Hervé Aubron

De la merde

par ,
le 10 septembre 2015

Cette série « Cinécologie » n’a hélas pas la vélocité qu’il faudrait pour suivre le train de la catastrophe formant désormais notre écosystème. La faute à notre négligence de rédacteurs, sûrement, mais aussi, voudrait-on se défendre, à une certaine rareté des motifs de dialogue. Ailleurs, les discours prolifèrent, entre rapports alarmants et sommes philosophiques. Le champ de l’art contemporain a emboîté le pas, proposant une réflexion sur le matériau faisant signe vers un nouvel usage de ce qui est (recyclage versus productivisme). Le cinéma semble pour sa part rester étranger à ce virage historique. Les films s’emparant de la question écologique sont minoritaires, et ne l’abordent qu’à partir d’une perspective étroite, essentiellement thématique, c’est-à-dire abstraite et souvent fantasmatique (le catastrophisme cathartique d’Hollywood, dont la fonction idéologique est surtout d’extérioriser la menace). Chercheurs et critiques (à l’exception notable de Camille Brunel) ne cherchent pas plus à raccorder esthétique et écologie, quand bien même ils auraient par ailleurs le souci de nos déjections industrielles. L’écologie entre dans nos têtes et nos comportements, mais pas nos yeux. Les enjeux, pourtant, dépassent la raison technicienne, et ne concernent pas que les pots d’échappement et les oléoducs. La crise permanente invite aussi à une reconversion des regards, à un remodelage des perceptions, puisque ce sont elles qui découpent le monde dont nous faisons un usage si cavalier.

Comment comprendre que le cinéma prenne si mal le tournant ? Peut-être est-il trop lesté par quelques coriaces mythes de l’art, qui, entre autres, prétendent qu’il trace sa voie propre, détachée, épurée – ce qu’un Blanchot pouvait théoriser sous le nom d’« autotélisme », et qui aujourd’hui ne peut plus passer que pour un dommageable autisme. Pas moyen d’en sortir sans déconstruire les fictions modernistes de l’art. C’est ce que fait ici Hervé Aubron, armé d’une belle intuition : la fonction sociale de l’art est de camoufler la merde. Scolie : révolutionner l’écologie du cinéma, c’est intégrer la merde à la représentation. Programme croustillant, et établi avec les mots d’un homme dont la largeur de vue tient à sa collection de casquettes : ancien rédacteur aux Cahiers du cinéma, mais ayant aussi durablement porté la revue Vertigo, il est aujourd’hui l’un des capitaines du Magazine littéraire, et a, entre autres, publié un heureux Génie de Pixar. « Le rayon vert » , un programme de films qu’il avait conçu pour l’édition 2013 du festival de la Roche-sur-Yon, aura offert le motif de cette rencontre.

Les intéressés pourront se reporter à nos deux précédents entretiens, avec Elise Domenach et Jean-Baptiste Fressoz. Les mêmes intéressés peuvent aussi nous contacter s’ils ont matière ou désir à prolonger cette série qui, comme toute bonne recherche, exige la pluralité.

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Débordements : Vous avez un projet d’écriture portant sur les croisements ou les points d’intersection entre cinéma et écologie. D’où vous est venue cette interrogation, et quelles pistes suit-elle ?

Hervé Aubron : Il s’agit encore vraiment d’un chantier qui débouchera, je l’espère, sur un livre : pour l’heure, il a nourri quelques articles et va aussi se prolonger durant un séminaire qui devrait débuter bientôt à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), sous le titre « Écologies : histoire, pensée et représentation de l’environnement ». J’en suis arrivé à ces questions par le biais de la notion de kitsch, qui m’occupe depuis longtemps. Le kitsch demeure assez mal compris en France où l’on est encore empêtré dans des affaires de goût (le « mauvais goût » en l’occurrence). À l’origine, en Mitteleuropa, ce terme s’inscrit sur un tout autre plan : il renvoie à des copies bâclées, plus largement à des objets hâtivement réalisés, périssables et vite démonétisés. Il existe bien sûr une esthétique kitsch, mais elle ne saurait être réduite à des bibelots en coquillages, à de la moquette orange ou à des chromos représentant des sous-bois – cela, c’est le kitsch de telle ou telle époque (et il existe bien sûr un kitsch contemporain, qui lorgne moins vers l’art nouille que vers le design, « l’épure » comme on dit, c’est-à-dire une « sobriété » tape-à-l’œil). Il me semble plus fertile de considérer que le kitsch est le symptôme d’un certain mode de production culturelle. Le kitsch signale qu’on re-produit rapidement à la chaîne, en compensant le manque de temps (et souvent celui de compétences ou de talents) par la surenchère de l’effet, qui peut être aussi, j’insiste, un effet de sobriété ou d’épure.

Bref : selon moi, le kitsch désigne une schématisation surcompensée par de la cosmétique – comme, sur le plan alimentaire, on recourt à des exhausteurs de goût, à des arômes. Junk food, junk art : cette dernière expression pourrait être un résumé de ce que le kitsch est. Voilà pourquoi il m’a mené à la question de l’écologie. Le kitsch condense en effet le rebut de l’art. Non pas parce qu’il serait en soi détestable, ignoble, ordurier (il fait partie de notre nourriture quotidienne, comme la junk food) : il marque simplement, encore une fois sur le mode du symptôme, le moment où la culture elle-même est assujettie à une logique industrielle – ladite logique induisant une part de ratées, de gaspillage ou d’obsolescence programmée comme on dit : des déchets. Toute œuvre désormais, quel que soit son degré d’exigence, ne peut être conçue dans la dénégation de sa reproductibilité. Je veux dire : elle est nécessairement vouée à être prise dans l’incubateur du web, échangée, forwardée, puis bientôt schématisée, démembrée ou travestie, possiblement déclinée en répliques kitsch. Toute œuvre est vouée à être stéréotypée ou clichée (deux termes d’imprimerie à l’origine). Cela, encore une fois, on peine à le penser, particulièrement en France : que la culture, dès lors qu’elle passe à une phase de (re)production industrielle – c’est-à-dire aussi une surproduction –, induit une oxydation, une couche de rouille qui peut finir, si on n’y prend garde, par se substituer au métal premier. Cet oxyde, au bout du compte, peut simplement tout recouvrir, tout occulter – comme les algues vertes sur les côtes, générées par un excès de nutriments. En France, on continue de croire que l’art, par définition, c’est bien, que la culture n’a que de hautes vertus. Elle ouvre, révèle, éclaire, libère, ou que sais-je encore – mais c’est bien en cela que la pensée Mittteleuropa du kitsch est essentielle, dès lors qu’elle a expérimenté la manière dont des « hautes » cultures ont pu se noyer dans l’abjection : elle rappelle que la culture peut aussi aveugler, recouvrir, endormir, étouffer. Cette hantise-là est le fondement de pensées essentielles, depuis Walter Benjamin (qui a été un écologue de la culture à sa manière) ou Robert Musil jusqu’à Kundera, en passant par Broch ou Gombrowicz.

Le kitsch vrille donc la question du rebut, du déchet, dans le champ culturel – autant de limites que ledit champ s’est fait fort de nier, tout au moins dans les anciennes grandes aires européennes, les aires « majeures » pour parler comme Deleuze. Je dis tout cela à la serpe mais voilà ce qui m’occupe : que fait l’art des rebuts, ceux du monde et les siens propres ? Mais aussi : le rebut est-il simplement quelque chose à prendre en compte à l’intérieur de l’histoire de l’art – la pacotille – ou bien s’agit-il d’un problème plus large, qui questionne le statut de l’art en son entier, sa production même ?

Ce qui mène naturellement à des perspectives d’ordre écologique, au sens le plus large du terme – pas seulement l’environnement physique, mais la manière dont nous percevons tout ce qui nous entoure, la manière aussi dont, en retour, notre environnement informe nos perceptions et représentations. Mais il faut alors consentir à envisager la question de la pollution culturelle, voire de la culture comme pollution – comme toutes les activités humaines, d’ailleurs, si l’on veut bien débarrasser le terme pollution de sa charge morale ou pénale : a minima, polluer, c’est marquer, marquer pour s’approprier notamment.

Il y a donc ce premier mouvement qui peut mener de l’esthétique à l’écologie. Mais il y a aussi le cheminement inverse : la rhétorique écologique repose encore en majeure partie sur des arguments moraux ou bien strictement scientifiques ; rien n’est fait pour parler à la sensibilité – c’est-à-dire, étymologiquement, l’esthétique –, quand pourtant il faut bien, pour avancer sur tous ces enjeux, intimement les articuler avec des modes de perception et d’existence. Nous avons beau intellectuellement intégrer la donne écologique, nous vivons et pensons toujours comme des porcs, pour parler comme Gilles Châtelet. Nous sommes littéralement anesthésiés d’un point de vue écologique, et c’est bien pour cela qu’il ne se passe rien pour éviter le désastre annoncé. Il y a donc là une part proprement esthétique de l’écologie : tant que nous percevrons et représenterons de la même manière, rien ne bougera, même si le catéchisme vert est officiellement entonné. C’est une banalité mais tout de même : l’écologie n’est pas la nature ou l’environnement ou que sais-je, c’est l’éco-logos, le discours ayant trait à ce qui nous environne, ses représentations, sa formalisation… Comment l’art pourrait-il rester étranger à cela – et d’autant plus à l’heure fatidique où nous en sommes ? Pour ce faire, il ne s’agit pas simplement de thématiser l’écologie, d’en faire son « sujet » : c’est avant tout une question de forme, tout argument ou tout objet étant susceptible d’être éco-logique.

Il est tout de même sidérant de voir à quel point l’esthétique demeure aujourd’hui, pour une très large part, un domaine, peut-être le dernier, qui ne s’interroge pas centralement en termes écologiques – quand une œuvre thématise l’écologie, c’est avant tout celle des autres. Je sais que, sur le plan théorique, l’art a déjà été désacralisé, avec la proclamation de la mort de l’auteur et tutti quanti ; mais en pratique, on est encore dans la prêtrise, et le champ de l’art ressemble à un clergé délié des lois communes. Or je crois que cette exception a masqué beaucoup de chose. L’art bénéficie encore d’un régime d’exception admettant le présupposé qu’il ne pollue pas. Félix Guattari fut clairvoyant à ce propos, appelant dès 1989 à ne pas disjoindre « les trois écologies », celle du monde matériel, celle des rapports sociaux, et celle de nos subjectivités, de nos imaginaires. Voilà bien le nœud du problème : considérer chaque imaginaire, chaque œuvre, etc., comme une écologie de signes, de percepts – un composé qui influe sur l’écologie des subjectivités, est lui-même pris dans l’écologie de son art, lui-même pris dans celle de l’esthétique au sens large, etc. Il n’y a pas un seul environnement, il y a des écologies qui s’imbriquent.

Pour le concevoir, encore faut-il commencer par le commencement, aussi trivial soit-il – non pour y rester, donc, mais pour en partir : intégrer la pollution matérielle de l’industrie culturelle. Concernant le cinéma, puisque c’est le premier domaine qui nous occupe, il faut tout de même rappeler qu’il a probablement été l’art le plus polluant qui soit : il a nécessité tant de chimie dans ses supports successifs… Plus largement, l’industrie culturelle dans son ensemble contribue de manière très significative aux émissions de CO2 via le web. Une part conséquente des données qu’Internet achemine concerne en effet des contenus dits culturels et, même si la mythologie du virtuel, de l’immatériel, prévaut toujours aujourd’hui, il est désormais notoire que les data center qui ramifient le web sont d’immenses chaudières extrêmement énergivores, de même que toutes les interfaces électroniques – téléphones, tablettes, ordinateurs… – nécessitent des matériaux aussi rares que polluants et peu recyclés… Dès lors oui, ce qu’on appelle la culture sollicite des filières fort polluantes. Il y a toujours comme un tabou sur cette question de la pollution engendrée par la culture, comme si celle-ci ne pouvait décidément relever que d’une immaculée conception. C’est tout de même curieux. Entendons-nous bien : je ne suis pas pour l’invention d’un label type « film éco-certifié ». Mais toute réflexion sur les possibles rencontres entre écologie et esthétique devrait commencer par en finir avec ce refoulement.

D. : Le geste critique serait donc, un peu à la manière d’un marxisme « écologisé », de montrer l’infrastructure environnementale travaillant les œuvres culturelles ?

H. A. : En un sens oui, mais encore une fois, c’est un point de départ, il ne faut pas y rester. Ce n’est pas ce qui doit donner lieu à des raffinements infinis d’analyse, ou pire, à des jugements. C’est simplement un socle ou un arrière-fond qui doit rester à l’esprit. Le but n’est bien sûr pas, je le disais, de départager les films en fonction de leurs coûts carbone. Il ne s’agit pas non plus de privilégier les films qui thématisent l’écologie, en font leur « sujet », car cela ne garantit absolument rien : on peut recycler une imagerie écologique tout en restant dans des cadres formels relevant de l’autarcie culturelle dont je viens de parler – cette manière de concevoir l’art comme une serre totalement déliée du gâchis environnant. D’un certain point de vue, les films à « éco-scénario » sont possiblement problématiques, en ceci qu’ils peuvent contribuer à notre anesthésie écologique : on s’offre une petite cure de « rehab » mentale à peu de frais, un simulacre de prise de conscience qui permet d’encore temporiser notre colère ou notre angoisse face à l ‘effondrement qui vient et à notre inertie, sur le mode : c’est bon, puisque même les blockbusters ont compris que la crise écologique était grave… Il ne s’agit pas non plus, enfin, de réduire les films à la fable ou à la métaphore de leur propre production, de leur industrie – c’est déjà plus intéressant, mais cela n’est pas un but en soi, et cela risque de virer à un systématique et répétitif jeu interprétatif, de tout réduire à de la méta-fiction, du méta-cinéma, une permanente fable de la fable.

Il me semble qu’il faut avant tout guetter quelque chose comme une inquiétude de la forme, comme un poids qui la hante ou la leste – ce n’est pas nécessairement son objet, mais l’idée d’un socle encore une fois, ou d’un poids mort, et qui peut rester parfaitement invisible : un principe de gravité, au sens le plus large. Voilà un bon indicateur, je crois : le problème de la pesanteur ou de la lourdeur. Certains films sont travaillés ou lestés par cela, quand d’autres cultivent l’évangile de la dématérialisation – ce à quoi invite une certaine conception de la culture. Voilà une possible ligne de partage : les films qui font de la lourdeur une question et ceux qui l’évacuent, ces deux mouvements pouvant bien sûr alterner ou rivaliser au sein d’une même œuvre… Autant il est clair que Coppola ou De Palma pensent beaucoup plus à la lourdeur que Scorsese, Fassbinder ou Herzog plus que Wenders, Pasolini ou Fellini plus que le premier Antonioni, etc., autant certains cinéastes sont beaucoup plus partagés : Antonioni précisément, à partir du Désert rouge, ou bien Kubrick, par exemple. En tout cas, voilà bien un enjeu, entre autres, où cinéma et écologie ont intimement maille à partir. Le cinéma, en effet, est cet art singulier qui a toujours dû négocier avec la pesanteur de son appareillage, contrepoids inévitable et même nécessaire y compris – et d’autant plus – lorsqu’il s’agit d’inventer des mouvements aériens, en apparence débarrassés de la malédiction de la masse.

Or, la pesanteur est au fondement même du questionnement écologique : l’écologie rappelle que le monde pèse, que les produits de l’activité humaine pèsent – quand la majorité des systèmes de pensée invitent à se dégager de la lourdeur matérielle ou la nient tout simplement. Le libéralisme économique, exemplairement, fait abstraction de la pesanteur, c’est précisément pour lui ce qui ne doit plus faire question, sans quoi la parfaite fluidité des échanges risquerait d’être enrayée. Le problème, c’est que bien des conceptions de la culture font de même. Souvenons-nous que les premiers modèles de bulles financières modernes concernaient la spéculation autour du marché de l’art. Avant cela, on considère souvent que l’un des premiers grands krachs spéculatifs fut celui lié à la tulipomanie hollandaise au XVIIe siècle : l’agiotage avait déjà rapport à l’idée de beauté, même si elle était florale et non artistique.

Quoi qu’il en soit, nier la pesanteur nécessite de particulièrement refouler sa forme la plus manifeste, celle du déchet dont on n’a plus l’usage. Je crois que l’art a tout de même eu, notamment, cette fonction : faire oublier qu’il y a de l’ordure. Où l’on en revient au kitsch d’ailleurs, dont l’une des meilleures définitions synthétiques est celle donnée par Kundera dans L’Insoutenable légèreté de l’être – dont le problème, dès le titre, est de devoir vivre avec la pesanteur et de la refouler, pour vivre le rêve d’un être parfaitement immatériel. Voilà la définition : « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable. » La merde dont parle Kundera ne se confond pas simplement avec l’excrément. Chez lui, il s’agit presque d’une catégorie théologique désignant le point aveugle de la Création. La merde, c’est le déchet informe dont on ne peut rien faire, ce qui n’est pas récupérable, appropriable, l’excrément certes, mais aussi la crasse, la pourriture, les parts les moins ragoûtantes de l’incarnation… Or l’art est ce qui vient donner un tant soit peu forme : il maquille ou escamote la merde, c’est-à-dire aussi l’impureté, celle du monde et la sienne propre (la manière dont il est lui-même empreint de pollution industrielle). On pourrait dire qu’on en revient à la dialectique de l’apollinien et du dionysiaque, mais c’est encore autre chose, je crois. Au passage, si la négation de la merde occupe une large part de la production artistique, on serait dès lors en droit de considérer, si l’on suit Kundera, que la culture dans son ensemble est kitsch – ce dernier étant une drôle de merde déniant la merde.

On pourrait certes arguer qu’avec la modernité, l’art s’est au contraire entiché de merde, s’est emparé d’objets jusqu’alors jugés repoussants – jusqu’à des cas limites comme la « Merde d’artiste » de Piero Manzoni. Je dirais plutôt que l’art s’est alors transformé en une fantastique station d’épuration universelle, rendant la merde échangeable. C’est Baudelaire avec son « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». On pourrait dire que l’art, ainsi, se coltine la boue – mais le problème, c’est qu’il la transforme en or ; ce n’est donc plus de la merde. Voilà encore un autre crible : repérer des œuvres qui gardent un peu de merde sous leurs ongles, qui laissent affleurer en elles le rebut de la marchandise, en encourent le risque. Une comparaison, à cet égard, me paraît éloquente, c’est celle de Godard et des Straub. Les Straub fantasment de totalement se délier de la merde, d’inventer une utopie où elle n’aurait plus cours – ce sont des « purs » comme on dit. Tandis que Godard, infiniment plus écologue, s’est toujours fait fort de laisser se déposer ou s’incruster, dans ses films, le limon de l’industrie culturelle – du reste, Adieu au langage était assez obsédé par la merde au sens propre, et ce n’est pas la première fois chez Godard.

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D. : Mais alors, peut-on séparer la merde de la non-merde, établir de nouveaux critères de partage esthétique, ou bien la merde devient-elle une sorte de statut généralisé contaminant l’entièreté de ce qui est ?

H. A. : Je pencherai plutôt pour la seconde option : personne n’échappe à la merde. C’est cela, la pollution contemporaine : il y a de la merde partout, on ne peut y échapper et nous sommes, au sens propre, dans la merde. Et alors quoi ? On rêve que non ? On rêve que l’on peut se replier à volonté dans la bulle artistique ? La question de la pesanteur que j’évoquais tout à l’heure est à mon avis très proche de celle-ci : comment réintégrer dans le champ ce rebut massif dont l’accumulation s’est déroulée hors-champ et que l’art a contribué à dissimuler ? La culture, tout au moins en Occident, est considérée comme une sphère autonome, déliée de la nature – cela même qui nous délie de la nature. Autrement dit, c’est ce qui nous a fait croire que l’environnement était seulement autour de nous, mais pas en nous, au sens où nous en faisons partie et sommes traversés par ses flux. C’est l’une des conclusions du maître-livre de Philippe Descola, Par-delà nature et culture : ce qu’il appelle le naturalisme, c’est-à-dire l’Occident, est le seul système anthropologique qui croit à la nature, qui établit cette distinction entre la culture et la nature non-humaine, inerte, exploitable à merci. Pour les autres système, il n’y a pas de nature, seulement de la culture, à construire et à négocier en permanence. L’Occident a été d’autant plus écologiquement inepte qu’il croyait à la nature !

D. : Cela impliquerait que la question écologique a débuté bien avant l’anthropocène, avant ce grand changement dont les historiens datent l’origine autour de la fin du XVIIIè siècle et qui désigne l’âge à partir duquel l’homme devient une force géologique, transformant la constitution même de la planète. Avec votre raisonnement, l’enjeu écologique est là dès l’origine de la culture. Ça fait penser à la boutade de Lacan disant que la civilisation a commencé le jour où l’homme ne savait plus quoi faire de ses excréments et s’est empressé de les enfouir.

H. A. : Lacan, ou même Freud avant lui : Malaise dans la civilisation portait déjà sur cette idée de la culture comme refoulement fondamental, malaise (certes vital, mais c’est une autre question). Et Marx retrouvait des problèmes identiques, lui qui parlait de la culture comme d’un paravent, qui en faisant une simple superstructure occultant le rebut social. Plus proche de nous, il y aurait Zygmunt Bauman : Vie perdue : La modernité et ses exclus interroge un nouveau stade du déchet, le rebut proprement humain, la manière dont certaines vies, invisibles, sont traitées comme des reliquats de l’universelle production. Il faudrait aussi se référer à des histoires au long cours comme celle qu’Alain Corbin a réalisée avec le Miasme et la Jonquille : à partir de quel moment quelque chose pue ? Quelle césure historique mais aussi esthétique fait que ce qui était jusque-là admis devient d’un coup dégoûtant, à rejeter ? Question essentielle et éminemment culturelle, en effet. C’est encore ce si curieux livre de Dominique Laporte, Histoire de la merde (Christian Bourgois, 1978), qui remarque que juste après l’ordonnance de Villers-Cotterêts, imposant sous François Ier l’usage du français dans les documents officiels, l’une des premiers édits publiés interdit le dépôt d’ordures sur la voie publique : à chacun sa merde ! Laporte voit un lien entre cette réglementation de l’hygiène publique et la volonté d’épurer la langue, en substituant au fangeux bas latin le français (et sa clarté proverbiale)… Il y a bien une hygiène des signes, un lien entre esthétique et hygiénisme.

Je ne dis pas que, désormais, il ne faudrait plus faire que des films orduriers et passer son temps à filmer de la merde. Ce qu’a fait Guerman avec Il est difficile d’être un dieu, qui représente plus un point-limite qu’un point de départ – point limite fascinant, cela dit, comme si Tarkovski (si problématique sur la question de la pureté) se risquait à mettre les yeux et la mains dans la boue. Le Salò de Pasolini est bien sûr un autre point-limite. Il y a d’ailleurs bien des préoccupations écologiques chez Pasolini. Prenez l’histoire des lucioles qu’a analysée Georges Didi-Huberman : lorsque Pasolini dénonce dans un texte la misère culturelle de l’Italie, il la relie directement à la disparition des lucioles dans les campagnes, à un enjeu environnemental. Salò, entre autres, dit que nous mangeons de la merde en permanence – il pense bien sûr surtout à la merde symbolique, imagière, esthétique. Bon, il l’explicite outrageusement avec ce film-ci, mais cela n’est pas sans précédent dans son cinéma. Je pense notamment à ce curieux court métrage, Que sont les nuages ? (1967), où Toto et Ninetto Davoli interprètent des pantins grotesques et même kitsch, jouant un Othello de bazar. À la fin du film, les marionnettes sont jetées avec des ordures ménagères dans un dépotoir… On entrevoit là combien les effigies de la figure humaine, prises dans une reproduction inflationniste, deviennent périssables et jetables. Nous ne savons plus quoi en faire, nous savons juste faire grossir leur dépotoir, non les recycler ou les assimiler. C’était déjà un film à propos de la merde.

D. : Puisque nous sommes dans les exemples : vous aviez organisé une programmation au festival de la Roche-sur-Yon, « Le rayon vert : le cinéma comme écologie ». Comment entendre ce titre, surtout ce « comme » qui laisse entendre que le cinéma est en soi une écologie, sinon un écosystème ? Et quelles raisons pour les rapports institués entre des films si divers, de Resnais à The Host, de Pelechian à Perrault ou Spike Jonze ? Qu’est-ce qui a motivé ces choix ?

H. A. : Deux idées avaient dirigé la programmation : faire le grand écart entre les objets, pour montrer que ces interrogations ne touchent pas qu’un mince champ de la production, mais la traversent de bout en bout ; éviter tout film « militant », s’en tenant à diffuser un grand message d’alerte, sur le seul mode du tract. L’écologie, je le disais tout à l’heure, est associée de manière encore trop réductrice à une politique militante, quand la palette des enjeux est bien plus étendue. J’y avais notamment inséré le premier film de Maurice Pialat, L’amour existe, qui est un formidable essai d’écologie urbaine sur la banlieue parisienne, mais aussi Le diable probablement de Bresson, parce qu’il s’agit d’un des premiers films mettant en scène des militants environnementaux, chose d’autant plus frappante que Bresson n’a jamais été un gauchiste patenté. Il comprend cette scène très forte où les personnages sont en train de regarder sur un écran divers désastres écologiques : on est en 1978, et il y a déjà cette idée que c’est trop tard, que trop de choses ont déjà été perdues. Bresson y interroge surtout sa propre manière. Son fameux « modèle » y incarne parfaitement l’apathie politique et au-delà l’anesthésie écologique, notre écrasement face au sublime de la crise environnementale.

Quant à la question du cinéma comme écosystème, oui, c’était bien l’idée. C’est quelque chose qui court, en sourdine, de Bazin à Daney – cette idée, chez ce dernier, que le cinéma est une « maison pour les images qui n’ont plus de maison », un refuge, peut-être, mais aussi pourquoi pas une réserve ou encore un joyeux dépotoir. Le cinéma sert à habiter, en même temps qu’il réalise des empreintes de ce qui nous environne – c’est toute la question du réalisme « ontologique » chez Bazin. Reste à savoir si le cinéma est encore une niche écologique plus ou moins intacte à l’intérieur d’un plus vaste écosystème des images. En ce qui concerne ces dernières, nous sommes clairement entrés dans une sorte de biologie du visuel : les images se génèrent et se reproduisent de manière de plus en plus autonome, s’émancipent d’un auteur circonscrit. Nous n’avons plus la main et il paraît illusoire de penser pouvoir y échapper, comme si on clamait qu’on pouvait échapper à la pollution atmosphérique…

C’est une des raisons pour lesquelles j’avais tenu à intégrer à cette programmation des cinéastes considérés comme « imagiers » tels Bong Joon-ho ou Spike Jonze. Je n’ai jamais été trop féru de la distinction, promue par certains curés bazino-daneyistes, entre un cinéma « naturel » et un autre qui ferait du maquillage cinématographique, entre la « vérité » de l’enregistrement et le mensonge de l’image. Toute cette séparation entre le (bon) plan et la (mauvaise) image, entre le pur et le truqué forcément frelaté, me semble encore rentrer dans l’ancien paradigme dont on parlait tout à l’heure, cette idée d’un art qui demeurerait indemne malgré tout, exempt de la merde environnante, et notamment de la merde imagière – puisque, dans cette lignée, « l’image » ou « le visuel » sont considérés comme une merde polluante, le rebut de la publicité. Pourquoi devrait-elle rester hors champ ? J’aurais pu tout aussi bien programmer La Vie aquatique de Wes Anderson, dans lequel l’océan est à la lettre plastifié, saturé de cette matière plastique si particulière qui est celle de l’imagerie… L’iconophobie de la lignée critique dont je parlais a un peu vite rayé de la carte des cinéastes comme Fellini ou Kubrick, qui sont pourtant passionnants sur l’écologie imagière. Face à eux, on a brandi des cinéastes supposés purs – disons par exemple les Straub, Tarkovski, Bresson, que sais-je encore – qui seraient le parangon d’une sorte d’écologie originaire, retrouvant par une ascèse cinématographique la pureté première des choses. C’est très problématique, puisque le constat fondamental de l’écologie, c’est que la merde est partout… Il est dangereusement naïf de croire que l’art aurait la formule magique pour retrouver une pureté partout ailleurs condamnée. De même qu’il est devenu impossible de respirer de l’air réellement pur, il est impossible de trouver un film sans imagerie – même chez Straub ou Tarkovski. Ce qui est étrange, c’est que cette valorisation de la pureté prétend prendre appui sur Bazin, alors que c’est lui qui, le premier, a réfléchi sur la question de l’impureté cinématographique – plus que jamais stratégique.

D. : Dans les textes que vous avez déjà écrits sur la question, dans celui que vous avez donné à l’ouvrage collectif Blockbuster dirigé par Laura Odello, les films que vous mobilisez sont souvent des grosses machines – Titanic ou Cloverfield, par exemple –, même s’ils sont mis en regard avec un cinéma moins épaissi par le Capital. Cela va avec cette analytique de la masse que vous évoquiez tout à l’heure – vous vous attachez en premier lieu à décrypter tout un imaginaire de la lourdeur. En quoi les blockbusters représenteraient-ils une (paradoxale) porte d’entrée dans cette investigation écologique ?

H. A. : Plus la société de masse (production, consommation, communication de masse, etc.) s’est déployée, moins les masses ont été perceptibles à l’écran, pour des raisons aussi bien économiques qu’idéologiques. Combien pesons-nous ? Cette question demeure fondamentale et néanmoins encore souvent éludée – elle peut se formuler dans la perspective classique des antagonismes politiques, mais aussi d’un point de vue écologique : à quel point nous contribuons aux masses gigantesques de la globalisation – notamment tous nos déchets, qui participent du poids de notre civilisation.

Pour revenir encore une fois sur les mythologies de l’art : c’est un champ qui a un grand problème avec la question du nombre, de la quantité, et qui y oppose le qualitatif comme vertu miraculeuse. Alors que, si on regarde bien l’histoire du cinéma, il s’est longtemps conçu et figuré comme un ordre des quantités. La foule a tout de même été l’un des premiers objets électifs du cinéma, qui fut au fond le seul vrai art démographique (pensez au texte de Daney, « Pour une ciné-démographie »). Jacques Aumont en parle dans L’œil interminable, quand il montre que dès les vues Lumière il y avait un enjeu aussi bien quantitatif que qualitatif, qu’il y avait souvent, de la part des opérateurs, la recherche d’un effet de foule, et pas seulement humaine – par exemple, la foule des feuilles d’un arbre. Les foules ont été l’emblème même du cinéma pendant une bonne partie du siècle. Et je crois que les blockbusters forment une espèce de substitut à cette disparition, de même que les films de zombies représentent le retour fantomatique de ces foules perdues qu’on a peu à peu exclues des écrans. Les blockbusters rappellent, peut-être à leur corps défendant, que le cinéma demeure une industrie lourde. De là les références permanentes aux grosses machines à l’intérieur même de ces films, de là aussi le fait qu’ils ne cessent de métaphoriser leur propre destruction, la dépense en laquelle ils consistent. Titanic a valeur de charnière, de ce point de vue. Alors même que Cameron s’est illustré comme un des pionniers du numérique, il a utilisé cette technologie pour figurer la lourdeur même, un paquebot, le symbole d’un âge industriel voué au naufrage. Au passage, d’ailleurs, le numérique, grâce au copier-coller, a aussi permis le retour des foules sur les écrans.

D. : Vous avez aussi écrit sur Pixar. Le cinéma d’animation aurait-il une place à part dans ce problème, promouvant une écologie spécifique ? Après tout, même s’il pollue lui aussi, c’est dans une moindre mesure. Et son rapport à la duplication du monde est évidemment différent – ce qui lui permet par ailleurs de souvent s’emparer d’enjeux graves sous couvert d’une histoire enfantine. On pense à Wall-E, monument du récit écologique.

H. A. : Il est vrai que, chez Pixar, la question du rebut est central. Dans Wall-E bien sûr, où par ailleurs les films analogiques sont traités à égalité avec les autres déchets, appartiennent au même merdier (le robot éboueur récupère des vieux films hollywoodiens au même titre que d’autres fétiches), mais c’est le cas dès Toy Story, où les jouets ne vivent que dans l’angoisse d’être jetés, ou dans Monstres & Cie, où la petite fille se cache dans une poubelle. Le poisson Nemo se retrouve dans les égouts, d’où vient bien sûr le rat de Ratatouille, etc. Pixar, au fil de ses premières années, a eu une conscience aigüe de ce que signifiait l’obsolescence technologique, puisque le numérique relevait d’un bricolage en permanente évolution, ses outils étant très vite déclassés. Pixar raconte en creux, de film en film, la fable de l’informatique, comme si les studios dessinaient une sorte d’autobiographie technologique secrète. La beauté (et les enjeux écologiques) des films tenait à ce perpétuel franchissement de la limite. Maintenant que l’outillage numérique est parfaitement rodé, la question me semble perdre en intensité chez Pixar – à moins que ce ne soit le genre humain qui devienne maintenant un rebut aux yeux des ordinateurs, comme dans Wall-E.

D. : Vous avez mentionné tout à l’heure Zygmunt Bauman, mais vos textes laissent aussi une place prépondérante à Bataille ou, dans une optique tout autre, à Canetti. L’un est le théoricien par excellence du gâchis, l’autre celui de la masse. Qu’aller puiser dans de tels penseurs du gaspillage ?

H. A. : On sous-estime beaucoup Bataille comme « écologue », plutôt qu’écologiste. Ceux qui s’en revendiquent aujourd’hui vont surtout picorer dans L’Érotisme ou L’Expérience intérieure, et délaissent La Part maudite alors qu’il s’agit d’une construction théorique absolument démente, développant une pensée générale de l’économie cosmique. Bataille est l’un des rares à avoir su articuler les sciences humaines, la création artistique, la biologie, la cosmologie… Il estime que la vie sur terre a tendu vers une dépense toujours plus importante de l’incommensurable énergie déversée par le soleil. Sont apparues des formes de plus en plus dispendieuses, c’est-à-dire « luxueuses » selon ses propres termes. Le genre humain est le luxe ultime, en ceci qu’il excelle dans l’invention de dépenses de plus en plus folles et en pure perte – les luxes du luxe en somme, dont l’art, selon Bataille, fait partie. Peut-être est-il temps que l’art, et notamment le cinéma, travaille plus spécifiquement à figurer cette sublime gabegie : autrement dit qu’il soit une dépense rendant sensible la dépense.

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Entretien réalisé à Paris le 16 avril 2015.

Images : Il est difficile d'être un dieu (Alexeï Guerman, 2013) / Pulp fiction (Quentin Tarantino, 1994) et Salò (Pier Paolo Pasolini, 1976) / WALL-E (Andrew Stanton).