Reconstruction

Autour de The Walk de Robert Zemeckis et Sully de Clint Eastwood

par ,
le 18 janvier 2017

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« Un ami psychothérapeute m’a raconté l’histoire d’un de ses patients qui depuis l’enfance fait le même cauchemar récurrent : un avion volant au ras du sol vient s’écraser dans son appartement. Quand cet homme est sorti de la station de métro Chambers Street le 11 septembre 2001 et qu’il a vu un avion percuter le World Trade Center, il a bien cru être victime d’un délire psychotique. » Extraite de « News of the World »[11] [11] Repris dans Jim Hoberman, The Magic Hour, Une fin de siècle au cinéma, Capricci, Paris, 2009. , un article de Jim Hoberman écrit entre le 25 septembre et le 31 décembre 2001 et publié dans The Village voice, l’anecdote est suivie de ce commentaire : « Le 11 septembre, le rêve est devenu réalité, pour ce patient comme pour nous tous. » L’idée, depuis, s’est largement répandue : ce que l’industrie hollywoodienne n’avait cessé de fantasmer, les ennemis de l’Amérique, nourris de son cinéma même, l’avaient réalisé. Les films avaient vu – et donc, à leur manière prévu, voire encouragé – la catastrophe, qui pourtant s’imposait aux spectateurs médusés du monde entier comme un véritable événement, celui-ci étant vécu à la fois comme l’acte de naissance du nouveau millénaire et le choc ayant réveillé une Histoire brièvement assoupie.

Quinze ans plus tard, il serait bien illusoire de prétendre schématiser en quelques lignes le travail de figuration et de narration entrepris par le cinéma américain à propos des évènements du 11 septembre – nous entendons par là aussi bien la destruction des tours jumelles de New York, que l’attaque contre le Pentagone et le détournement avorté du « Vol 93 ». Nous nous permettrons cependant une hypothèse au regard de deux films récents, The Walk, de Robert Zemeckis, et Sully, de Clint Eastwood. Sortis aux États-Unis à moins d’un an d’intervalle, respectivement on octobre 2015 et en septembre 2016, ils pourraient bien contribuer à clore un cycle. Le temps du deuil semble en effet achevé, l’effondrement des tours ayant davantage la consistance d’un souvenir lointain, d’une image-fantôme, que d’une plaie vive. Dans ces films, le traumatisme se trouve non pas revécu, mais à la fois évacué de la scène principale et comme dépassé. En même temps, il est possible que ces œuvres expriment une vérité du rapport que Hollywood a entretenu depuis quinze ans avec ce moment historique. Ce que le cinéma avait tellement anticipé lui ayant été dérobé par le réel, il n’a peut-être plus eu d’autre possibilité que de le « défaire », de le « dé-réaliser ».

La proposition semblera au mieux paradoxale. De fait, Oliver Stone sortait World Trade Center dès 2006, au moment même où Paul Greengrass racontait avec Vol 93 la révolte des passagers de l’avion destiné à percuter le Capitole. Ces films semblent a priori tenir les deux extrémités du drame – à l’un la terreur de la destruction, à l’autre l’éloge de la bravoure ordinaire ; à l’un la confrontation aux effets du terrorisme, à l’autre sa mise en échec (partielle). Or, il se pourrait bien qu’après cinq années de « blackout »[22] [22] Voir pour le contexte général, et quelques observations très pertinentes sur ces deux films en particulier, Daniel Mendelsohn, “September 11 at the Movies“, The New York Review of Books, 21 septembre 2006. , ces œuvres se soient moins attachées à représenter l’évènement qu’à creuser une arche au cœur des décombres. Le film de Stone pourrait même être de ce point de vue paradigmatique. Dans un premier temps, le réalisateur essaye en effet de se confronter aux signes optiques et sonores qui ont façonné la perception – réelle et médiatique – du drame, et sa mémoire. Il intègre des plans sur une tour éventrée, un « falling man », ou encore des personnes au visage ensanglanté traversant le parvis du WTC. De même, il fait entendre, sans jamais en expliciter la source, l’impact des corps sur le sol. Bien vite, pourtant, il offre à ses personnages principaux un refuge paradoxal. Pris au piège par un éboulement, les deux secouristes n’auront plus à se confronter à la destruction, mais à survivre – ils commencent alors à se raconter leur vie tandis que la communauté s’organise pour les sauver[33] [33] Cette situation ne semble pas tellement éloignée de ce que l’on peut découvrir dans certains films de super-héros, comme le montre cette séquence d’Avengers : the age of Ultron. . Ainsi, le film de Stone créait une bulle de vie au sein de la non-mort (les cadavres en étant singulièrement absents), attestant par là même d’une incapacité – qui s’avèrera quasi-généralisée – à inscrire ce moment dans une narration plus large. Seul le choc en est resté – aux dépens de l’Histoire[44] [44] Voir également “Homeland / Rubicon : La Série comme télé-visée“, en particulier ce que nous écrivions à propos du personnage principal de Homeland, Carrie Mathison. .

Dé-réaliser le “11 septembre”, ce n’est néanmoins pas simplement rejeter la violence du réel hors du cocon protecteur offert par un spectacle « tout-public ». C’est peut-être aussi, d’une certaine façon, empêcher, imaginairement ou symboliquement, qu’elle n’arrive. Essayer du moins de raconter ce désir-là, qui serait moins un déni de la réalité qu’une tentative de conjuration du pouvoir prophétique accordé à la fiction. D’où The Walk, qui fait renaître les tours afin de leur accorder l’éternité du cinéma ; d’où aussi ce film catastrophe sans catastrophe qu’est Sully. Pour le dire autrement, les films catastrophes sont pour partie devenus après 2001 des films de sauvetage dont l’objet n’était plus la jouissance face au spectacle de la destruction, mais une forme de communion – celle-ci étant suscitée par l’effort de reconstitution à l’écran d’une communauté écartelée par le chaos de la situation. La différence, dans The Walk et Sully, est cependant que le refuge n’est plus creusé à l’intérieur du film, contre la catastrophe en cours, mais est devenu le film lui-même. L’essentiel, pour Zemeckis comme pour Eastwood, est au moins autant la conformité aux faits réels dont ils s’inspirent, que les rapports pouvant se nouer entre leurs fictions et d’autres faits réels, jamais mentionnés mais toujours présents à l’esprit du spectateur, à savoir évidemment la chute des corps et des tours. Ce rapport peut se dire en termes de négation : cela ne doit pas se reproduire.

Pour autant, ces films n’occultent en rien la fragilité, ou le caractère dérisoire, d’une telle proposition – c’est même peut-être cette reconnaissance qui les fonde. Il est bien sûr possible de supposer que, contre l’image du « falling man », il y aura désormais celle de Philippe Petit traversant, sur un filin d’acier, l’abîme séparant les deux tours. De même que, contre l’image d’un avion percutant un gratte-ciel, il y aura celle d’un amerrissage réussi dans l’Hudson[55] [55] Il faut y insister : de tels montages virtuels, ou imaginaires, sont bien l’œuvre du cinéma. . En renonçant à représenter des évènements qu’ils ne peuvent pourtant manquer d’évoquer, ces films ne procèdent néanmoins pas tant à un travail de déplacement – comme pouvait le faire Cloverfield à travers l’attaque des monstres sur New York –, ou de contre-figuration, qu’à une minorisation du cinéma. Celui-ci en effet ne prétend plus rivaliser avec le réel, ni même se situer dans les interstices ou le contre-champ des images prises en direct (comme Stone). Bien plutôt, ces films suggèrent que, face à l’Histoire, ou du moins face à cette histoire-là, le cinéma n’a (plus) rien d’autre à offrir qu’une distraction et une consolation. En témoigne, de façon symptomatique, ce plan d’un kiosque à journaux à la fin de The Walk, où l’exploit de Philippe Petit partage les gros titres avec l’annonce de la démission de Richard Nixon suite au scandale du Watergate. Ou cette discussion durant laquelle un chauffeur de taxi dit à Sully son soulagement, alors que les États-Unis sont confrontés à deux guerres sans fin, au chômage de masse et au scandale Madoff, de pouvoir enfin lire une bonne nouvelle. Ce soulagement semble bien loin de la communion à laquelle invitait World Trade Center, la bonne nouvelle ne se détachant que fugacement sur un fond de crises auxquelles elle n’apporte aucune réponse. En ce sens, la fonction consolatrice de la fiction est pleinement affirmée, c’est-à-dire assumée jusque dans ses limites.

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Le film de Zemeckis, nous l’avons suggéré, raconte comment Philippe Petit a réussi, avec l’aide d’une poignée de complices, à tendre un fil entre les deux tours du World Trade Center afin d’y marcher. La performance, bien réelle, a eu lieu en 1974. A cette date, les buildings n’étaient pas encore tout à fait achevés, si bien que leur reconstruction numérique par le film coïncide d’une certaine façon avec (la fin de) leur construction dans le film. La chose est loin d’être anodine. Avant d’être le symbole du capitalisme triomphant ou de l’hégémonie américaine, le WTC apparaît comme un pur volume, sans usage ni sens défini. C’est que The Walk est avant tout une vaste entreprise de resymbolisation. Le problème de Zemeckis pourrait se formuler ainsi : comment humaniser ce qui dépasse toute proportion humaine ? Comment sanctifier ce qui semble par sa démesure même un blasphème ? Comment humaniser et sanctifier en même temps ? Ce faisant, il s’affronte à une croyance forte : ces tours n’étaient-elles pas vouées à la destruction ? Que l’on songe au mythe de la Tour de Babel, ou à ce que pouvait écrire Jean Baudrillard dans « L’esprit du terrorisme »[66] [66] Par exemple : « La condamnation morale, l’union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c’est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde , et donc cette imagination terroriste (sans le savoir ) qui nous habite tous. » . Pour répondre à ces questions, The Walk passe par les corps. Ceux des ouvriers, d’abord, les seuls ou presque à fréquenter les lieux – un homme d’affaires, venu admirer le lever de soleil alors que le funambule s’apprête à s’élancer, sera congédié sans un mot ; cet endroit n’est pas (encore) le sien. Celui de Petit ensuite, qui apprend à se familiariser avec les bâtiments. D’abord écrasé, il va peu à peu prendre possession de l’espace, en le mesurant, en le parcourant, en le désirant. Ceux des spectateurs, enfin, qui amassés au pied du WTC, lèvent vers le ciel un visage étonné puis ravi – qui contraste avec celui de Petit lorsqu’il découvre le « monstre », et évidemment avec ceux des New-Yorkais ayant assisté aux attaques.

Cette humanisation des plus hautes tours du monde, qui cessent de n’être qu’acier, verre et béton pour devenir un lieu, se fait conjointement à un mouvement d’universalisation et de sanctification. Les passages entre ces différents plans sont assurés par la figure même de Petit. D’abord, du fait de sa nationalité. Il est Français. Ce qui pourrait n’être que contingent ou anecdotique s’avère décisif, non seulement parce que le récit se déroule pour moitié en France, mais surtout parce que le WTC existe essentiellement en relation avec un certain imaginaire français. Petit découvre ainsi l’existence du WTC dans un article qui compare la taille des tours jumelles à celle de la Tour Eiffel. L’idée semble claire : l’Amérique a dépassé l’Europe, elle a accompli son désir de grandeur. Pourtant, un autre rapport se noue dans le film, non plus d’achèvement, mais d’égalité ou de complémentarité – cette fois entre le WTC et la Statue de la Liberté. Petit raconte son histoire en flash-backs debout à côté de la torche – cohabitent alors dans le plan ces deux monuments qui chacun à leur manière formulent une proposition universaliste. A la Statue la Liberté, aux tours le Commerce : soit une définition « idéale » du libéralisme. Le monde est réunifié[77] [77] Pour mesurer à quel point cette réconciliation est le fruit d’un travail, on se contentera de rappeler un point aussi anecdotique que significatif : les « french fries » avaient été renommées par certains « freedom fries » suite au refus de la France d’envahir l’Irak. . Ce mouvement d’universalisation sera lui-même achevé par une forme de sanctification. Pour cela, il fallait inventer une figure bi-face, capable de faire cohabiter l’humain et le divin. Petit sera christique, comme le suggère notamment la tache de sang qui macule la semelle de sa chaussure lors de sa performance, et sur laquelle Zemeckis insiste le temps d’un plan – elle reprend en effet exactement l’un des stigmates du Christ. Petit n’en reste pas moins un homme, traversé par le goût du jeu voire soumis à l’hybris – ce que l’arrivée d’un oiseau menaçant, alors qu’il est allongé sur son fil, ne manquera pas de lui rappeler. The Walk est en ce sens un film fabuleux qui nous rappelle, si besoin en était, qu’il n’y a que Hollywood et l’Amérique pour réussir à convertir, par l’entremise du spectacle, le symbole de l’argent en signe de Dieu.

Un mot, pour conclure, sur Sully – qui en mériterait bien davantage. Ce film partage avec d’autres productions travaillées par les évènements du 11 septembre un certain nombre de traits : c’est un film-refuge, mineur, dont la fonction est de consolation ou de distraction – c’est du moins ce que nous avons essayé de prouver. C’est vrai, et c’est faux. C’est vrai si l’on considère que l’attaque contre le WTC en constitue le hors-champ ou le contre-champ, l’image absente car “extérieure”. C’est faux si l’on suppose que celle-ci continue à tracer son sillon dans les corps – qu’elle agit encore, bien que de façon souterraine. Chez Eastwood, l’histoire a déjà eu lieu – deux fois. Nous sommes en 2009 ; les passagers du vol 1549 de l’US Airways ont été, dès le générique de début, secourus. Ce qui importe, dès lors, n’est pas tant l’évènement, que les différentes manières dont celui-ci va affecter des individus et des groupes, une communauté. Ces manières, le film les accueille toutes – de la plus grave à la plus légère, de la plus profonde à la plus fugace. Qu’est-ce que l’amerrissage de cet avion pour les journalistes ? Un sujet, à traiter avec autant de rapidité que de versatilité. Pour un barman de Manhattan et ses clients ? Une occasion de discuter et de plaisanter. Pour le Conseil National de la sécurité des transports ? Un motif d’enquête technique mêlé d’intérêts économiques. Pour les membres d’une famille, soudain séparés au moment de l’évacuation ? Un moment d’angoisse, puis de joie lorsque tous se retrouvent. D’où l’éclatement du récit, la multiplicité des points de vue qui s’y déploient et s’y entrecroisent.

Sully ne hiérarchise pas ces affects – il les saisit simplement au point de leur émergence. Il ne hiérarchise pas, mais il permet aux plus intenses de se déployer, de se transformer. D’où l’importance du temps, de ces allers-retours entre le présent et le passé, l’actuel et le virtuel. Il faudra plusieurs coups de fil entre Sully et sa femme pour que celle-ci réalise que son mari n’est pas simplement un pilote brillant, ou un héros, mais avant tout un survivant. De même, il faudra à Sully tout le film pour comprendre que son co-pilote a été exemplaire durant les quelques 208 secondes qu’a duré le vol. Moment superbe où les deux hommes, marchant côte-à-côte tandis que la commission s’apprête à rendre son verdict, saisissent, non pas qu’ils ont bien fait de choisir l’Hudson plutôt que La Guardia (ils le savaient déjà, puisqu’ils l’avaient senti), mais qu’ils ont réussi ensemble. « We did this together. We were a team ». En ce sens, Sully est un grand film sur la vie des affects, sur la façon dont des images nous hantent. Sortir de la terreur, c’est réussir à briser le schème inscrit dans nos corps par le spectacle de celle-ci – réussir, en l’occurrence, à défaire l’image virtuelle de la catastrophe qui se forme en nous lorsque nous apercevons un avion au-dessus d’une ville, a fortiori lorsqu’il s’agit de New York. C’est donc un phénomène bien différent de l’incorporation nationale qui a suivi le 11 septembre. Au fond, Sully ne raconte qu’une chose : la communauté ne peut exister qu’ouverte, puisqu’elle ne se constitue qu’à travers des lignes d’affects divergentes, aux intensités et aux vitesses variables. Ainsi Eastwood a-t-il peut-être libéré le cinéma américain.

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Images : Cloverfield (Matt Reeves, 2008) / Sully (Clint Eastwood, 2016) / The Walk (Robert Zemeckis, 2015).