Scarlett au miroir d’Internet

De la circulation de quelques images

par ,
le 7 décembre 2014

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D’Under the skin, la première image à avoir circulé est celle d’une chute. La photographie, prise durant le tournage à Glasgow, offrait une vue d’ensemble, au contraire du film, qui userait, on s’en rendrait compte à sa sortie, de cadrages plus serrés. Dans une rue presque déserte, Scarlett Johannson, vêtue d’un jeans et d’une veste en fausse fourrure bon marché, s’effondre. Un bras est tendu vers l’avant, l’autre, relevé, la main raide, ne cherche pas même un point où se retenir. La bouche est close, le visage rejeté en arrière. À revoir cette image aujourd’hui, il apparaît que la maîtrise d’un vieux truc d’acteur coïncide avec l’absence d’affects et de réflexes du personnage de Laura, bodysnatcheuse dont l’occupation consiste à séduire des hommes afin de récupérer leur peau. Personne néanmoins ne connaissait, au moment de la publication des photographies à l’automne 2013, l’histoire du film de Jonathan Glazer. Les circonstances mêmes de l’action étaient incertaines et pour qui se contentait de voir passer l’image, il était impossible de savoir si son contexte était celui d’un tournage ou de la vie quotidienne. L’absence de raisons apparentes à la chute la rendant plus comique encore, Internet ne tarda pas à la constituer en mème, soit en l’occurrence l’infinie duplication d’une scène et sa transposition dans un autre contexte – exemple-type d’un effet Koulechov à l’heure du numérique et de Photoshop, lorsqu’il ne s’agit plus de montage mais d’incrustation. Les mains de l’actrice se mettaient alors à taper sur des bongos pour quelques billets, ou à tenir les rennes d’un dauphin volant. La logique de ce jeu de variation est toujours similaire : combler une absence, un déficit d’information, en proposant l’interprétation (la plus farfelue possible) d’une posture, d’une expression, d’une situation. De telles fictions ont pour effet de réorienter le regard (ici, vers la figure étrange que dessine dans son suspens le corps de Johannson) en construisant un édifice imaginaire qui vient soutenir un fragment d’image désormais dénué de son environnement réel. Les variations les plus réussies sont celles qui procèdent d’une translation directe (puisqu’elle plonge comme pour rattraper une balle de baseball, la rue devient terrain de jeu), viennent répondre dans le contexte même à une absence de cause (les bongos expliquent qu’elle soit à terre, au milieu du trottoir), ou modifient radicalement le contexte en révélant cependant un élément latent (une star ne pouvant déchoir, elle devient, couronne comprise, la reine des dauphins). Ce mème, à l’instar des effets ajoutés après tournage sur fond vert, soumet et soutient le corps par l’image, lui faisant épouser une infinité de scénarios. Ces micro-scénarios suppriment le hors-champ, replient l’image sur elle-même en donnant par l’imposition d’un nouveau contexte tout ce qu’il y a voir. Mais en résolvant provisoirement la question de la chute (donc de sa cause), il relance aussi l’imagination : l’image, ouverte de l’intérieur, devient comme un feuilleté dont il est toujours possible de faire varier une des couches. D’une certaine manière, cette multiplication des scénarios soumet le fragment-source à une analyse visuelle.

A la sortie du film, ces déclinaisons comiques se sont retrouvées, sur Google images, à égalité dans l’ordre des réponses à la requête « under the skin » avec deux séries de captures d’écran de Johansson nue – les unes extraites des séquences de « chambre noire », les autres de la séquence au miroir[11] [11] Comme l’avait très justement noté Camille Brunel dans sa critique du film, Under the skin peut se concevoir comme l’écrin qu’un cinéaste offre à une actrice pour se recomposer une image de soi après le vol et la diffusion sur Internet d’autoportraits photographiques dénudés à vocation privée. Depuis, d’autres actrices (parmi lesquelles Jennifer Lawrence) ont vu leur corps exposé malgré elles. Cette question de la nudité mériterait en tant que telle un texte. . Curieux rapprochement, mais au fond logique : Internet n’est pas un réseau anonyme se nourrissant d’un insatiable voyeurisme, ou pas uniquement. Le choix de ces images de chute et de marche le fait aussi apparaître comme un moyen par lequel se poursuit, avec d’autres outils, l’étude du corps et de ses mouvements à travers les genres du burlesque et du nu. Appelons cela l’intelligence d’une machine collective : au croisement de la pulsion scopique, des moyens techniques de capturer et d’échanger l’image, et des algorithmes mis au point par une multinationale, émerge une possibilité de retourner un film sur lui-même. Ou, pour le dire autrement, de le mettre face à un écran-miroir qui, pour déformant, n’en est pas moins potentiellement révélateur.

Par l’informatique qui prélève et fige ses images, le cinéma retournerait ici d’une certaine manière à l’une de ses origines, les travaux d’Etienne-Jules Marey ou d’Eadward Muybridge sur la locomotion humaine et animale. Cette proposition peut apparaître comme un contre-sens, ou une inversion de perspective : les planches de Muybridge étaient d’abord affaire scientifique, puis ensuite, éventuellement, objet de plaisir esthétique. La sélection des images de Johannson dénudée viserait quant à elle d’abord à la gratification érotique, n’offrant que très incidemment une manière d’étude. Ce serait pourtant négliger que les recherches de Muybridge étaient elles aussi entachées d’art et de social. L’apparente objectivité des fonds devant lesquels se déplacent des hommes et des femmes dans le plus simple appareil, ne doit pas faire oublier toute une pratique de la mise en scène, s’appuyant sur des objets, des voiles, des postures qui renvoient directement à un imaginaire pictural[22] [22] Je renvoie à Muybridge le magnifique, article extrêmement intéressant et précis de Marta Braun. . Pas plus pour Muybridge que pour Internet (dénomination par trop vague et essentialiste, on en convient), l’attrait ou le désir ne sont disqualifiants, puisqu’ils sont à la base même de l’activité d’observer, de mesurer, d’analyser les mouvements. Que, par ailleurs, Muybridge soit le nom d’une personne, et Internet celui d’un réseau de communication, ne doit pas masquer que Muybridge était aussi l’un des noms de la frénésie de voir qui a saisi le XIXème. S’il existe donc une multitude de sites se contentant de répertorier et d’archiver toutes les apparitions dénudées d’actrices, d’acteurs, et plus généralement de « célébrités », il nous semble nécessaire d’envisager la possibilité, cela à travers l’exemple du traitement visuel d’Under the skin, qu’il existe depuis Internet une circulation des images entre l’informatique et le cinéma qui soit créatrice. L’hypothèse est simple, et n’est même pas neuve : elle consiste à affirmer que le processus global de numérisation, par où l’image cinématographique se retrouve mise en rapport avec des images provenant d’autres médias / médiums, ceux-ci ayant d’autres finalités et construisant un autre spectateur, n’est pas qu’une dégradation et un éparpillement. Ce faisant, nous n’évoquons pas les vidéos ou les articles qui se proposent de faire volontairement l’étude du cinéma. Il s’agit plutôt de considérer ce qui se produit lorsque, passé par Internet et l’informatique en général, filtré et décanté par ces moyens, des images d’un film nous reviennent sous un nouveau jour.

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Du cinéma à Internet, et d’Internet au cinéma, les allers-retours sont incessants – cela ne saurait pour autant se confondre avec la fabrique d’un pur et simple continuum, d’une boucle de diffusion d’images identiques. Il y a bien transformation – de l’image, du regard que l’on porte sur elle, de l’expérience que l’on en fait. Sur les “captures”, l’effacement de la figure, par l’ombre ou la lumière, comme le grouillement du grain numérique, dans la distance insurmontable au sujet filmé et la fragilité même de l’image qu’il donne à éprouver, exacerbe le désir, et rend l’émoi érotique à sa mélancolie première. Surtout, ces images déplacent le lieu de l’attention que la scène cinématographique avait construit : du sol liquide et miroitant au fond noir, de l’effet de fascination appuyé par la musique à la solitude radicale de la star, de la star comme produit de l’industrie culturelle à un modèle de la femme, du déshabillement au nu, de l’engloutissement enfin des hommes à la marche régulière d’un corps sexué. Des virtualités du film apparaissent ainsi dans la suspension de cette marche comme, auparavant, elles apparaissaient dans la “poursuite”, à travers la création d’un fond qui lui donnait sens, de la chute. Il faudrait dès lors reconsidérer le film à cette aune : le passage de la nudité sur fond noir au nu au miroir, du regard réifiant des hommes à la possibilité d’un nouveau rapport à soi, du strip-tease au genre pictural, du corps-objet au corps réinvesti par le sujet, tout cela se fait de manière impure, à partir de la charnière que constitue la reprise d’un imaginaire scientifique issu du XIXème siècle – imaginaire où s’entrelacent de complexe façon les questions de l’art et de la science, du désir et de la neutralité, de l’objectif et du subjectif.

Le cinéma, dans sa fabrication comme dans sa réception, n’est pas – l’a-t-il jamais été ? – seul. Que les conditions de son expérience restent singulières (la salle, le noir, le défilement) n’empêche pas la migration de ses images. Accompagnons-les donc jusque dans les friches de l’art, voyons où elles nous mènent et comment elles peuvent revenir au lieu qui les a vu naître.

Images : Captures d'écran d'Under the skin / Eadward Muybridge, Animal Locomotion, pl. 202, issue de la série « Dropping and lifting handkerchief », 1887.