Barbara, Christian Petzold

Anatomie d'un rapport

par ,
le 8 mai 2012

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Allemagne de l’Est, 1980. Une femme dans un bus, les yeux cernés et les traits tirés, l’air tendu. A sa descente, elle allume une cigarette. Puis, en plongée, nous la voyons s’asseoir sur un banc et attendre patiemment. Ce point de vue surplombant s’avère être celui d’André, son chef de service, et de l’agent de la Stasi chargé de sa surveillance. Ils l’observent depuis une fenêtre en commentant sa ponctualité, son caractère : « Si elle avait six ans, on pourrait dire qu’elle boude ». La cloche de l’église sonne, elle éteint sa cigarette et entame son premier jour dans ce qui semble être un hôpital.

Cette entrée en matière, avare en informations, annonce le programme. Bien que cette femme soit régulièrement épiée par différents observateurs, nous ne saurons que peu de choses d’elle. Même son prénom, “Barbara”, ne sera prononcé que tardivement. Nous devrons dès lors nous contenter de reconstituer (ou d’imaginer) son parcours, à partir de renseignements glanés ça et là dans les dialogues – d’autant plus que son comportement semble cacher quelque chose. Que vient-elle faire dans ce centre pédiatrique de province ? Pourquoi refuse-t-elle de s’intégrer à l’équipe médicale ? Cette économie narrative renforce la puissance des dialogues, dont on comprendra très vite qu’ils sont au cœur de ce film peu bavard : chaque réplique a son importance, et est susceptible d’une double lecture.

Le film donne lui-même une possible grille de lecture pour déchiffrer cette béance. Dans une scène assez étonnante, André livre à Barbara une interprétation érudite de la Leçon d’anatomie du Docteur Tulp (1632) de Rembrandt, dont une copie est affichée dans son laboratoire. Reprenant la thèse que l’écrivain W. G. Sebald défend dans Les Anneaux de Saturne (1995), André fait remarquer à Barbara ce qui semble être à première vue une erreur du peintre : un défaut d’anatomie dans la main disséquée. Les tendons visibles de celle-ci ne correspondraient pas à la main gauche anatomisée, mais au dos de la main droite. Cela fait dire à Sebald (ce que reprend André) que cette main difforme est une pure figure scolaire. Et pour cause : tous les médecins présents autour du corps ont les yeux rivés sur un atlas d’anatomie, aucun ne regardant le corps étudié. En affublant le corps de la « victime » d’une telle difformité, Rembrandt aurait voulu appuyer la violence faite à l’homme jusque dans la mort : il n’est pas vu comme un être humain, mais uniquement comme un sujet d’étude, si bien que son corps mute en cette figure scolaire. A trop suivre la théorie, la représentation schématique remplace la part humaine.

Comme Sebald dans son livre, le film isole différents fragments du tableau (la main ouverte, les disciples, le chirurgien et le livre scientifique), afin de révéler l’anomalie et de signifier au spectateur ce que serait le véritable message de Rembrandt : la violence faite au mort. Ainsi, « c’est avec lui, avec la victime et non avec la guilde des chirurgiens qui lui a passé commande du tableau, que le peintre s’identifie. Lui seul n’a pas le froid regard cartésien, lui seul perçoit le corps éteint, verdâtre, voit l’ombre dans la bouche entrouverte et sur l’œil du mort. »[11] [11] Les Anneaux de Saturne (1995), trad. Bernard Kreiss, 1999. Paris, Gallimard, 2003, « Folio », p27. Voir aussi l’article de Muriel Pic, “Leçons d’anatomie. Pour une histoire naturelle des images chez Walter Benjamin“, Images re-vues, 2010.

Dans cette parenthèse théorique où l’on sent l’influence de Harun Farocki (crédité comme coscénariste), c’est d’abord la soi-disant application de l’idéologie communiste par les dictatures soviétiques qui est discréditée. Mais plus subtilement, il s’agit aussi pour l’héroïne d’apprendre à voir, d’adopter un « regard empathique ». Car ce qui impressionne chez elle, c’est la carapace qu’elle s’est forgée pour résister à l’Etat et à ses multiples intrusions. Exilée, violée dans son intimité, Barbara est constamment suivie, observée. Pour échapper à la surveillance, elle cherche alors à s’isoler des autres et, lorsque les regards ne peuvent être évités, elle les déjoue encore en leur opposant un visage fermé. Le rideau de fer baissé, elle se laisse voir sans rien montrer. Avec le risque évident de ne plus vivre qu’en tant qu’automate, être purement fonctionnel dont les actions se réduiraient à satisfaire des besoins très terre-à-terre (travailler, dormir, se nourrir)

Priver l’homme de son âme, de sa psyché, de sa morale, ainsi que de toute relation sociale, aura été pour l’état totalitaire le moyen d’asseoir son pouvoir (fin qui atteint son paroxysme dans les camps). Le pouvoir de ce type d’état tient moins au fait qu’il aurait réussi à convaincre le peuple de l’idéologie défendue qu’à une absence, un vide de conviction, que la propagande et surtout la terreur ont sciemment aménagé en chacun des sujets. Le totalitarisme peut ainsi imposer son idéologie comme une fiction qui tend à remplacer le réel (voir l’analyse du Rembrandt) : « la préparation [à l’avènement du régime totalitaire] est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure ; car en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté de penser et d’expérimenter », écrit Hannah Arendt. [22] [22] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, TIII, Le système totalitaire, 1951, Seuils, Points Essais, 2005, p. 304.

C’est pourquoi le pouvoir totalitaire doit contaminer toutes les couches de l’existence, par la délation et la surveillance généralisée. La destruction des sphères publique et privée, telle qu’elle apparait dans le film, est tout à fait représentative du fonctionnement de l’état et de ses conséquences sur l’individu. Pour qualifier le résultat de pareille soumission de l’homme, Arendt développe le concept de « désolation », qu’elle distingue de la solitude, par le fait que l’individu est littéralement abandonné des autres, se heurtant à l’hostilité de ses pairs. « Ce qui rend la désolation si intolérable, c’est la perte du moi, qui […] ne peut être confirmé que par la compagnie confiante et digne de confiance de mes égaux. » [33] [33] Ibid. p. 309. Sans doute est-ce pour cela le nom de l’héroïne n’est prononcé que tard dans le film, et que l’affiche nous la montre de dos, le visage tourné vers l’horizon, là où elle pense retrouver son nom et son identité.

Durant toute la première partie du film, c’est effectivement la désolation qui guette Barbara. Même quand elle rejoint clandestinement son amant, et malgré le plaisir (physique) évident qu’ils goutent à se retrouver, on peut se demander s’il n’est pas avant tout pour elle une porte vers le dehors. Sa rencontre avec une jeune fille prête à épouser un homme de l’Ouest uniquement dans le but de partir la met d’ailleurs brutalement face à sa situation. Suite à ce choc, sa résistance va changer de forme (et de sens) : au lieu d’un bloc de glace inaccessible, elle commence à laisser passer quelques bribes d’humanité (elle joue du piano, s’attache à ses patients, se rapproche de ses collègues). Le film peut ainsi se voir comme la réhumanisation progressive d’une femme sur le point de s’effondrer.

Isolement et perte de l’identité. Paradoxalement, sous couvert de communisme, le soviétisme a privé chacun de la possibilité de partager un monde commun, au profit d’une fiction globale imposée à tous, isolant chacun au sein d’une masse régie par la crainte de l’Autre. La conclusion du film, accomplissement positif de la résistance de l’héroïne, montre le « regard empathique » qu’elle échange avec André. De retour à l’hôpital après une évasion avortée, Barbara retrouve André, incrédule, dans la chambre d’un adolescent dont elle a diagnostiqué le traumatisme in extremis. Alors qu’il l’observe au début depuis sa position surplombante, puis qu’elle n’a de cesse de se dérober à lui, ce champ-contre-champ final entre leurs visages en gros plan semble porter la promesse d’un « vivre ensemble ». Preuve peut-être que la condition pour « être heureux ici » est de faire de la confiance et de l’amour des gestes politiques.

Barbara, un film de Christian Petzold, avec Nina Hoss (Barbara), Ronald Zerhfeld (André), Rainer Bock (Klaus Schütz), Jasna Fritzi Bauer (Stella).

Scénario : Christian Petzold / Photographie : Hans Fromm / Montage : Bettina Böhler

Durée : 105 mn

Sortie : 2 mai 2012