Les Trois sœurs du Yunnan

Le crève-yeux

par ,
le 15 avril 2014

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Si Wang Bing est un grand cinéaste, c’est parce qu’il se moque bien du cinéma. Nul culte de son art chez lui, quand tant de ses contemporains, hantés par un siècle d’images mouvantes, tourmentés par un trop grand savoir de ce que c’est que de filmer, se trouvent terrassés par leur conscience en forme de culture. Rien de cette tumeur historique chez Wang Bing, qui semble avoir liquidé tous les problèmes « purement » cinématographiques. Non qu’il soit l’appellation d’une innocence retrouvée, l’étiquette d’un nouveau degré zéro du filmage ou le signe d’un retour à l’art brut : mais voilà, face à tant d’images contemporaines tournées vers elles-mêmes, trop coquettes ou critiques, les siennes possèdent cet attribut unique en leur temps de ne se vouloir que réceptacle, simple surface d’inscription, et non le lieu où se déroule l’énième conflit du visuel contre lui-même.

Joliesse et réflexivité en sont bannies. Le beau, chez Wang, n’est jamais que le juste, c’est-à-dire le moral. Lui si taciturne, si avare de discours, si en-deçà de toute « théorie », le répète à l’envi lors de ses entretiens[11] [11] Voir Longue (dé)marche, notre entretien avec le cinéaste. et conférences : une seule chose compte, le respect de l’autre, l’écoute délicate de sa parole, l’entente visuelle de sa présence. Le reste est fioritures. Le cinéma, art éthique : c’est-à-dire aussi le seul art à dessiner un au-delà de l’art, à se décliner en puissance d’accueil.

À chaque film ses hôtes : il y avait eu les travailleurs désœuvrés d’À l’ouest des rails, ferrailleurs de misère, fils délaissés d’une Chine qui se déprolétarise ; il y eut ensuite une vieille femme, He Fengming, dont l’histoire est celle de son pays, de ses désirs de révolution et de ses poussées de répression, femme qui, se racontant, ressaisissait sa vie – et puis, à l’inverse, le mutisme farouche de L’Homme sans nom, le dernier des hommes, ermite en haillons habitant un désert historique ; il y eut aussi les travailleurs du charbon (L’argent du charbon) et ceux du pétrole (Crude Oil), et puis la seule et unique fiction, qui l’était si peu, Le fossé, documentaire historique sur des destins pour lesquels il n’y avait pas d’images : ceux des hommes internés dans des camps à la suite des Cent fleurs. Maintenant viennent à l’écran d’autres êtres : trois gamines du Yunnan, leur ascendance paternelle, leurs voisins et amis, leurs cochons, et l’absence de leur mère. Le titre s’en tient encore à la sobriété d’une simple désignation : Trois sœurs (en chinois – le titre français rajoute la localisation).

Il faudrait appeler cela un cinéma du recul.

Géographique d’abord, puisque les zones qu’il arpente appartiennent à ces parts de plus en plus décrochées de la nouvelle dynamique chinoise. La campagne de Trois sœurs poursuit le parcours dans les marges inauguré par la visite faite à l’industrie délaissée et à l’histoire occultée – sachant que le Yunnan où se déroule ce drame d’un quotidien mis sous le signe de la répétition est une des régions les plus orbitales de la Chine, une sorte de province étrangère intérieure qui, abritant nombre de minorités, est pour nombre de Chinois le lieu d’un exotisme à peu de frais. Marges, à vrai dire, est un faible mot : décharge conviendrait mieux, puisqu’en ces aires de déréliction se voient cantonnés tous les restes ou les surplus de populations ne rentrant pas dans le nouveau récit que la Chine se fait d’elle-même. À ce cinéma pauvre de faire advenir au visible ces sans-images, d’aménager un espace d’apparition pour les rebuts du spectacle – formule d’une bonne part du documentaire d’aujourd’hui, dénominateur commun à Wang Bing, Zhao Liang et leurs pairs.

Mais le recul est aussi la position où se nouent le visuel, le spatial et l’éthique. Wang filme dans les pas des gens, plutôt que dans leur dos (cela quand ils sont en mouvement ; au point fixe, il se maintient à distance, filmant souvent avec une légère contre-plongée, dans une identique position de réserve, dans le souci avoué de ne pas déranger). Il calibre tous ses mouvements sur ceux de ces corps qui paraissent le remorquer. Et, ce faisant, marquant ainsi le refus de devancer l’autre, d’aller au-delà de ce qu’il donne à voir, tenant respectueusement sa distance, il figure une certaine idée du documentaire voulant que le seul savoir de l’autre qu’il puisse offrir ne soit jamais que la monstration de son cheminement, l’enregistrement des forces qui meuvent son corps.

Car ces gens qu’il suit sont êtres de labeur, tous laminés, ravinés, ployés, n’avouant pour tout drame – le discours et donc le privé comme l’intime sont absents – que celui d’un effort répété, d’une pesanteur monotone. Ils s’écrasent, tout simplement (d’où le mutisme). Le travail n’est plus un acte volontaire, une joyeuseté ouvriériste qu’irait chanter un poète du peuple, mais un pur poids, une peine : preuve que la mythologie communiste s’est effondrée, elle qui glorifiait les hommes d’airain acharnés à la construction du nouveau : le travailleur, désormais, se débat plus qu’il ne se bat. Et c’est le monde qui transforme son corps plutôt que lui ne lui impose sa marque démiurgique. L’immense et discrète tristesse de ce film tient à ce portrait de trois enfants dont le corps est délabré d’avance, pour qui il n’y aura jamais croissance mais progressif effondrement. Enfants sans enfance.

Et pourtant, ce cinéma n’est pas celui du désastre. La misère appert partout, mais l’image pointe la survie, la résistance, la possibilité affirmée envers et contre tout d’une vie qui, si elle flotte juste au-dessus du rien, n’y tombe jamais, se maintient comme un plus, comme ce qui, justement, vaut la peine. Comme s’il fallait se tourner vers ceux qui n’ont rien sinon eux-mêmes pour trouver la formule d’une existence pleine et entière, et dégager l’image d’une richesse séparée de toute forme de possession. L’élongation temporelle, du plan comme du film, s’inscrit dans ce battement, à la fois douleur de la durée laborieuse et complétude d’une vie inspectée dans tous ses aspects, étirée à souhait parce que chacun des gestes qui l’emplit est signe d’un vécu dressé face au néant : le temps comme profusion.

Alors se comprend le sens de cette pratique que d’aucuns jugeraient trop appauvrie : style minimal, ou style astylistique, lourdeur, cadrage basique, mocheté plastique de l’image, rusticité générale du dispositif : soit un refus de tout ajout, pour mieux coller à la manière de l’autre qui lui-même vit de bien peu. « Adéquation » devient l’autre nom de « documentaire ».

Il y a, dans Trois sœurs, un plan qui résume cette double logique du suivi et de la sur-vie, plan dont la beauté brûle les yeux : les gamines sont parties glaner dans des cultures en terrasses, silhouettant leurs petits corps malingres sur un fond d’immensités montagneuses ; le matériel d’enregistrement est si rudimentaire qu’il ne discrimine rien de la stridence du vent ; un soleil froid inonde le tout d’une lumière sans caresses ; les corps fluets pivotent, zig-zaguent, se baissent pour ne se relever que pliés, tandis que l’homme-caméra suit docilement ces girations, discret et attentif. Genre de plans qu’on peine à décrire et sur lesquels il n’y a rien à dire : rarement on aura vu un cinéma si dénudé qu’il semble résister à tout discours. Dans cette suspension se joue l’absolu de l’éthique. Piété visuelle.

S’il y a renouveau de la formule wangienne ici c’est, en dehors de l’échappée campagnarde (anti-bucolique : la campagne n’est pas nature, mais désert), dans la taille du « sujet » : gosses hautes comme trois pommes, qui posent à cette pratique un nouveau problème : comment filmer le petit sans le filmer de haut ? Chose qui n’a rien d’évidente pour un cinéaste qui use de la caméra comme d’une prothèse, comme une extension naturelle de son corps, et pour qui, donc, le point de vue visuel et le point de vue corporel se confondent entièrement. Pas d’autres solutions que de s’abaisser. Voir la première scène, filmée avant que le père ne rentre au bercail, quand Wang Bing venait de retourner dans cette maisonnée habitée par trois pénates mineures et délaissées : la caméra est presque au sol et parvient à donner de la grandeur à ces corps minuscules, recueillant les gémissements de l’une, la douleur rentrée de l’autre, la fumée et la crasse partout, la destruction toujours déjà là. Grandeur de Wang Bing que de calquer son œil sur l’autre, d’effacer tout ce qui pourrait être regard d’auteur, revendication d’une position propre – la subjectivité, c’est autrui et non le soi. L’idiosyncrasie de la vision est évacuée au même titre que les boursouflures de l’Art.

Difficile de parler de ces films. À une passion de l’enregistrement ne peut répondre qu’une pratique du constat ; ça dure, c’est dur, ça perdure ; ça se passe là-bas, bien loin de notre savoir. La critique s’est toujours logée dans l’analyse de l’artifice, du supplément que prétend être toute création. Mais ces films ne sont que des artefacts. On peine alors à les phraser. Comme il y a des larmes qui ne se transforment pas en encre, il y a des films qui ne peuvent passer dans le discours. Il ne s’agit pas d’un défi lancé à la parole, mais de son pur et simple désaveu.

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Les Trois sœurs du Yunnan, un film de Wang Bing, avec Sun Yingying, Sun Zhenzhen, Sun Fenfen, Sun Shunbao, Sun Xianliang, Zhu Fulian, Liu Kaimen.

Image : Wang Bing, Huang Wenhai, Li Peifeng / Montage : Wang Bing, Adam Kerby / Son : Kang Fu

Durée : 148 mn

Sortie : 16 Avril 2014