme des sons et les sons comme des images… c’est aussi la problématique des hiéroglyphes, et les films de Pollet jouent les images comme des hiéroglyphes, Méditerranée en particulier, mais aussi Trois jours en Grèce ou Dieu sait quoi

Boris : La relation Jean-Daniel Pollet / Paracelse m’intéresse… moi je me suis mis, il y a un an ou deux, à étudier Paracelse et c’est prodigieux… j’ai eu un flash dans une montagne et Paracelse m’est apparu…

Bruno : Paracelse c’est le Père Sel…

Boris : C’est le Jung de son époque… les alchimistes à l’époque, quinzième, seizième siècle, c’était comme les graphistes aujourd’hui… le latin, l’alchimie, l’astrologie c’étaient les matières de base…

Bruno : C’était le fil d’Ariane de tous les arts, la langue pratiquée par tous les artistes… il fallait y être initié, mais tous les artistes y étaient initiés… Duchamp dit qu’au XXe siècle on a perdu le truc, l’art n’est plus alchimique et que c’est bien dommage… Jean-Daniel lui il a le truc, l’initiation, ça se voit, ça s’entend… Pérec aussi l’avait, il reprend le truc, la langue des oiseaux… à la suite de Jarry, de Roussel… l’incompréhension de l’œuvre de Pollet par ses contemporains vient de ce qu’ils ignorent la langue alchimique… (…) Godard aussi parle la langue des oiseaux. C’est pour cela qu’il a repris des images de Méditerranée, en les mettant à l’envers parfois.

A : C’est impressionnant ce qui se passe ici depuis une heure ou deux… c’est un ovni, Jean-Daniel… je sens à travers ce que vous dites le besoin de retrouver des gamberges lourdes, ça fait trente ans et plus, des décennies de bavardages de connards, qui vont s’achever… je ne sais s’il faut se dépêcher ou pas, si je sais : il faut se dépêcher…

Bruno : On va accéder à l’or du temps… les trouvères, le troubadour, l’or du temps il le trouve, sont de retour… Artaud… il arrive à transcender un homme en ange… Pollet, avec ce nom, c’est extraordinaire, donne sa peau à la laie… la laie, la femme du sanglier : le sang y est… Saint l’a dit : ce n’est plus moi qui vit c’est Dieu qui vit en moi… Actéon est tué par un sanglier, il est donc initié… c’est le Christ qui rédime… tous les ready made de Marcel Duchamp sont des hiéroglyphes secrets, ready made égale rédimer… et c’est évident que Pollet, comme Léonard de Vinci, pratique cette langue… la Joconde est l’âme de Léonard… Léonard de Vinci : l’éon art devient un… la Joconde cache son dixième doigt, donc c’est neuf, la négation de l’œuf, elle accouche d’elle-même… il y a tout là, comme pour passer à travers le temps, et l’instrument pour passer à travers le temps c’est l’homme, le verbe, la parole…

Boris : La laie, je n’y avais pas pensé… je me suis intéressé à mon nom, mais ça c’est fantastique… les rituels amérindiens, je les ai pratiqués, j’ai enterré le placenta de mon premier enfant dans une montagne sacrée, sous une pierre… et quand j’y suis retourné, plus rien, un sanglier était passé, une laie plutôt sans doute…

A : Ce qui est impressionnant, si on résume un peu toutes ces évocations, c’est : comme on est loin du cinéma ! Du centre du cinéma, des metteurs en scène, des salles, des audiences, on est à des années-lumière de tout ça… cet homme solitaire qu’a été Jean-Daniel, avec sa vie invraisemblable, de ses origines jusqu’à la fin en passant par toutes ces étapes, un mec totalement délivré du cinéma, il est presque jamais un mec qui va faire un film pour foutre dans une salle, c’est impressionnant… et quand il est jeune, il est protégé par son argent, et quand il est vieux, par Boutang, il est libre d’un bout à l’autre, à partir de là il est tout seul, jusqu’à cette crise de coma au bois de Boulogne, je vois à côté de moi un type seul… quelques semaines avant de partir faire Méditerranée, il a une jambe grosse comme ça… il a eu un accident de voiture, il ne peut plus bouger pendant un mois, on l’allonge dans le salon sur une table, et il reste comme ça pendant un mois… et puis après dans le Perche il vient chez moi, il y a une fiole d’eau de javel à la cuisine, et une de fine Napoléon, quand je reviens un mois après les deux sont vides, il avait tout bu, c’est un surhomme ce gars-là… tout est invraisemblable de grandeur chez lui, le chic complet, c’est comme quand il s’attaque à sa jeep, il n’en reste pas deux bouts qui tiennent ensemble, il l’a toute désossée, jusqu’au moindre boulon… en vous écoutant ça me fait ressortir toutes ces images d’autrefois, je le retrouve, non je ne le retrouve pas : je le trouve, je trouve Jean-Daniel… je le trouve dans son état perpétuel : seul…

Seul ? Comment ?

A : Mais avec n’importe qui, que ce soit avec la mère de Boris, ou une autre, il est dans son truc, dans une solitude absolue, totale… il se fout de tout, les bonnes femmes, rien.

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Vous l’avez connu avec Sarah ?

A : Oui oui, c’était une vieille amie de toujours… Je ne sais pas si elle vit encore…

J’ai cherché sur Google, j’ai trouvé Olga Georges-Picot, qui est peut-être sa sœur…

A : Non, sa cousine…

Mais il y a une Sarah Georges-Picot, qui est sur Facebook, donc elle vit toujours, elle a fait un petit rôle dans Paris vu par… ce ne peut-être qu’elle… je vais essayer de la retrouver…

A : C’est elle, c’était un sacré personnage !

Sollers quand je lui ai annoncé mon projet de biographie de Pollet, s’est écrié : il faut que tu rencontres Sarah, sa première femme, enfin je ne sais si elle vit encore… mais je te raconterai…

A : C’était une lointaine aussi celle-là… mais c’est étonnant parce qu’elle a commencé complètement bidon et tout à coup lentement lentement elle n’était plus bidon… ce qui est rare…

Bidon, ça veut dire quoi ?

A : Bidon, ça veut dire quelqu’un qui imite tout le monde autour de soi… qui absorbe tout autour de soi… et un beau jour, à force d’absorber, lentement, elle a explosé, a vécu des péripéties inouïes… elle avait pas du tout commencé comme Jean-Daniel, qui avait explosé dès le début, à 17 ans, à Sciences-Po, elle, elle a mis du temps, mais un jour elle s’est tirée en Amérique et a rejoint les Panthères pas noires mais blanches, elle y a été à mort… si vous cherchez l’exemple de quelqu’un de creux qui finit par se remplir c’est elle… avec JD leurs trajectoires se sont croisées un moment…

Combien de temps, ça a duré combien ?

C’est pas tellement en termes de durée, mais je dirais trois ans… elle était très agitée… ah c’était du costaud entre eux… il y a eu l’épisode de la maison de Saint-Césaire, qu’ils ont partagée ensemble… moi j’étais très lié avec Larteguy, qui habitait Saint-Césaire, j’y suis venu avec Jenny, et Jean-Daniel est venu aussi, avec Sarah, là-dessus le père de Jenny et Jean-Daniel ont acheté une maison, un bijou architectural, sur la route Napoléon, au dessus de Faïence, on a le plateau devant soi, et puis y a la falaise, et ça les mecs d’Indochine comme Larteguy adoraient… ils y sont restés quelques années, tout était parfait, c’était comme un rêve, le père de Jean-Daniel avait tout calculé, poncé…

Et là il y avait donc Jean-Daniel, Sarah, Jenny, vous…

A : Y avait toute la bande d’Indochine, Bodard, Schoendoerffer…

Que des gens de droite !

A : Vous avez raison mais je ne sais plus ce que veut dire le mot “droite”.

Je veux dire : c’est étrange de découvrir Jean-Daniel dans ce milieu, dans le Midi, alors qu’à paris il fréquente Boutang, les gens de Saint-Germain des Près, les écrivains du Nouveau roman, Tel Quel…

A : C’était avant… avant Méditerranée… à cette époque je vois beaucoup Jean-Daniel, on s’aime, on vit des trucs ensemble, mais après je le vois beaucoup moins… à partir du moment où on échange les appartements rue du Bac / Neuilly, je le vois très peu… quand on se rencontre par hasard, c’est super, mais on a pas besoin de se voir, c’est l’amitié qui vient de loin… pour nous c’était sacré l’amitié, ma famille horizontale d’amis était plus importante que ma famille verticale… dans les années qui ont suivies la guerre, l’amitié c’était le cœur du monde…

C’est la première fois que je comprends que tout se joue pour lui à Sciences Po, et qu’il est si jeune…

A : Oui il a le bac a 17 ans, il rentre à Sciences Po, il a tout pour lui, il est beau, il est riche, il est intelligent et à 17 ans et demi il explose, au mois d’avril il dit : je passerai pas l’examen…

Boris : Je crois qu’il a fait quand même deux ans…

Et après il part au service militaire, et là c’est curieux, il ne va pas en Algérie mais au cinéma des armées à Ivry…

A : Oui il reste dans la région parisienne…

Il aurait pu avoir un sursis s’il avait continué à Sciences Po, mais il prend le risque de la guerre…

Boris : Il aurait pu partir après son année de formation, mais au bout d’un an il a eu un accident, il est tombé d’une échelle…

A : Le départ est impressionnant parce qu’on peut pas imaginer un mec avec le cul davantage bordé de nouilles, le mec qui a tout pour lui, mais il avait tout, l’image qui le résume c’est ça : un type beau comme je sais pas moi, ce connard de Marlon Brando par exemple, en train de faire du ski nautique derrière le bateau de papa, droit sur sa planche… intelligent, gentil comme un cœur, et courageux, libre, c’est fou… les promesses de Jean-Daniel jeune sont affolantes, tu sais pas où ça va aller… ça peut aller partout !

Bruno : Il se situe au-delà, comme ses films, au point de vue de l’âme…

A : Et il va sortir tout ça par le cinéma, il s’en fout de l’écriture, il veut faire des films, et il les fera, tout en étant le plus anti-cinéma qui soit… c’est ça qui est bouleversant !

Images (extraites, sauf mention contraire, des films de Jean-Daniel Pollet) : Jean-Daniel Pollet et Antoine Roblot (Zazie dans le métro, Louis Malle, 1960) / Pourvu qu’on ait l’ivresse (1957) / Bassae (1964) / Edouard Manet, Le Citron (1880) et Jour après jour (Jean-Paul Fargier et Jean-Daniel Pollet) / Gala (1962) / Trois jours en Grèce (1991) / Rue Saint-Denis, dans Paris vu par... (1965)