P’tit Quinquin

Petite forme

par ,
le 30 septembre 2014

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L’annonce d’une série comique made in Dumont avait eu de quoi surprendre. Quoi, lui le cinéaste des copulations boueuses et des sordides meurtres campagnards, le promoteur des crises de foi et du ruralisme en déréliction, lui qui a fait sa pâte des drames de l’exclusion sociale tournée en inclusion mystique, lui dont la recherche cinématographique n’a visé qu’à démontrer l’équivalence de l’humus et du céleste, lui l’incarnation par excellence de la pesanteur, il prétendrait rejoindre les territoires dévolus à la légèreté rieuse ?

Oui ; mais on avait eu tort de voir dans cette annonce celle d’un virage ou d’un retournement. Une des premières scènes, qui montre Quinquin proposant à sa belle de lui « mett’ au cul » un rongeur attrapé par ses soins, suffit à confirmer qu’on se trouve toujours en terre dumontoise, où l’amour prend, comme tout affect, les formes de la cruauté. Et les éléments rapidement mis en place tout au long du premier épisode accréditeront cette idée qu’il n’y a pas adieu mais refonte, que le passage au comique revient à une reprise des drames antérieurs : l’histoire du P’tit Quinquin condense celles des deux premiers films du réalisateur, la Vie de Jésus et L’humanité. Le premier fournit le récit de l’errance de Quinquin et ses copains, troquant les motos contre des vélos, et continuant la genèse du racisme abruti : comme Freddy et ses potes s’attaquaient à un arabe par peur qu’il ne leur vole leurs femmes, Quiquin et consorts pourchassent d’une vindicte crétine un duo africain pour d’identiques raisons. Seul ajout à la trame initiale : quand le drame se finissait par un meurtre, la série, elle, achève cette ligne narrative par le devenir-terroriste, mais sous la forme la plus piteuse qui soit, du jeune noir dépité par le rejet des femmes et radicalisé par le racisme ambiant – manière peut-être un peu lourde de se référer au cas Merah et à ses épigones, qui, si elle a pour elle la bonté d’intention (« justifier » cette transformation en en pointant l’origine), ne peut que tomber dans la bêtise des démonstrations à la causalité étroite. Quant à L’humanité, il donne à la série sa seconde intrigue principale, l’enquête toujours déçue sur des meurtres à l’indépassable horreur. Mais si dans le drame il n’y avait qu’un seul crime, et restant encore dans un léger vérisme (viol et assassinat d’une gamine, fait divers récurrent), le défilé des mises à mort de la série vire à la démesure carnavalesque. La proposition anale faite par Quinquin à sa douce en début de film se développe en métaphore plus généralisée à mesure qu’on découvre des cadavres ayant été enfoncés dans des vaches par le cul. Horreur menée jusqu’au point où elle devient déconnade. C’est un peu la formule de la série par rapport aux films dont elle procède : pousser le bouchon un peu plus loin, aller si profondément dans l’atrocité qu’elle se transforme en bouffonnerie.

P’tit Quinquin ne consomme donc aucun adieu avec les coordonnées antérieures de l’œuvre. Il réalise plutôt une forme d’annexion d’un registre sur l’autre. Le rire supposé nous prendre devant le spectacle des dialogues faits de phrases sans sens ni suite ou celui des mornes rituels collectifs des plaines du nord tient moins à une révolution narrative qu’à une réaccentuation des signes qui constituaient déjà la matière des tragédies passées. Actions, images, figures sont identiques. N’en a été exacerbé qu’un grotesque déjà présent de longue date mais qui auparavant était signe de l’absence (du savoir, de la loi, de Dieu) quand il est désormais celui du non-sens. Autant dire que la différence entre cette série comique et les long-métrages de la perte est des plus minimes, comme s’il fallait réduire au possible l’écart pour marquer la proximité des deux modes. Ce qui signifie que le comique n’est jamais que le tragique poussé à bout : un absurde non rédimé par la fable, ou, selon la formule de Wilde, un désespoir poli. Et, de n’être que l’extension ou la conséquence de ce tragique primordial, le comique façon Dumont est forcément grinçant, traînant son vieil arrière-goût d’abjection et d’horreur. Le réalisateur a d’ailleurs tenu, quant à son produit, à l’appellation de « tragi-comique ». Mais cette étiquette, mise en vogue par Corneille pour désigner le Cid et quelques autres de ses pièces, est censée désigner un drame dont la gravité n’est pas pour autant sanctionnée par une mort finale. P’tit Quinquin est exactement le contraire, une semaille de morts effectuée dans la plus grande désinvolture et sans que le sang versé ne perturbe en rien l’existence des vivants. Du comico-tragique : une dévastation tout à la fois généralisée et désamorcée, une hécatombe blagueuse. Chose peut-être plus intéressante que les agaceries de Rodrigue et Chimène. Le tragi-comique est timide, le comico-tragique outrancier.

De là son rapport délicat au rire. P’tit Quinquin est la preuve en acte que le comique n’est pas nécessairement drôle. Les défoulements nerveux qu’il nous arrache ont peu à voir avec les francs esclaffements propres à la comédie. L’humour prend ici la pente inverse de celui qu’on trouve dans les screwballs et sitcoms. Celui-ci n’est que vélocité et légèreté, fonctionne au glissement permanent, à l’accumulation de gags. Dumont entend déclencher le rire en faisant durer autant que faire se peut toute scène basée sur l’ineptie des dialogues et l’inconséquence du discours, en jouant de la gêne emmagasinée par une insupportable longueur ne débouchant sur aucune résolution, comme s’il fallait que toute action, pour tourner au comique, flirte avec le rien, soit toujours prête à basculer dans le néant. Si l’enquête n’avance pas, se trouve toujours déçue même à la fin des quatre épisodes, c’est bien parce qu’elle donne sa formule au traitement général des scènes : patiner, faire du surplace, ne rien dire que de si convenu que cela ne sert en rien au développement possible du récit, bref, décevoir toute attente, telle est la base de la dramaturgie dumontienne. D’où son axiome : est comique non l’accumulation du plein (blagues, gags), mais l’accroissement du vide ; le rire, automatiquement, ne vient que d’une gêne poussée à bout ou d’un relâchement de la tension créée par cet excès négatif. Le personnage du commandant cristallise ce phénomène, lui que la surenchère de crétinisme force à prolonger des dialogues résolument nuls par des commentaires abscons et des silences pesants. Comique sans légèreté. Le tout ressemble plutôt à une tentative d’adapter En attendant Godot pour en faire un vaudeville de boulevard. Les choses sont drôles par défaut, parce qu’elles ne suscitent pas les larmes.

L’écart entre P’tit Quinquin et, mettons, Arrested Development ou The Big Bang Theory (seule The Office, qui travaille sur un même effet de gêne, pourrait prétendre à la parenté), tient à la différence entre la bêtise et l’idiotie. La première – les couillonnades, les erreurs et lapsus, les charmes du ridicule et les réparties drolatiques au tac-au-tac – est celle qu’on trouve dans les séries se jouant sciemment de leurs personnages. Ce que Dumont ne fait pas : jamais la position aménagée pour le spectateur n’est celle de la distance jouisseuse ou du surplomb connivent ; il y va plutôt d’une étrange empathie, involontaire et gluante. Car l’idiotie ne peut véritablement provoquer le rire. La bêtise est le spectacle d’un sens dévié ou rabaissé, soustrait à la rationalité causale. Il est inflation sémantique, tandis que l’idiotie est déflation, plongée dans l’ab-sens. Et si tout le cinéma de Dumont a élu l’idiot comme figure principale, P’tit Quinquin est sa première tentative pour en varier les échantillons, explorer toute la gamme des possibles idiotiques. Il y a l’idiot façon demeuré que représentent le commandant et son lieutenant, si insuffisants que leurs déductions ne débouchent que sur l’absurde. Il y a les idiots crétins que sont les gamins, stupides et méchants, spectateurs viciés d’un monde peuplé par le mal. Il y a les paysans privés de langage et les notables au langage abruti par les convenances, l’idiotie comme redondance et inconséquence. L’idiotie des spectacles ruraux aussi, majorettes insipides et fanfares sans gloire. Mais surtout, il y a l’allégorie de cette idiotie en la personne de l’oncle de Quinquin, fraîchement sorti de sa maison d’aliénés et qui erre gesticulant et beuglant, absent au monde, ange et démon tout à la fois, figure suprême de l’insignifiance signifiante. De lui, on ne rit jamais, alors qu’il est la parabole du film, le réceptacle de son discours moral. Celui-ci est, comme d’habitude, pseudo-théologique, installé dans les coordonnées morales léguées par le christianisme : mal absolu, péché, innocence, etc. – les titres des épisodes insistent assez sur la composante diabolique pour décerner à la série le titre de drame métaphysique. Mais, comme l’enquête, la question qu’il pose – celle d’un mal gangrénant l’ici-bas – se résout par une aporie, sinon une annulation du problème. Car l’idiot est une figure où s’équivalent les contraires : innocence absolue et mauvaiseté fondamentale, sens et non-sens, et surtout grâce et disgrâce, puisque la chute au dernier rang des êtres revient à une élection divine, comme la perte du monde signifie une totale présence à la terre. Le mal est absous, ou plutôt dissous, évacué. Irrésolution ou indécidabilité qui faisait déjà les fins troubles de la Vie de Jésus et L’humanité.

L’ambivalence savamment entretenue par Dumont depuis ses débuts tient à cela, au flottement de l’idiot entre le moral et le social. D’un côté, l’idiotie est pointée, et avec une lourdeur démonstrative qui n’a guère d’équivalent, comme produit d’un terrible déterminisme social (géographique aussi, ou plutôt géologique, tant elle est inséparable, dans cette équation, de la terre épaisse et dure qui lui répond sans cesse). Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont Dumont sélectionne ses acteurs. Il les veut marqués au maximum, mais d’une façon telle qu’on ne puisse jamais voir dans leurs stigmates de simples blessures infligées par la société. Et de ce point de vue, P’tit Quinquin met en lumière les choix antécédents, car c’est du même type d’acteurs qu’il s’agit ici : Dumont désire des corps profondément grotesques, même pour ses tragédies ; il les veut ravinés ou abrutis, diminués par l’absence de possible qui les entoure, mais en faisant en sorte que cette flétrissure sociale puisse en même temps passer pour son inverse, c’est-à-dire sceau d’une volonté divine, extra-sociale (sort qui n’est souvent réservé qu’aux hommes : dans P’tit Quinquin, de la même manière que seuls le noir et l’arabe ne tombent pas, côté mâle, sous la loi de l’idiotie, les femmes sont pour l’essentiel accortes et pleines de grâce – la soeur chanteuse répond à la chair duveteuse de Hadewijch). Les yeux de Freddy dans la Vie de Jésus résument toute cette dialectique. La disgrâce sociale produit la grâce supra-terrestre. L’idiotie est à la croisée des deux mondes, intersection morale entre l’humain et le non-humain, le désastre de l’insignifiance et la promesse d’un au-delà intérieur. La bouille surdimensionnée de Quinquin, les tics du commandant, les dents de rongeur de son lieutenant, le hochement de tête de monsieur Lebleu ou les yeux clairs et révulsés de l’oncle sont autant de ces signes servant de trait de (dés)union entre les deux postulations, entre l’infamie et l’élection.

Or cette antinomie maintenue entre deux espaces de références, le social et sa négation, commande une égale scission au sein du régime esthétique. Dumont aime à rappeler, dans ses entretiens, sa ligne anti-naturaliste. Et pourtant, la référence sur laquelle s’ouvre la série, lors de la découverte de la première vache truffée d’humain en rondelles, n’est autre que Zola – référence amenée d’une manière si indue qu’elle ne peut valoir que comme pancarte indicatrice. Nulle contradiction en vérité, car il y a un abîme entre le naturalisme tel que l’a inventé et promu le romancier et celui qui sert désormais à épingler une bonne partie du cinéma français. Zola n’entendait pas par cet -isme un scrupuleux respect des réalités sociales dans toute leur triste médiocrité ; naturalisme ne renvoie pas au naturel social, mais aux puissants déterminismes de la nature dont Darwin et Claude Bernard présentaient alors l’image, à un tellurisme épique, à une grande lutte déchaînant les puissances de la vie. Le social, chez Zola, n’est que dans le sang, dans les malédictions familiales qui poussent plus à la démesure qu’à un lyrisme du moyen. Les personnages zoliens sont des monstres, des géants, des créatures démesurées méprisant le vérisme des représentations bourgeoises (c’est tout l’enjeu de L’œuvre). Idem pour Dumont. En appeler à Zola en début de série, c’est faire d’une pierre deux coups : rappeler aux tenants du naturalisme comme à ses critiques trop hâtifs qu’ils se trompent sur le produit, et prétendre restaurer la bonne filiation, reprendre le flambeau d’une représentation du social allant à rebours de sa vérité factuelle. Sur un fond véridique, un décor – ici, les paysages du nord dont la morne beauté revient avec insistance – il s’agit de prélever des figures qui jurent avec cet arrière-plan, de déformer les dimensions. Sauf que Zola le faisait en suivant le principe du bigger than life, quand Dumont s’enfonce dans le lesser than life. Mais dans les deux cas, naturalisme signifie contre-nature. Le penchant zolien étant chez Dumont agrémenté d’une sorte de tendance Bernanos, soit d’un mariage entre l’abjection et le divin, la séparation entre les deux désirs esthétiques – celui d’une déconstruction du social, celui d’une soustraction de la vie à la statistique sociale – correspond à un divorce entre le détaillage précis des pratiques rurales et un jeu d’acteur si outrancier qu’il déconnecte tout circuit entre cette présentation du décor et ce qui s’agite en lui. De cette fracture, Dumont a trouvé la forme dans la composition de ses plans, toujours traversés par une ligne d’horizon coupant radicalement le lien entre la terre et le ciel.

Comédie, P’tit Quinquin l’est donc bien peu. Elle est tout au plus une tentative de dédramatisation des récits antérieurs, pour accroître encore plus le mouvement de suspension qui présidait à leurs développements. La soi-disant drôlerie n’est qu’un moyen d’affirmer avec un peu plus de force l’absurde et les apories de toute problématique morale. Comique par défaut sur fond d’un tragique rehaussé d’un degré, car si les films se terminaient par des ersatz de révélation, la série, puisque c’est la loi même de cette forme, ne peut avoir pour fin qu’une déception doublée d’une promesse de relance. Relance dont Dumont, à ses dires, n’exclut pas la possibilité.

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P'tit Quinquin, une série de Bruno Dumont, avec Alane Delhaye (p'tit Quinquin), Lucy Caron (Eve Terrier), Bernard Pruvost (commandant Van der Weyden), Philippe Jorre (lieutenant Rudy Carpentier).

Titre des épisodes, dans l'ordre : L'Bet'Humaine ; Au coeur du mal ; L'Diable in perchonne ; ... Allah Akbar !

Scénario : Bruno Dumont / Photographie : Guillaume Deffontaines / Montage : Bruno Dumont et Basile Belkhiri

Durée : quatre épisodes de cinquante minutes environ.

Diffusion sur Arte : 18 et 25 septembre 2014.