Alain Guiraudie

De la fin et des moyens d'y parvenir

par ,
le 24 août 2016

Lorsqu’on se remémore les films d‘Alain Guiraudie, très vite ressurgissent des images et des gestes qui n’appartiennent qu’à lui : des silhouettes d’hommes très vieux et encore très désirants, des paysages et des plans de terre et d’eau, une grande frontalité devant les corps et les sexes, des mouvements qui vont sans cesse vers l’avant, fuite ou marche. Et très vite ensuite, revient le récit qui arrive à faire tenir ces lignes et ces espaces et leur donne corps et densité. Il y a chez ce cinéaste une grande précision dans l’écriture et la construction. Si les personnages se dirigent vers un but étrange, le film les y conduit pourtant avec sûreté. Ce cheminement est un peu moins qu’un destin car la part d’irrésolution et d’interrogation est très grande, et bien plus qu’une psychologie car la causalité des actes et des actions importe moins que l’ouverture mythologique, mythique ou légendaire. Guiraudie part d‘un pan de réalité et peu à peu l’angoisse de cette réalité s’affirme, se ressent. C’est ce qui guide l’entretien qu’il nous a accordé : le trajet de la fiction et la part concrète de l’écriture.

Rester Vertical est structuré par les tribulations de Léo, cinéaste en mal d’inspiration, qui s’écartèle entre plusieurs lieux, plusieurs désirs aussi : celui pour Johann, qui se refuse à lui ; pour Marie, qui s’abandonne rapidement ; et peut-être de façon plus trouble, plus lente, pour Marcel et Jean-Louis. Mais résumé ainsi, le film nous échappe : il manque ce climat de chute assourdie, cette spirale étrange qui engloutit Léo et l’amène insidieusement à l’écart de la société[11] [11] Voir également les “Motifs d’Alain Guiraudie“. .

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Débordements: Le récit de vos films est souvent surprenant. De ce point de vue, Rester Vertical est encore plus surprenant que L’Inconnu du lac. Il y avait dans L’Inconnu la trace prégnante d’un récit policier, ainsi qu’une grande unité, de lieu notamment. Tout conduisait vers une fin, à la fois fatale et suspendue. Rester Vertical procède par beaucoup d’allers et retours, mais la fin aussi donne une force implacable au film. Comment est-elle arrivée ?

Alain Guiraudie: Je suis allé la chercher. Elle n’est arrivée qu’à la fin de l’écriture. Quelquefois, le récit tend tout entier vers sa fin, mais ici il a fallu que je me surprenne moi-même. Je me suis retrouvé, d’une certaine façon, dans la position de mon personnage principal, hésitant entre plusieurs fins possibles. Comment peut-il s’en sortir ? S’il revient vers Jean-Louis l’agriculteur qui élève ses brebis, ce serait pour quelle raison ? La question des brebis ne peut plus suffire, alors qu’est-ce que je peux trouver ? Ce qui a été déterminant, c’était de sortir de la causalité réaliste. La fin m’a permis de revenir au mythe, à la force des récits légendaires qui pouvaient faire coexister des éléments contraires. Là l’enjeu est de faire cohabiter le loup et l’agneau qu’est mon personnage, de chercher à rapprocher, et peut-être même à réconcilier, le sacrifice et l’utopie biblique.

D. : La fin est très interrogative.

A.G.: Oui. Que nous veut le loup ? Du bien ou du mal ? Pour L’Inconnu du lac, il s’agissait d’aller au bout du mystère du désir. Lorsque Franck appelle Michel, il sait qu’il vient de commettre deux crimes horribles, qu’il rôde quelque part. Pourtant je ne veux pas terminer sur une résolution : je veux remettre en cause les évidences et laisser Franck face à sa solitude avec l’ambiguïté de son cri. J’avais tourné une fin véritable, avec une vraie résolution. Franck appelait, Michel revenait. Ils partaient ensemble, peut-être pour une vie commune ; en tout cas, il n’y avait pas de mort pour clore le récit. Je l’avais même montée mais elle a très vite disparu.

D.: Les deux films, pourtant, se développent selon des modes très différents.

A.G.: J’ai beaucoup travaillé pour Rester vertical à cet équilibre entre angoisse et humour, film crépusculaire et ton joyeux. Je ne voulais pas qu’on sache s’il faut rire ou pleurer de tout ce qui arrive à Léo. Du coup, je voulais qu’il y ait une succession d’événements qui se rééquilibrent. Michel meurt, puis on lit la une de la Dépêche du Midi, avec un titre glauque mais drôle. Dès le tournage, puis au montage évidemment, j’ai quand même senti que le film allait vers le sombre. Par exemple, le personnage de la naturopathe était beaucoup plus présent et plus drôle. J’ai coupé au montage deux scènes comiques pour mieux mettre en avant l’événement de la mort de Marcel. Il fallait qu’elle se prolonge dans l’esprit du spectateur. Du coup, je ne pouvais pas me permettre de passer à un autre personnage. Ce sont des équilibres très intuitifs. C’est la première fois que je peux jouer sur d’aussi grandes latitudes au moment du montage. La façon la plus évidente de préserver les équilibres, c’est de choisir et de couper. Ajouter est impossible. J’ai cherché aussi à garder ce que j’avais essayé de faire au moment du scénario, c’est-à-dire le mélange des tonalités ; je ne voulais pas juxtaposer les séquences : alterner séquence comique et séquence dramatique. Je voulais que dans chaque séquence drame et comédie puissent être associés, même subtilement. La mort des brebis ou la mort de Marcel n’ont évidemment jamais comporté d’éléments comiques. Mais pour que le drame ressorte, il fallait aussi que les séquences alentour possèdent leur tension ou leur ambiguïté.

D.: L’écriture des dialogues permet aussi de mêler les registres. Lorsque Léo dit à Jean-Louis : « Je ne vais quand même pas baiser avec le grand-père de mon fils », c’est beaucoup plus drôle pour le spectateur que pour les personnages.

A.G.: Les dialogues sont très travaillés et ciselés. Mais là aussi, le montage permet de doser, de rechercher un rythme. Après la phrase que vous venez de citer, j’avais écrit cette réplique de Jean-Louis : « Je vous croyais plus évolué dans le cinéma. » Mais cela faisait parodique. Je n’ai cessé d’enlever puis de replacer cette réplique avant de la supprimer définitivement. Malgré une écriture resserrée, le montage reste très malléable.

D.: Êtes-vous beaucoup intervenu sur la place respective de chaque personnage ? Le film présente une figure centrale, Léo, et plusieurs figures importantes mais périphériques, comme des satellites.

A.G.: En fait, j’imaginais beaucoup un pôle central, Léo, mais plutôt que des satellites gravitant autour de lui, des déplacements de ce personnage vers les autres. Il y avait au stade du scénario beaucoup plus d’allers-retours entre les différents lieux, de Brest à la Lozère, du port à la campagne. Ils ont été concentrés au montage, au moins pour la première partie du film. J’ai vraiment privilégié l’ellipse et j’ai arrêté de me préoccuper de la cohérence des faits par rapport à la réalité. Ce qui compte, c’est la cohérence interne du récit. Je me suis refusé à écrire les séquences qui m’ennuyaient : par exemple, toutes ces séquences qui permettent de faire sentir au spectateur l’éloignement géographique, les 500 kilomètres qui séparent les villes, et qui souvent se résument à des plans où l’on voit le personnage rouler, s’arrêter dans un hôtel, regarder sa carte, reprendre sa voiture, etc. C’est terriblement ennuyeux. Alors j’impose une géographie mentale qui ne correspond pas à la réalité et peu importe. Ce qui me plaisait, c’était de montrer ces travellings avant à la place du conducteur, de créer des répétitions. Du coup, les rencontres avec les personnages sont plus brutales, et les personnages peuvent aussi disparaître plus vite. On voit peu le personnage de Johann, mais cela me va très bien puisque cela lui donne une silhouette fantomatique, mystérieuse. Pourtant, l’histoire qu’il a avec Marcel fonctionne. Ils ne racontent que des conneries, mentent tout le temps, mais ça avance.

D.: Le traitement du personnage de Marie est plus étonnant. Elle est déterminante au début, puis disparaît très vite.

A.G.: C’est l’inverse. L’histoire d’amour entre Léo et elle a du mal à fonctionner. C’en est à peine une d’ailleurs. Mais sa présence et son nom marchent très bien avec le final. C’est l’alliance d’une forme de quotidien, voire de banalité, et d’un substrat mythique, religieux, qui fait aussi partie de ce que je suis et de mon éducation catholique. Je n’allais pas appeler Léo Joseph. Il fallait que cette histoire soit elliptique, qu’elle ne pèse pas sur la suite, et en même temps on a beaucoup travaillé au montage pour qu’elle soit incarnée.

D.: Cette incarnation passe aussi par la scène de l’accouchement.

A.G.: Cette scène va au-delà du personnage. C’est un traumatisme fondamental, fondateur même. C’est la scène la plus organique. Une larve sort du sexe de la femme. C’est un alien qui est des nôtres. Je tenais à montrer ce que le nouveau-né peut avoir de monstrueux. Mais cela vaut aussi, peut-être, pour le sexe de la femme, que je voulais voir de beaucoup plus près, comme un continent à explorer, une chose fondamentalement douce. Et au moment de l’accouchement, quelque chose explose.

D.: Le côté mythique et légendaire, le jeu sur les figures bibliques, la silhouette de Johann qui évoque un ragazzo, tout cela fait qu’on pense au cinéma de Pasolini.

A.G. : J’ai beaucoup d’admiration pour lui, Œdipe Roi, Accatone, L’Evangile selon saint Matthieu m’ont beaucoup intéressé, mais le reste m’ennuie. J’aime surtout sa mythologie interne. Je n’ai pas de références précises. Il y a des expériences qui m’irradient, comme la lecture de Proust, Céline et Dostoïevski. Tout au plus ai-je pensé à Hors Satan, un peu comme un phare, tant j’ai été happé par sa forme, sa manière de prendre à bras le corps la lumière et les comédiens. Le cinéma de Glauber Rocha est très important aussi : je sens une histoire entre la terre brésilienne et lui, j’aime comment la réalité sociale de son pays à un moment donné se noue à la légende et à la tradition. J’ai filmé dans Rester vertical les trois endroits que j’aime le plus en France : Brest, la Lozère, le Marais Poitevin. J’ai rencontré des éleveurs pour les questionner sur leurs rapports avec les loups, mais il fallait aussi que la fiction puisse décoller de ces points d’ancrage.

D.: Il faut que la fiction décolle, mais la fin du récit comporte une part inflexible, fatale. Peut-on imaginer la création d’un autre film comme un prolongement ou au contraire une réponse à cette fin ?

A.G.: En tout cas, par rapport à l’unité de ce film, il est difficile d’aller au-delà. C’est la question du devenir. Que devient-on ou que peut-on devenir ? Les personnages ne sont pas forcément sauvés. Je me sers souvent de mes frustrations de créateur, ou plus exactement encore des manques pour passer d’un film à un autre. Et là, plusieurs situations sont en train de germer. A la fin de mes deux derniers films, le personnage reste seul. J’ai évité le duel, avec l’assassin comme avec les loups. Est-ce pour cela que je suis en train de me dire que le film suivant pourrait commencer par un combat ? Ici, le protagoniste ne fait que des rencontres, il ne connait pas les personnages que nous découvrons avec lui. Est-ce pour cela que je pense à un film dont on ne saurait pas qui est le personnage principal ? Qui est le centre et qui est le satellite ? Qui est le bon et qui est le mauvais ? A qui s’identifier ? C’est une question très formelle, sans doute, qui n’a pas beaucoup été explorée, je crois. C’est peut-être une question de méthode ; je pense à une citation de Nietzsche qui parlait de la belle discipline de penser contre soi-même. Mais j’y vois aussi quelque chose de politique. Cela a à voir avec l’idée de réunir les gens autour d’une table pour mettre en place des institutions plutôt que d’appliquer un programme décidé par un seul. Vous pouvez y voir, si vous voulez, une marque de mon implication politique, j’ai ma carte du parti communiste. Mais c’est plus large encore : je laisserais la possibilité au spectateur de suivre ou non un personnage, quitte à se fourvoyer.

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Entretien réalisé à Paris le 22 août 2016.