Jean-Baptiste Fressoz

Cinécologie, épisode 2 - Ecran carbone

par ,
le 22 mars 2015

Un précédent entretien, auquel il était revenu d’inaugurer cette série « Cinécologie », portait sur l’écho de Fukushima dans le cinéma japonais. Elise Domenach y détaillait les stratégies cinématographiques mises en place pour appréhender l’événement, tout en montrant comment un déni travaillait sourdement les images qui, elles, laissaient parfois transparaître une antique fascination pour le spectacle du désastre. L’enquête, concentrée sur le territoire nippon, interrogeait le rapport entre une identité nationale ayant fait du nucléaire l’un de ses piliers et une cinématographie dévoilant ou masquant les ressorts de cette identification mortelle. Mais elle ouvrait aussi le chantier plus large d’une « mise à la question » du cinéma à l’aune de l’écologie, demandant des comptes – et des images – à l’art qui, pour être le plus industriel de tous, a scellé son destin à l’altération de la planète par les technologies humaines. Telle est la prémisse de cette série d’entretiens : le cinéma, art massif, art idéologique aussi, a valeur de témoin écologique. Mais cette fonction testimoniale s’entend doublement : si le cinéma, surtout sous son versant documentaire, s’est fait parfois enregistrement du délabrement, preuve visuelle d’un cancer industriel, il témoigne aussi dans la mesure où il occulte, véhicule un imaginaire encore et toujours enfermé dans un optimisme technologique et politique que la réalité environnementale ne cesse de désavouer. Cinéma-symptôme, qui demande à être lu à l’envers pour que s’y laisse déceler son accointance congénitale avec tout ce qui n’a cessé de propulser le désastre – le capitalisme. Telle est donc aussi la méthode de cette série : aller interroger, outre les spécialistes des images, des savants aptes à voir dans les films des problèmes que nos yeux cinéphiles ne perçoivent que mal. Manière de croiser les regards, parce qu’il n’est rien de plus fertile que la rencontre de termes supposés sans rapport.

C’est dans cette optique que nous sommes allés frapper à la porte de Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement, pensant avec raison que son regard éloigné nourrirait des réflexions enrichies par une connaissance aigüe des problématiques écologiques. Et cela d’autant plus que ses recherches ont visé à déstabiliser des certitudes dont le cinéma majoritaire se repaît encore massivement : au cœur de son travail se trouve un souci d’historiciser la « réflexivité environnementale », pour montrer que la soi-disant « prise de conscience » dont trop de discours nous disent qu’elle est nouvelle-née, et donc prometteuse de changements, date en réalité de plus de deux siècles. Le constat exposé dans l’Apocalypse joyeuse, soutenu par une puissante érudition, se résumerait ainsi : la conscience du risque industriel, loin d’être tardive, est apparue dès les premiers jours de l’industrialisation ; les sociétés occidentales n’ont pas fait preuve d’aveuglement, simplement de calcul, en intégrant le risque au marché pour le plus grand profit du capitalisme. Si donc la réflexivité environnementale n’est pas neuve, proclamer aujourd’hui l’idée d’une conscience enfin advenue revient à faire le jeu de cette raison calculatrice : ladite conscience a toujours été là, et n’a rien changé au jeu des pertes et profits. Gloser sur les leçons de la postmodernité, c’est faire preuve d’un optimisme malvenu misant à l’excès sur une réforme des sensibilités. Co-écrit avec Christophe Bonneuil, L’événement Anthropocène a continué cette généalogie des pratiques industrielles et des discours officiels, pour montrer, là encore, ce que cache ce grand ramdam de la révélation, pour critiquer aussi l’idée que « l’homme » serait à l’origine du détraquement contemporain quand ne sont en causes que certains groupes – les puissants. Recherches qui visent à repolitiser l’histoire environnementale, pour instruire un nouveau partage des responsabilités, pour rappeler qu’une certaine raison économique est à l’origine du désastre annoncé – cela contre certains penseurs trop heureux de voir en l’événement écologique l’occasion de jeter par la fenêtre la vieille question de la guerre sociale. Recherches qui aiguisent le regard porté sur le cinéma : ce dont nous parle ici Jean-Baptiste Fressoz, c’est d’un cinéma considéré comme avatar des aventures de la conscience, du fétichisme technologique aux options ouvertes par des œuvres encore discrètes mais porteuses d’une vision salutaire.

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Débordements : Commençons par une question ouverte : est-ce qu’il y a des films vous interpellent plus que d’autres, par rapport à vos interrogations sur l’écologie ?

Jean-Baptiste Fressoz : Récemment, j’ai été frappé par l’opposition entre Interstellar et Gravity. Le premier, que je trouve assez mauvais en termes d’écologie politique, serait le parangon d’une certaine tendance de la science-fiction contemporaine à se focaliser en priorité sur la technique, au détriment de l’environnement. Face à la crise environnementale, la plupart des scénarios n’envisagent que des solutions techno-scientifiques, celle d’Interstellar représentant la tendance extrême puisque le plan est purement et simplement de se barrer de la Terre. À aucun moment du film il n’est question d’une possible solution biologique à la crise, d’un aménagement de l’écosystème – des rotations différentes pour les récoltes, d’autres variétés de semences –, ne serait-ce que comme hypothèse, et cette absence en dit long sur l’idéologie techniciste régissant la narration. Le film est par ailleurs très agressif vis-à-vis de l’écologie politique. Il y a cette scène, au début, où la directrice de l’école entend rappeler à Matthew McConnaughey que le programme Apollo n’a en réalité pas existé, que les Américains n’ont jamais vraiment marché sur la Lune, que tout cela ne fut que mise en scène visant à ruiner l’URSS en l’incitant à investir excessivement dans la « guerre des étoiles », et surtout que cette théorie du complot doit s’imposer pour éviter que le rêve spatial ne donne des illusions trompeuses aux jeunes. Ce qui signifie, en creux, qu’un pouvoir écologique aurait une politique digne d’un Etat totalitaire, qu’il réécrirait l’histoire comme dans 1984. Il y a tout de même eu quelques articles qui se sont évertués à démontrer que le film contenait une dose d’écologie, mais tout ce qu’on pourrait trouver allant dans ce sens, est l’idée que l’habitabilité est rarissime, qu’on ne peut pas s’implanter partout – morale un peu légère en regard du reste.

Gravity fournit un antidote extraordinaire au film de Nolan. Tout son récit tourne autour de l’impossibilité de sortir du berceau terrestre, alors que le voyage intergalactique à la Nolan ne fait que rejouer, sur une autre échelle, le vieux mythe américain de la Frontière. Cuarón, lui, s’emploie à montrer toute la fragilité des appareils permettant de vivre, et dans des conditions pour le moins inconfortables, hors de l’espace terrestre. Il suffit qu’un satellite soit détruit pour que tout s’effondre. À côté de ça, il y a la trajectoire symbolique de Sandra Bullock, infantilisée pendant tout le film pour ne devenir adulte qu’une fois revenue sur la terre ferme. Le scénario de la renaissance est souligné à l’envi (le câble-cordon ombilical, le parachute-placenta, etc). La morale finale, c’est aussi cela : à l’inverse des spatiaux enfantins, seule la Terre permet à l’humanité de devenir adulte.

Un autre film qui m’a intéressé, c’est Snowpiercer, parce qu’il commence sur la faillite de la géo-ingénierie. Y est mise en scène une catastrophe qui, loin d’être la conséquence du changement climatique, est celle des techniques utilisées contre celui-ci, et ce à l’heure où de plus en plus de gens, souvent aux intérêts bien placés, se font de les défenseurs de cette stratégie. Il s’agit d’ailleurs d’une trouvaille de Bong Joon-ho, absente de la bande-dessinée originale, Le Transperceneige. Autrement, dans un registre plus « cinéma indépendant », il y aurait Night Moves, pour ce qui touche à la question du combat écologique à mener aujourd’hui. Mais justement, par rapport à cette dimension militante, le film pose problème : d’une part par cette figure de l’eco-warrior, teintée de survivalisme à l’américaine, d’autre part parce que cette concentration sur une poignée d’individus héroïques témoigne d’une certaine impossibilité de penser une écologie sociale et collective. Or, l’un des résultats de la recherche en histoire environnementale est précisément de souligner le caractère absolument général des oppositions contre les techniques les plus dommageables de l’anthropocène. Nul héroïsme ni prescience : simplement la volonté de préserver des formes de vie jugées bonnes contre des intrusions industrielles et techniques évidemment nuisibles. Par exemple, à ses débuts, l’automobile nuit à l’essentiel de la population pour satisfaire le désir de vitesse d’une toute petite élite. Dans les années 1920, dans le canton des Grisons en Suisse, une dizaine de référendum pour autoriser l’automobile individuelle échouent.

D. : Vous avez évoqué la technophilie du cinéma américain contemporain.

J-B F. : C’est un point essentiel : l’immense majorité des films, même ceux qui se veulent critiques, porte avant tout sur la technique. Peut-être aussi parce que l’environnement est une chose plus difficile à mettre en scène, mais plus profondément, je crois, en raison d’une affinité naturelle du cinéma, art technique s’il en est, avec toutes les machines du siècle. Au fond, ce primat de la technique n’a rien de récent, il est là dès Metropolis sinon même avant.

La caractéristique propre au cinéma contemporain, ce serait que, malgré certaines angoisses qui transpirent ici ou là quant à l’environnement, il est en proie à un indéracinable optimisme. La science-fiction ne parvient pas à se départir du spectacle technologique. Chose très sensible dans un film pourtant à tendance éco-marxiste comme Elysium. Neil Blomkamp y divise la société en deux classes complètement opposées, sans moyen terme : les riches vivent dans un paradis technologique séparé, hors du sol terrestre, quand le reste du monde n’est plus qu’un vaste dépotoir très nettement inspiré de l’imagerie étatsunienne des bidonvilles d’Amérique du Sud. C’est là un trait aussi courant que navrant au sein du genre post-apocalyptique : le chaos environnemental n’y fait que généraliser, en définitive, la vie quotidienne dans les pays du Sud ; la catastrophe, c’est tout bonnement le retour au sous-développement, avec toutes les visions orientalistes que cela suppose. Mais passons : à la fin du film, le héros, Matt Damon, réussit à s’infiltrer chez les dominants, et tout ce qu’il trouve à faire, c’est d’offrir gracieusement ces magnifiques technologies aux miséreux habitants de la planète. La dernière scène montre l’arrivée d’un hôpital hyper-électronique dans un pays africain, avec de gentils robots soignants des bambins faméliques. Tout cela est d’un tiers-mondisme de mauvais goût. Ce qui est notable, toutefois, surtout depuis la crise économique de 2008, c’est bien le pseudo-marxisme d’un grand nombre de films de science-fiction contemporains – pensez à Hunger Games –, même s’il s’agit d’une lutte des classes spectacularisée, cuisinée à la manière hollywoodienne. On retrouve également cette tendance dans Time out, qui plus ingénieusement s’amuse à scénariser une société où le temps serait littéralement de l’argent.

Mais j’ai le sentiment qu’au fond la figure d’Iron Man n’a toujours pas été dépassée. L’entrepreneur à succès est toujours en même temps un inventeur de génie, et le progrès économique va main dans la main avec l’avenir technologique, selon une vision très linéaire du lien entre innovation et croissance économique. Et c’est bien ce genre de film qui négocie le consensus actuel et modèle l’imaginaire du futur. Il existe une anecdote amusante à ce propos. Il y a quelques mois, Lockheed Martin, l’une des plus grandes firmes d’armement au monde, a déclaré avoir découvert le secret de la fusion nucléaire réalisable à des températures relativement faibles et donc avec des dispositifs légers. L’annonce allait avec tout un discours quant aux riches potentialités humanitaires de la chose, puisque ce serait la clé d’une énergie gratuite et illimitée. Mais dans les années soixante-dix, les OGM ont été pareillement vendus comme la grande technologie verte qui éradiquerait la faim dans le monde, et on est encore à attendre un grand film sur les ravages de Monsanto. Mais cette idée de la fusion, d’une énergie infinie, miniature et gratuite, c’est bien celle qui est à la base d’Iron Man, et on pourrait même se demander si Lockheed Martin n’a pas simplement fantasmé son image à partir du modèle que lui offrait Tony Stark, qui, avant d’être un super-héros, est un marchand d’armes. C’est un truisme désormais que de dire que la science-fiction influence les discours et les pratiques technologiques, mais il faudrait se livrer à une analyse serrée pour observer dans le détail ce genre de coïncidences. Pour voir par exemple ce que l’engouement actuel pour la géo-ingénierie doit à la science-fiction avec tous ses projets de terraformation de Mars.

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D. : C’est vrai qu’il y a une affinité élective entre le cinéma et les gros appareils industriels et machiniques du siècle, objet d’un nombre infini de gloses. Mais au-delà de cette coïncidence historique, on s’est rarement penché, je crois, sur le cinéma comme « art du carbone », ou comme art énergivore par excellence.

J-B F. : Ce n’est pas un hasard si le plus gros émetteur de Co2 de la planète, les Etats-Unis, est aussi en position d’hégémonie culturelle mondiale. Le cinéma a été, est toujours la projection culturelle d’un certain capitalisme, le capitalisme fossile, quand le capitalisme agraire du XIXe siècle se projeta plutôt, lui, dans le roman réaliste. Et c’est à ce titre que l’automobile, qui est la technologie-phare de l’Anthropocène, y tient un rôle aussi central. Le récent Drive, esthétisant à outrance Los Angeles et les grosses cylindrées, montre l’inertie profonde de ce mariage. Il y a évidemment un lien très fort entre le mouvement – la voiture, mais aussi, dès les frères Lumière, le train de la Ciotat –, le carbone et le cinéma. En ce sens, il serait réellement l’art de l’Anthropocène, d’une part par cette collusion objective avec toutes les dépenses énergétiques qu’il exploite et met en scène, d’autre part par son rôle de propagation idéologique de l’American Way of Life. Les recherches ne manquent pas, qui ont montré comment le cinéma, dans l’après-guerre, a été l’outil majeur d’une certaine naturalisation d’un cadre de vie confortable et luxueux, de l’ameublement moderne (et dépensier) du monde. Pour lutter contre le communisme, Eisenhower a mis sur pied en 1953 le United States Information Agency, dont le slogan « Telling America Story » disait bien la fonction de propagande soft qu’endossait le cinéma, à qui il revenait la charge de produire le nouveau Grand Récit américain. Et cela venait juste après les accords Blum-Byrnes de 1946 qui ont libéralisé les écrans européens et rendu possible une diffusion de masse des films hollywoodiens. Le cinéma hollywoodien a fonctionné comme un immense dispositif de « placement des produits », c’est bien connu pour le cas de la cigarette, mais c’est également le cas pour l’automobile.

Le livre de Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc : Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années soixante, raconte très bien cette instrumentalisation du cinéma à des fins, entre autres, d’exportation économique. On a du mal à imaginer aujourd’hui ce que pouvait représenter pour un Français de l’après-guerre l’abondance d’objets que mettaient en scène les films hollywoodiens. Ce qui est intéressant et ce qui témoigne d’une modernisation déjà réflexive dans les années 1950-60, c’est de voir à quel point le cinéma français de l’époque se montrait très critique vis-à-vis de cette excessive profusion. Il y a par exemple ce film de Robert Dhéry sorti en 1961, La Belle Américaine. Le héros y récupère par hasard une énorme bagnole yankee, qui, parce qu’elle n’est pas aux dimensions de son existence, la bouleverse entièrement. Le retour à la normale s’effectue par une re-socialisation de la voiture dans l’espace français : le héros, qui avait perdu son emploi à cause d’elle, devient vendeur de glaces ambulant et s’en sert pour faire ses tournées – ce qui bien sûr représente un détournement d’usage. Les films de Tati, dès Jour de fête et la comparaison entre facteurs américains et facteurs français, appartiennent à la même veine moqueuse. Ce n’est qu’avec la Nouvelle Vague que l’équation s’inverse : l’hommage permanent au cinéma hollywoodien va avec une revalorisation des grosses bécanes, comme dans A bout de souffle ou Ascenseur pour l’échafaud.

D. : Au cœur de vos travaux, il y a une historicisation de la réflexivité environnementale de nos sociétés. Vous montrez, contre un discours aujourd’hui majoritaire qui voudrait faire croire que la conscience du risque écologique est d’une apparition récente, que celle-ci date des premiers jours de l’Anthropocène, dès le tournant du XVIIIè au XIXè siècle, mais que, fondamentalement, elle n’a pas altéré les politiques pro-capitalistes, que le risque a finalement été intégré à l’économie plus qu’il ne l’a réformée. Quelle serait l’histoire de cette conscience au cinéma ? Est-il, de ce point de vue, la pure émanation idéologique des discours que vous décortiquez, ou bien peut-on y apercevoir les signes d’une possible tangente historique ?

J-B F. : Ça rejoint ce qu’on disait à propos de la concentration exclusive sur la technique. Le cinéma, l’hollywoodien tout du moins, semble incapable de représenter le collectif en tant que tel, d’une part l’environnement, mais aussi la communauté réflexive. Le récit classique, en la matière, continue de tourner autour de la figure du lanceur d’alerte solitaire, sans trop de moyens et en conflit avec une grande firme omnipotente : Erin Brockovich, seule contre tous, ou toutes les déclinaisons possibles du savant génial et isolé qu’on trouve dans les films d’Emmerich et Cie. C’est là une image très traditionnelle, très désuète du scientifique. Comme s’il était impossible de représenter quelque chose comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), soit une communauté de savants mettant des années à s’entendre sur un diagnostic, à construire des preuves, à convaincre des collègues, etc. La conscience est encore et toujours logée dans l’individu extraordinaire, alors qu’en réalité il s’agit d’emblée d’un produit collectif. Cela entraîne des grands récits de la sensibilisation qui, nous fait-on croire, serait la panacée écologique par excellence. Et c’est là que je ne suis pas trop d’accord avec certains discours d’aujourd’hui : au fond, les gens sont déjà sensibilisés, en France par exemple tout le monde ou presque s’accorde sur la question du changement climatique, des excès productivistes, de la violence industrielle faite aux bêtes à viande, mais je doute que la conscience, en soi, bouleverse réellement les comportements. Je dirai même que tout miser sur la prise de conscience, c’est exonérer et donc dépolitiser nos pratiques.

On trouve d’ailleurs de nombreux indices cinématographiques d’une réflexivité plus ancienne. Ce qui me frappe, c’est à quel point il y avait des grands films écologiques dans les années soixante-dix. Qu’on pense à la fin de La Planète des singes, avec la Terre entièrement nucléarisée, ou surtout à Soleil vert. Ce dernier est adapté de Make Room ! Make Room ! de Harry Harrison, livre on ne peut plus néo-malthusien, imprégné de tout le discours de l’époque sur le péril démographique. Ce qui, parenthèse, relève de la pure fiction idéologique : en réalité, la démographie, si elle n’est pas sans effet, reste un facteur très secondaire de la crise environnementale. La majeure partie des dépenses énergétiques est le fait d’une minorité, et un des problèmes de la notion d’Anthropocène c’est qu’elle gomme cette inégalité première en insistant sur une responsabilité générale de « l’homme », quand ne sont véritablement en cause que certains groupes sociaux.

Mais Fleischer a réussi à tirer le film dans une autre direction. Si le fantasme démographique reste présent, la question climatique passe au premier plan, et avec une force dans la mise en scène qui depuis n’a guère été égalée. Le générique de début présente un génial raccourci historique de l’Anthropocène – du train à la voiture jusqu’à la transformation intégrale du paysage, pour finir à l’explosion démographique de New-York en 2022, avec ses températures surélevées et sa population qui se nourrit de plancton. Solution déjà très écolo ! Mais qui, montre le film, n’empêche pas les émeutes de la faim ; on peut peut-être voir dans ce film une critique des impasses de certaines solutions vertes. Soleil vert est donc précurseur à plus d’un titre. Il montre aussi qu’être riche, dans l’Anthropocène, c’est avoir un environnement préservé, avec la technique comme rempart contre la dévastation généralisée qui ne touche que les plus pauvres. Et puis il y a la scène géniale du mouroir, où l’on projette à Edward G. Robinson, avant qu’il ne soit euthanasié, des images de la Terre d’avant le désastre, toutes en joliesse champêtre et en lyrisme bucolique. C’est une métaphore avant l’heure de Yann Arthus-Bertrand, de toute cette logique qui consiste à dérober le plus de « belles images » possible à la planète avant qu’elle ne meurt, au lieu de tenter de sauver le navire. Il y a un côté mortuaire, étrangement mélancolique dans ce genre d’acte photographique : les images de la verte planète, ce sont les effigies d’un mort, comme celles qu’on réalisait aux temps pionniers de la photographie.

Soleil vert date de 1972. Avant cela, en 1965, Lyndon Johnson avait fait un discours au Congrès où il mentionnait déjà le changement climatique. La réflexivité environnementale ne date donc pas d’hier, ce qui infirme l’idée popularisée en 1986 par Ulrich Beck voulant que la conscience soit encore à venir, que le futur se verdira et donc que tout sera sauvé par cette responsabilisation réalisée in extremis. Ce qui devrait inquiéter, c’est que, malgré l’ancienneté de cette dite conscience, rien n’ait vraiment bougé.

Finalement, j’ai l’impression que là où il y a le plus d’environnement, c’est dans les films pour enfants. Peut-être parce que le cinéma d’animation peut plus facilement anthropomorphiser les animaux ou les plantes. Une des grandes beautés du cinéma de Miyazaki tient à cette personnalisation de la nature, qui renvoie à d’autres cosmologies que la nôtre, telles que celles analysées par Philippe Descola, dans lesquelles la nature est pensée comme un ensemble d’acteurs. Et, d’ailleurs, cette nature n’y est pas forcément bonne et généreuse à l’égard des hommes qui l’habitent et l’outragent.

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D. : Mais justement, cette figure de la nature vengeresse, individualisée comme un personnage, commence à se répandre au-delà des frontières de l’animation. Et on se demande si ce n’est pas là l’after-effect de la diffusion des théories de Crutzen sur l’Anthropocène ou surtout de Lovelock sur Gaia, qui défend l’idée d’une nature comme « être vivant », donc aussi comme individu qui, parfois, peut se montrer légèrement courroucé par sa progéniture humaine. Ces notions ont été assez rapidement appropriées dans certains secteurs, est-ce que ce n’est pas aussi le cas au cinéma ?

J-B F. : En fait la pop science de Lovelock (et de Lynn Margulis qu’on a trop tendance à oublier) fut immédiatement reprise par la pop culture. Dès 1985 la BBC réalise un thriller écolo-politique, The Edge of Darkness dont la dernière scène montre l’éclosion de fleurs noires, prémices de la guerre que Gaïa mène contre l’humanité. Ses écrits ont donc eu un impact très rapide, surtout en Angleterre, d’autant plus que son idée d’une terre-organisme, nullement originale, charriait avec elle trois siècles d’écrits de théologie naturelle

Mais récemment, le grand film sur Gaia, c’est Avatar. Mon co-auteur Christophe Bonneuil fait remarquer combien ce film oppose deux grandes formes d’usage de la nature : l’exploitation minière typique du capitalisme fossile des XIXe et XXe siècles avec la firme terrienne débarquée sur Pandora, et la vision néolibérale en plein essor actuellement d’une valorisation généralisée des services écosystémiques que défendent les Na’vis. Le film tend évidemment vers la seconde option. En cela, il est assez révélateur du nouvel horizon du capitalisme, pour lequel la conservation de la nature devient en soi une source de profit. Avatar n’est pas un grand monument écologique, seulement une bonne promotion du capitalisme vert, qui, au lieu de valoriser les stocks, se concentre sur les flux, les réseaux et l’écosystème. Et que celui qui sauve les Na’vis soit un jeune et bel Américain blanc, même si handicapé, montre bien dans quelle perspective on se place : le salut écologique viendra d’une illumination-rédemption des tenants du système.

On voit aussi que les théories écologiques irriguant la production cinématographique appartiennent aux tendances soft du mouvement. Je n’ai pas connaissance de films ayant tenté de mettre en récit les théories d’Arne Næss sur la deep ecology, sauf chez Miyazaki ou, à la limite, dans La Forêt d’émeraude de Boorman. Mais, encore une fois, cela tient aussi au fait qu’il est difficile de figurer la nature comme acteur, sauf dans des scénarios de la grande catastrophe. Hélas, ou heureusement, l’Anthropocène ne consiste pas en cela, en un unique désastre ponctuel. C’est un dérèglement progressif, non le grand spectacle de la fin du monde ne laissant pour seul recours qu’un miracle technologique.

D. : Vous avez justement écrit un article raillant les discours sur les « leçons de la catastrophe », comme si elle était à même de catalyser la prise de conscience et d’infléchir les politiques. Il est vrai que notre époque abonde en discours fétichisant l’apocalypse qui, étymologiquement, est une « révélation » (vous soulignez d’ailleurs le fond millénariste animant une telle idée de la catastrophe rédemptrice). Et le cinéma s’engouffre avec joie dans cette voie où il trouve la manne d’un grand spectacle renouvelé. Mais quelle serait l’alternative esthétique à cette fascination pour le désastre terminal ?

J-B F. : Effectivement, le catastrophisme semble dominer la scène cinématographique. Mais je crois que, du point de vue écologique, le post-apo présente plus d’intérêt que le genre apocalyptique en soi, qui d’ailleurs est apparu plus tardivement. S’y déploie un imaginaire cher à certains décroissants, comme dans Mad Max : la pénurie de pétrole, c’est-à-dire aussi le déclin des pratiques au cœur de l’Anthropocène, c’est le retour en Barbarie, à la simplicité rustique.

Là encore, j’ai le sentiment que le cinéma est comme forcé de prendre cette voie apocalyptique, parce qu’il ne dispose tout simplement pas des ressources esthétiques propres à lui permettre de figurer une catastrophe slow-motion bien plus proche de la réalité de l’Anthropocène. En plus des leviers idéologiques liés aux investissements massifs, qui le font passer du côté du Capital, et du naturel besoin de spectacularisation, il y a l’impossibilité formelle, pour une fiction, de mettre en scène un désastre durable. On attend encore un réalisateur capable de faire un film anthropocènique plutôt qu’apocalyptique. Mais il y a déjà plein de petits bouts, notamment dans le documentaire. Le Cauchemar de Darwin, qui scénarise parfaitement le thème de l’échange écologique inégal, va dans cette direction, et dans ce sens on peut dire qu’il a une tonalité anthropocènique. Ce qu’il montre, c’est des gens échangeant des armes contre du poisson. Or depuis les années soixante-dix, l’une des artères principales de l’Anthropocène, ce sont les flux entre Etats-Unis et Moyen-Orient : exportation d’armes et importation de pétrole. Après le choc pétrolier, une des manières de solvabiliser les Etats-Unis fut de miser sur l’industrie de l’armement, dont on sait d’ailleurs combien elle pollue. Le film d’Hubert Sauper parle d’autres échanges, dans d’autres zones, mais, en tant que microcosme, il a aussi valeur de microscope, et rappelle que l’Anthropocène repose aussi sinon avant tout sur des inégalités économiques mondiales.

D. : Vous avez réédité les textes d’Eugène Huzar, notamment La Fin du monde par la science, et travaillé sur les répercussions littéraires de son œuvre, sur la manière dont ses visions et angoisses ont été traduites dans un nouveau genre de récit, qui serait une des origines du post-apo contemporain. Quelle histoire pourrait-on faire, en amont du cinéma, de la sensibilité écologique dans les arts littéraires et visuels ? Est-ce que la coupure épistémo-politique correspond d’emblée à une coupure esthétique ?

J-B F. : J’ai l’impression qu’il y a eu une transformation esthétique des ruines après 1855, date à laquelle est publié le livre de Huzar. Les ruines existaient comme motif depuis bien longtemps, mais jusqu’aux romantiques elles ne servaient qu’à figurer le passé, à rappeler le sujet contemplatif et mélancolique au souvenir du révolu. Huzar marque un point de rupture. Il est l’un des premiers à réfléchir sur l’avenir de la civilisation technologique et à prévoir, dès le milieu du XIXè siècle, d’inévitables catastrophes, qui, certes, ne sont pas celles auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui (par exemple, il se demande si à force de creuser les sols pour en extraire du charbon on ne va pas finir par déséquilibrer l’axe de la terre), mais témoignent déjà d’un certain esprit de « futur au carré ». Les ruines, du coup, changent de sens : elles deviennent signes d’un probable avenir plutôt que du passé. Juste après la publication de La Fin du monde par la science, qui à l’époque a eu un grand retentissement, on voit apparaître plein de petites nouvelles, qui ont été complètement oubliées : Jospeh Méry, Les Ruines de Paris, 1856 ; Alfred Bonnardot, Archéopolis, 1858 ; Hyppolite Mettais, L’an 5865 ou Paris dans quatre mille ans, 1865 ; Eugène Mouton, La fin du monde, 1872 ; ou encore Alfred Franklin, Les ruines de Paris en 4875, documents officiels et inédits, 1875. Elles mettent en scène la visite de civilisations barbares dans les ruines de grandes villes détruites par des catastrophes renvoyant à des causalités huzariennes. Dans Archéopolis, par exemple, l’auteur explique que la multiplication des fils télégraphiques et des chemins de fer détraque l’électricité du globe et donc le climat. Les notes préparatoires de Bouvard et Pécuchet ont révélé que Flaubert avait prévu de consacrer le dernier chapitre du livre à la fin des temps et à la crise de la science, en mettant Huzar en bonne place. Une célèbre gravure de Gustave Doré montre un néozélandais contemplant les ruines de l’ombre. Enfin, un bref récit de Jules Verne, « L’éternel Adam », dont on ne sait pas si c’est vraiment lui ou bien son fils qui l’a écrit, raconte l’histoire d’un savant du futur découvrant les vestiges de notre civilisation technologique. Le post-apo, dès sa naissance au milieu du XIXe siècle, a donc déjà une origine écologique, et ce sont bien ces œuvres qui représentent l’archéologie du spectacle hollywoodien. Ce à quoi peut servir l’histoire, en matière d’écologie, c’est rappeler l’ancienneté d’un souci, d’une préoccupation. Cela pour montrer qu’ils ne déclenchent pas automatiquement de stratégies de sauvetage.

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Entretien réalisé à Paris le 7 mars 2015.

Images : Soylent green (Richard Fleischer, 1973) / Iron Man 2 (Jon Favreau, 2010) et Gravity (Alfonso Cuarón, 2013) / Night moves (Kelly Reichardt, 2014) et Ponyo sur la falaise (Hayao Miyazaki, 2008) / "The New Zealander" (Gustave Doré, in London : A Pilgrimage, de Blanchard Jerrold, 1872).