Ethnocentrisme de la critique et fonction critique des images

A propos d'Aferim !, de Radu Jude

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le 24 août 2015

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Valachie, 1835. Un brigadier et son fils sont dépêchés par un boyard pour retrouver son esclave tsigane, qui a pris la fuite après lui avoir prétendument volé une somme d’argent.

Aferim! de Radu Jude n’est pas plus un western que les films de Ford sont des épopées de haïdouks, ces bandits de grand chemin du folklore balkanique. Dans un réflexe ethnocentrique, qui rappelle celui de la critique des « arts premiers » au début du XXème siècle, la presse cinéphilique française (Libération, Le Monde, Slate, Télérama, Les Inrocks) comme les festivals (La Berlinale où le film a reçu un Ours d’argent), se sont empressés de ramener ces images d’ailleurs à des catégories génériques plus familières. Si le film de Radu Jude est un récit des origines, cette épopée ne reprend ni la diégèse, ni le récit, ni la mise en scène de la conquête d’un espace sauvage sur lequel se forme progressivement une nation. Dans la Valachie du début du XIXème siècle, le territoire n’est pas à conquérir, et la nation roumaine est divisée en trois principautés sous l’autorité des empires autrichiens, russes, et ottomans. Certes, les paysages en Scope noir et blanc, et plusieurs personnages (brigadiers chasseurs de prime, bandits de grands chemins), évoquent des récits fondateurs familiers pour le spectateur occidental. Néanmoins, la portée critique du film tient d’abord à son inscription dans des histoires visuelles et culturelles locales.

Placé dans ce cadre, Aferim ! est un coup de force figuratif. Et ce, sur trois points.

1. Il déroge aux partis pris esthétiques et politiques partagés par l’ensemble du nouveau cinéma roumain (noul cinema românesc) depuis Marfa şi banii (Le matos et la thune, Puiu, 2001). Des élaborations pour identifier l’unité esthétique, historique et culturelle de ce nouveau cinéma existent : certaines plus esthétiques, s’inscrivant dans l’histoire et les théories du cinéma [11] [11] Andrei Gorzo, Lucruri care nu pot fi spuse altfel. Un mod de a gândi cinemaul, de la André Bazin la Cristi Puiu, Bucureşti, Humanitas, 2012. , d’autres, plus culturelles, situant ces films dans l’histoire longue de la littérature et des arts roumains [22] [22] Dominique Nasta, Contemporary Romanian Cinema. The History of an Unexpected miracle, Wallflower Press, 2013. . Au-delà de leurs différences, ces approches s’accordent sur les particularités de ce nouveau cinéma ; une préférence pour un cinéma réaliste, un rejet des ressorts du cinéma de genre et une mise à l’écart des milieux sociaux et figures trop pittoresques. La dernière excursion de cette génération de cinéastes dans le cinéma de genre remonte à Furia (La Rage, Muntean, 2002), un film qui mettait également au centre de sa diégèse des Ţigani (Tsiganes ou Roms, mais sûrement pas des Gitans comme on a pu l’écrire). Depuis, la nouvelle vague a progressivement effacé ces personnages trop kitschs et trop typés des dialogues et de la mise en scène. Tout juste faut-il tendre l’oreille pour percevoir leur trace au détour d’une conversation : « il est un peu tsigane ton ami Romulus, non ? » (Francesca, 2009, Păunescu). En ce sens, Radu Jude réinvestit ce champ de la lutte des représentations, déserté par le cinéma, alors que, depuis 2007, la télévision roumaine a produit de façon massive des « diffamations figuratives » [33] [33] Nicole Brenez, Abel Ferrara. Le mal mais sans fleurs, Paris, Éd Cahiers du cinéma, 2008, p.98-99 . autour d’une entité tsigane complètement fabulée. Mais, rendre visible n’est pas en soi un geste critique.

2. Aferim! propose une critique radicale des motifs et symboles issus des reconstitutions historiques et des films de haïdouks, qui célèbrent l’« épopée nationale »[44] [44] Aurelia Vasile, Le cinéma roumain dans la période communiste. Représentations de l’histoire nationale, Bucureşti, Editura Universităţii din Bucureşti, 2011. et son leader sous le régime communiste. Ces fictions patrimoniales étaient l’objet d’enjeux et d’investissement importants pour les cinéastes, les scénaristes et les responsables politiques. Les recherches d’Aurelia Vasile dans les archives montrent la convergence des intérêts entre intellectuels et apparatchiks autour de ces représentations aux accents nationalistes. Avant le durcissement des politiques culturelles au début des années 1970, certaines de ces fictions patrimoniales prirent la forme de comédies ; Dinu Cocea a ainsi réalisé six films autour des figures folkloriques de haïdouks[55] [55] Haiducii (Les Haïdouks, 1966), Răpirea Fecioarelor (L’Enlèvement des vierges, 1968), Răzbunarea haiducilor (La Vengeance des pirates, 1968), Haiducii lui Şaptecai (Anghel et les sept cavaliers, 1970), Zestrea domniţei Ralu (La Dot de la princesse Ralu, 1971), Săptămâna nebunilor (La Semaine des fous, 1971). Les titres français connaissent plusieurs versions selon le support de leur diffusion en France (série TV puis VHS). . En dépit de son ancrage dans un imaginaire collectif, le dernier film de la série se terminait par la marche sur Bucarest d’une armée populaire conduite par Tudor Vladimirescu. Épuré de ces histoires qui mélangent mythes et faits réels, Aferim! commence son récit quelques années plus tard. Cette insurrection, qui eut lieu en 1821, n’est plus qu’une légende dans les propos que tient Costandin à son fils. Radu Jude emprunte donc à ces films de haïdouks l’ensemble de sa diégèse, et de son iconographie : tavernes, foires, boyards, paysans, représentants de la « Porte » (Istanbul), haïdouks, et mercenaires. Le générique d’Aferim! reprend également de nombreux éléments à celui des Haiducii : format Scope, noir et blanc, plan fixe, titres présentés en deux colonnes… En remployant, plus ou moins explicitement, ces conventions du film de haïdouks, Radu Jude les subvertit et les bat en brêche.

Le premier sabotage s’opère dans la figuration de l’espace. Les films des Dinu Cocea offraient des vues et des panoramas sur des paysages gigantesques. Cette recherche de la démesure, présente dans les génériques de Răpirea Fecioarelor ou les premiers plans de Haiducii lui Şaptecai et Săptămâna nebunilor, transformait ces paysages en de véritables « monuments naturels », érigeant les haïdouks, cavalant sur les crêtes, en figures mythiques. Radu Jude prend le contrepied de cette mise en scène et propose un rapport beaucoup moins contrasté entre les personnages et les paysages. L’allure incertaine des bêtes, la démarche clopinante du brigadier, la direction constamment changée de la poursuite (ou de la cavale) de Costandin et son fils ne prend jamais la forme d’une chevauchée héroïque. Les protagonistes sont engloutis par la brume, ou la forêt. Les longs panoramiques au téléobjectif présentant sur un même plan les personnages et la nature rendent par moment caduque toute distinction entre figure et paysage. Par la manière dont ces deux personnages occupent le cadre, Radu Jude dessine un territoire confus, incontrôlable, cloîtré, qui s’oppose en tout point aux étendues illimitées qui s’offraient aux haïdouks de Cocea.

Aferim! transforme également le « système des personnages » [66] [66] Nicole Brenez, De la Figure en général et du Corps en particulier. L’invention figurative au cinéma, Paris, De Boeck Université, Coll. Arts & Cinéma, 1998, p.192. des films de haïdouks. En plaçant les Ţigani au centre de ce système, le cinéaste représente enfin cette communauté infigurable du cinéma roumain communiste, réduite pendant près de deux décennies (de 1966 jusqu’à la révolution) aux interprétations de trois acteurs gadje : Jean Constantin, Draga Olteanu Matei et Ileana Buhaci-Gurgulescu. À la manière de Radu Muntean (Furia), Radu Jude met ainsi fin aux mascarades – grimages, humour slapstick et ambivalences des qualités attribuées à la féminité et la masculinité – par lesquelles ces acteurs ont incarné des Ţigani au cinéma. Ces mascarades et l’invisibilisation des Ţigani comme entité sociale ont aussi conduit à une falsification de l’histoire des Roms. Dans Răzbunarea haiducilor, le Ţigan Parpanghel, un fidèle serviteur de la bande des haïdouks, interpelle un vendeur d’esclaves pour lui faire remarquer que « sa marchandise » ne mérite pas le prix exigé. Toutes voilées et parées comme des danseuses orientales, ces esclaves au teint foncé destinées aux harems des pachas, figurent un système esclavagiste importé dans la société roumaine par l’élite de l’empire Ottoman, alors qu’il était un trait structurel des principautés roumaines depuis la fin du XIVème siècle. Le coup de force d’Aferim! ne tient pas seulement à la figuration réaliste de l’expérience historique de l’esclavage des Roms. Radu Jude réussit à l’incarner par une majorité de figurants Roms et à représenter cet asservissement comme un élément fondamental de la société roumaine de l’époque.

Ce renversement du système des personnages concerne également les protagonistes. Le brigadier opportuniste, sentencieux et couard, et son fils adolescent, occupent aujourd’hui la place des haïdouks d’autrefois. Les protagonistes du film de Radu Jude sont les personnages qui figuraient les forces antagonistes des films de Dinu Cocea. Les bandits au grand cœur, incarnés à la fin de la période communiste par la figure historique de Iancu Jianu, Iancu Jianu, zapciul (Iancu Jianu le brigadier, Cocea, 1980) Iancu Jianu, haiducul (Iancu Jianu, le haïdouk, Cocea, 1981) deviennent ici des spectres : absents des images, où apparaissent furtivement quelques traces de leurs méfaits, ils hantent pourtant de nombreuses conversations. De cette manière, Radu Jude se reconnecte avec la littérature du XIXème et du début du XXème siècle et avec des films antérieurs aux Haiducii comme La Moara cu noroc (Le Moulin de la chance, Iliu, 1955) ; les haïdouks ne sont plus des héros nationaux ou des révolutionnaires, ils sont avant tout des vauriens (tâlhari).

3. Enfin, Radu Jude fait table rase des figurations de l’histoire roumaine au cinéma. Jusqu’à présent, le nouveau cinéma roumain s’était concentré sur une lecture critique des décennies du régime communiste. À la suite d’Aferim! il s’aventure désormais sur un terrain beaucoup plus sensible délimité par un ensemble d’archétypes et d’idéologies. Radu Jude manifeste tout d’abord un réel souci de mobiliser des travaux universitaires et des sources littéraires. La séquence de la fête foraine correspond effectivement à des observations d’historiens ; « la vente des esclaves rroms était faite à si grande échelle que dans la première moitié du XIXe siècle leur valeur dépendait de leur poids »[77] [77] Silviu Petcu, « Le rôle des esclaves roms dans la vie économique des principautés roumaines de Munténie et de Moldavie », Études tsiganes, n° 29, 2007, p.75. . Le film représente avec justesse une expérience historique terrible, excessivement longue (500 ans), et centrale dans l’histoire d’une nation.

Cette rectification des figurations antérieures se conjugue avec une déconstruction grivoise des points de vue hégémoniques qui ont prévalu à la représentation de l’histoire au cinéma roumain. De manière fidèle au nouveau cinéma roumain, Radu Jude choisit des petites gens et non des figures historiques ou mythiques. Le cinéaste prend plaisir par ailleurs à détourner les représentations du peuple propres au cinéma communiste. Il faut probablement comprendre ainsi son choix pour Luminiţa Gheorghiu et Victor Rebengiuc pour représenter ces gens de métier (« meşteşuguri ») qui cachent l’esclave Carfin. C’est eux qui interprétaient les personnages principaux de la fresque sociale Moromeţii (Gulea, 1987). Seulement, il n’y a pas dans Aferim! de photogénie ou d’héroïsation de la misère sociale. Tous, mêmes les plus défavorisés, cherchent à tirer profit de la souffrance des autres.

Ainsi, en mettant les gens du peuple au centre du récit et de l’Histoire, Radu Jude renverse également les perspectives des fictions patrimoniales du cinéma roumain. De la sorte, ces films ne pourront plus être didactiques ou hagiographiques en se donnant l’air de présenter un récit qui a déjà l’intuition de son importance historique ; « Que crois-tu que l’on dira de nous dans les siècles à venir ? Tu crois qu’on insultera nos mères ? », demande le brigadier Constandin à son fils. C’est en écartant définitivement – espérons-le ! – toute possibilité d’interprétation téléologique ou pédagogique que se feront désormais les récits et les figurations de la formation de la nation roumaine moderne.

En définitive, parler de western à propos d’Aferim! est une double – ou triple – réduction. C’est d’abord juger des images à partir d’une histoire du cinéma occidentalo-centrée… une perspective historique qu’une critique cinéphilique roumaine (Observator Cultural, Dilema Veche) adopte, même partiellement, avec trop de légèreté. C’est aussi se méprendre sur l’importance de la diffamation que les Roms ont subie par les représentations du cinéma roumain depuis sa fondation (Independenţa României, Demetriade, 1912). Or, les films de haïdouks ont tenu une part importante dans cette entreprise de falsification et de diffamation qui a réduit un esclavage, structural pour l’ensemble d’une société, à des mascarades et des bouffonneries. Probablement conscients de leurs lacunes, des critiques et cinéphiles français et roumains tentent de pallier ces approximations en évoquant la manière dont « notre présent » serait une réminiscence de ces images. Ce « présentisme » me semble bien plus dommageable que pertinent. Par un rapprochement opportuniste ou altruiste avec le traitement politique et médiatique des migrants roms roumains de ces dernières années, ou le racisme anti-rom en Roumanie, ces critiques se méprennent sur les mécanismes spécifiques de ces phénomènes et sur la véritable fonction critique, sociale et symbolique des images. Bien davantage encore, en suggérant des continuités schématiques et simplistes entre ces expériences historiques, parfois avec grand renfort d’arguments, la critique – et Radu Jude lui-même dans ses entretiens[88] [88] Accordés au Monde et à l’Observator cultural lors de la Berlinale. – enferment les familles roms dans un éternel présent de la persécution, reproduisant – de manière inverse – le discours « allochronique »[99] [99] Le discours allochronique, que Johannes Fabian a particulièrement étudié dans les écrits de l’anthropologie, consiste à dénier aux Autres toute forme de « co-temporalité ». Johannes Fabian, Le Temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, Anacharsis, 2006 (1983). tenu par le cinéma roumain communiste sur les personnages tsiganes.

Aferim !, un film de Radu Jude, avec Teodor Corban (Costandin), Mihai Comanoiu (Ionita), Toma Cuzin (Carfin Pandolean), Alexandru Dabija (Iordache Cindescu).

Scénario : Radu Jude, Florin Lazarescu / Image : Marius Panduru / Montage : Catalin Cristutiu

Durée : 1h48

Sortie le 5 août 2015