Le fils de Saul, László Nemes

De bruit et de fumée

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Rares sont les photographies d’Auschwitz. Le règlement du camp interdisait d’en prendre mais, en 1944, une poignée de Sonderkommandos parvint à mettre la main sur un appareil et à prendre quelques clichés autour des chambres à gaz et des crématoriums[11] [11] Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Les Editions de Minuit, Paris, 2004. . Par la suite transmises à la résistance polonaise, ces photos sont longtemps restées mystérieuses tant leurs auteurs étaient mal identifiés, quand bien même l’on pouvait dater celles-ci d’août 1944. Auschwitz-Birkenau est alors le dernier camp en activité, Chelmno, Sobibor ou Treblinka étant fermés ou évacués face à la progression de l’Armée rouge, et des centaines de milliers de Juifs hongrois sont acheminés vers l’ultime machine de mort[22] [22] Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, t.III, folio-histoire, Paris, 2006. . C’est la fabrication de l’une de ces images que fabule, vers son début, le film de László Nemes. Saul assiste, caché derrière une palissade, à la capture photographique d’un groupe de S.S. alimentant le feu d’un charnier. Cette mise en scène de l’enregistrement d’une preuve de l’effacement des preuves de la destruction se veut aussi précise que possible, comme elle insiste sur le danger auquel s’exposent les déportés. Manière pour Nemes de marquer son souci, qui en l’occurrence a valeur d’obligation, de véracité historique.

Le fils de Saul n’est pas pour autant une fresque reproduisant minutieusement la vie et la mort à Auschwitz. Le choix d’un suivi quasi-exclusif de Saul, renforcé par le floutage massif de l’arrière-plan, dispense d’une reconstitution intégrale d’un camp. L’action se concentre en outre sur environ 24 heures, et ne quitte pas le monde des Sonderkommandos. Elle débute alors que s’est déjà emballée la chaîne de mise à mort, si bien que le film évite tout crescendo dans l’horreur, à la différence des récits au long court comme Le Pianiste ou La Liste de Schindler. Son but n’est pas restituer le processus d’extermination dans sa globalité. La démarche s’avère plutôt voisine de celle de la microstoria initiée par Carlo Ginzburg, qui se fixe pareillement pour objectif d’éclairer un phénomène à travers le prisme d’un individu. Mais de celui-ci – Saul – peu de choses seront sues. Le flou visuel se double d’un identique flou narratif – et, aussi bien, informationnel, puisque bien des aspects d’Auschwitz demeurent absents du film. L’usine chimique de la Buna – qui occupe une part importante dans Si c’est un homme – reste hors-champ, le film se focalisant sur les chambres à gaz. Cette concentration spatio-temporelle oblige à quelques entorses à la réalité des faits, le film resserrant dans le temps plusieurs évènements ayant eu lieu lors de la seconde moitié de 1944. Ainsi les photographies sont-elles associées à la préparation d’une révolte des Sonderkommandos, les deux évènements constituant une seule et même opération. L’auteur probable de ces images, Alberto Herrera, un juif grec, a bien tenté de s’évader en traversant la Vistule à la nage, épisode revisité par le film. Mais les photos et l’évasion eurent lieu en août 1944, soit deux mois avant la révolte du Sonderkommando, laquelle s’acheva par la mort de la plupart des révoltés, qui parvinrent néanmoins à mettre hors service l’un des crématoriums.

La reconstitution n’est donc pas littérale, et admet des retouches, qui ne sont pas pour autant des falsifications, et de légères schématisations – exemplairement, les deux Oberkapos représentant les deux attitudes extrêmes du pouvoir intermédiaire la tentative de sauvetage, les abus à répétition ; opposition morale en noir et blanc qui a le désavantage d’évincer cette « zone grise » dont parlait Primo Levi. Le fils de Saul n’est pas avare d’écarts et de torsions. Il n’hésite pas non plus à déroger à une forme de « vraisemblance et motivation » dans le traitement des faits narratifs eu égard à ce que l’on sait de la situation dans le camp. Ainsi lorsque Saul, à la recherche du cadavre de l’enfant qu’il a reconnu comme son fils, pénètre dans l’infirmerie du camp et est surpris par les médecins S.S. Si l’on s’en tient aux innombrables témoignages de cruautés commises contre des déportés accusés de la moindre faute, la vraisemblance aurait condamné Saul à une mort immédiate. Au lieu de cela, l’un des nazis l’attrape et l’entraîne dans une ronde singeant les pas du sherele (une danse traditionnelle des Shtetl), avant de le renvoyer hors de la salle. Issue certes pas impossible, mais inattendue. Comme est étrange l’acharnement de Saul à vouloir bénéficier de l’aide d’un rabbin pour enterrer son fils. Cette présence est en réalité superflue par rapport aux pratiques funéraires juives, puisque le kaddish peut être dit par dix hommes adultes (les camarades du Sonderkommando de Saul se proposent d’ailleurs pour cette tâche) ; de plus, le nom du mort doit être prononcé lors de cette prière, et rien ne dit que Saul, ou quiconque, le connaisse.

Telle serait la stratégie de Nemes quant à la lourde question du réalisme en milieu concentrationnaire : côté narratif, arranger sans altérer ; côté représentation, flouter pour ne pas avoir à fausser ni à montrer. Subtil évitement[33] [33] Si bien qu’on a parfois l’impression que le plus grand mérite du film est de ne pas faire de faux pas sur un terrain ô combien miné. , et déplacement futé : l’horreur sera moins désignée que rendue sensible. C’est au son qu’il revient de prendre en charge ce que l’image, depuis un certain article sur un certain travelling, s’est vue interdire de figurer. De là l’assourdissant bruit de fond dans lequel baigne nombre de séquences : cris, crépitements du feu et des balles, brides de mots échangés entre déportés, ordres beuglés par des S.S. ou des Kapos, et salmigondis babelien[44] [44] Néanmoins circonscrit : aux côtés de l’allemand, du hongrois et du yiddish, on entend du russe et du polonais, à l’occasion du français, mais, chose notable, pas du tout de grec, alors que les populations hellènes étaient très présentes à Auschwitz. Ne semblent être représentées dans le récit que les nations qui, après la guerre, seront intégrées à l’URSS (la France excepté – mais le personnage français est d’emblée exclu du groupe). Comme si un filtre soviétique s’était surimposé – ce que confirmerait le fait que le Russe faisant partie du Sonderkommando est clairement présenté comme une brute dominatrice. . Le plan, au début du film, montrant Saul l’oreille collée à la porte de la chambre à gaz et jugeant par l’écoute de l’avancée de la mort en résume toute l’esthétique : ne rien voir, tout entendre. Atrocité auditive d’un côté. Chaos visuel de l’autre. Pour rendre les cadences hallucinantes et la frénésie de l’extermination, Nemes fait de Saul la surface d’enregistrement de la cohue. Avec le floutage généralisé va une chorégraphie très réglée des heurts et entrechocs. Saul ne cesse de buter, sur des corps ou des murs, comme il pivote à l’envi, toujours réquisitionné ou molesté, figurant par sa circulation continue et contrariée la bousculade systématique présidant au désordre du camp (fin 1944, suite à l’afflux de futurs cadavres, Auschwitz n’a plus rien de ce taylorisme du meurtre, industriel et rationalisé, que désiraient les nazis). C’est en rétrécissant le champ du visible à un seul corps, lui-même aveugle, que Nemes peut exposer ce qui ne peut se montrer.

Pour cela, il doit recourir à un personnage dont le rapport aux événements est moins celui de l’acteur que du spectateur – et même, en vérité, du spectateur si obsédé par un pan du monde (la sépulture de son fils supputé) qu’il ne voit plus rien, ni les autres morts ni les vivants qui l’entourent. Au floutage visuel s’ajoute une perspective oblique, sinon tronquée. Saul ne fait pas partie de ceux qui s’organisent ou tentent héroïquement de documenter leur propre mort. Même, il les entrave ou les met en péril par sa négligence, parce qu’il a cessé de voir, parce que la mort l’a conquis par avance – avant leur assassinat collectif, il rétorque à un de ses amis qu’ils sont tous déjà défunts. La permanente mise en miroir du regard vide de Saul (dès le premier plan sur ses yeux caves, et jusqu’au dernier sur son visage béat, qui le condamne à être d’emblée un habitant de l’arrière-monde) et de celui, profond, silencieux et responsable, de son camarade s’organisant dans et contre le désespoir accentue plus encore cette opposition du déjà-mort et du survivant. Or le film aurait été impossible si Nemes avait choisi de suivre celui qui voit plutôt que celui frappé de cécité. Il a besoin d’un aveugle pour plonger dans le camp sans se mouiller les yeux. La visite au camp ne fonctionne qu’à la condition de le rater, parce que le guide obligé n’est plus capable d’en assumer la prise en charge visuelle et morale.

Là n’est cependant pas le problème. Il est plutôt dans l’écart intenable entre une identification optique forcée et une identification morale impossible. La prison visuelle qui nous oblige à talonner Saul est rendue d’autant plus insupportable qu’on ne peut épouser psychiquement un personnage que le film pointe comme mort, et mortel pour ses camarades. De sorte que le film ne parvient à ses fins qu’en privant de toute vision un spectateur moralement pris au piège.

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Le fils de Saul, un film de László Nemes, avec Géza Röhrig (Saul), Levente Molnár (Abraham), Urs Rechn (Biedermann), Sándor Zsótér (le docteur).

Scénario : László Nemes et Clara Royer / Image : Mátyás Erdély / Décors : Hedvig Kiraly / Son : Tamás Zányi / Montage : Matthieu Taponier.

Durée : 107min.

Sortie : 4 novembre 2015.