Chew, but don’t swallow

Exercice de décroyance

par ,
le 23 février 2014

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Réalisé en 1976 par John Smith, cinéaste expérimental britannique, The Girl Chewing-gum est une initiation au doute qui aurait une bonne place à trouver dans les écoles de cinéma ou, mieux encore, de spectateurs. Nous sommes habitués à “voir un film” ou des images, mais les cas où l’exercice de la vue est détaché d’un exercice de l’écoute sont peut-être assez rares, et l’on peut raisonnablement penser qu’une vessie aura d’autant plus l’air d’une lanterne si l’on nous dit “c’est une lanterne”. Apprendre à voir, c’est aussi interroger les rapports possibles d’une voix et d’une image. “D’où provient la voix ?”, “Quel rapport entre ce qu’elle me dit et ce que je vois ?”. Questions qui naissent littéralement à l’intérieur du film de John Smith, et desquelles émerge un spectateur qui, quoique toujours croyant (par définition), est aussi plus critique.

The Girl Chewing Gum est d’abord le rapport d’une composante visuelle et d’une composante sonore. L’image d’une rue anglaise, sans aucun élément, qui, sautant aux yeux, aurait pu justifier que l’on place une caméra à cet endroit plutôt qu’à un autre. Et une voix qui, depuis le hors-champ, fait part de ses volontés («je veux que la petite fille traverse la rue»…). Elle a tout de la voix d’un metteur en scène et, dès lors, cette présence sonore modifie le statut de ce qui nous est donné à voir : ce qui nous apparaîtrait autrement comme une vue documentaire nous apparaît comme le produit d’une intentionnalité. L’absence d’organisation, l’aléatoire du réel, deviennent organisation fictionnelle.

Cette modulation de la croyance du spectateur résulte d’un procédé très simple, de l’antériorité de la voix sur l’image. Lorsque la voix demande que des pigeons passent, des pigeons traversent effectivement l’image, et nous pouvons ainsi vérifier la soumission de ce que nous voyons à ce que nous entendons. Tout est à l’unisson, des figurants aux pigeons. Un mot pour le membre de l’équipe qui était chargé d’ouvrir la cage des pigeons et de les propulser dans le champ. Voilà une mécanique bien huilée. Ce qui survient à l’image est exactement ce que la voix souhaite ; c’est dire que ce réalisateur-là est en position de maîtrise, le monde obéit à ses désirs.

Mais c’est au niveau de cette exacte concordance de ce que la voix demande et de ce que l’image exécute, que se trouve l’accroc. Si la voix vient avant l’image, elle n’apporte rien en plus ; si la mise en scène semble si bien mimer celle d’une rue ordinaire, le naturel des gestes, le rythme des passants et de la circulation, c’est que la voix ne demande rien qui ne pourrait se produire en temps normal. Un usage en somme bien modeste de son pouvoir, comme lorsqu’il s’agit de demander que la grande aiguille d’une horloge fasse un tour par heure.

Ce moment-indice nous amène à comprendre que le rapport voix/image est inverse à ce que nous croyions : l’image n’est pas soumise à la voix, mais la voix est adaptée à l’image. Le monde n’obéit pas au désir, c’est le désir qui s’accorde au monde. Pour encore le dire autrement : la fiction n’était pas dans ce qu’on voyait, mais dans le rapport de la voix à l’image. L’antériorité de la voix dans le film était en fait une postérité dans la fabrication du film ; la voix ne dirige pas, elle décrit.

Mais la voix dans The Girl Chewing Gum aura fait plus que se mettre en position de maîtrise du visible, elle se sera aussi, autonome, octroyée la maîtrise de l’invisible. La voix parfois excède l’image. Elle ne décrit plus rien mais évoque, par exemple, la nationalité ou la profession d’un passant. On se trouve alors devant une double fiction, dans le rapport de la voix à l’image et dans l’image elle-même, la première soutenant la seconde.

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Ces moments où la voix s’autonomise sont peut-être les plus intéressants, puisqu’alors nous la croyons sur parole. Nous sommes totalement livrés à elle et c’est justement cette dépendance dont nous prenons conscience par la voix elle-même lorsqu’elle nous gratifie de bobards tellement absurdes qu’ils remettent en question leur origine. La voix qui pourrait nous faire avaler n’importe quoi, tant que cela reste du domaine du vraisemblable (le quartier est peuplé d’immigrés jamaïcains et grecs ? Très bien), semble tout à coup douteuse lorsqu’elle suggère qu’un homme a dans sa poche un hélicoptère. Dans ce cas, le degré d’absurdité est tel que la croyance est impossible, mais pourtant, entre l’affirmation qu’un homme a un hélicoptère dans la poche, et les informations sur la population immigrée, rien ne diffère fondamentalement, au sens où elles surviennent dans le récit de la même manière. Si bien que ne pas croire à l’hélicoptère, c’est douter des informations sur le quartier. Confronté à une voix qui ment et s’autonomise par rapport à l’image et au visible, le spectateur ne serait plus qu’en état de croire ce qu’il voit.

La dramaturgie de The Girl Chewing Gum pourrait être considérée comme celle de l’auto-destitution d’une voix. Car si nous ne la croyons plus, c’est toujours grâce à elle, qui aura également mis à bas l’illusion d’une présence corporelle hors-champ, sur laquelle reposait en partie l’illusion première d’une voix directrice du champ. « Un menteur ne dit jamais qu’il ment », disait à tort un personnage de Rashomon. La voix qui nous a leurrés n’est elle-même pas aussi puissante que nous l’avions supposé, et le grand maître de l’illusion est lui-même une humble victime, qui, en regardant sur un panneau retourné des mots anglais, les avait pris pour du grec.

Il ne faudrait pas pour autant l’imaginer tout à fait repenti et honnête. Peut-être nous trompe-t-il alors même qu’il nous détrompe, en nous disant par exemple qu’il se trouve non pas dans la rue mais à la campagne, dans un champ. La certitude du hors-champ empêche la certitude du champ. Et tout ce que la voix nous a appris, c’est à ne pas la croire sur parole.

Pourtant, le film ne nous conduit pas à une sorte de table rase où il ne resterait plus que le visible, l’image, où l’on n’avancerait rien qui ne pourrait être prouvé, vérifié. La voix douteuse persiste, disant d’un passant qu’il est un cambrioleur, serrant d’une main moite une arme cachée dans sa poche. Nouvel hameçon fictionnel, auquel il n’est pas exclu que nous mordons, sans pour autant retrouver la même position de soumission qu’au début. Arrivé à ce point du film, nous ne croyons pas seulement quelque chose parce que la voix le dit, mais aussi même si la voix le dit. Bref, nous ne croyons plus seulement, nous doutons.

« Je sais bien que la voix n’est pas fiable, mais quand même, ce qu’elle dit est peut-être vrai ». Ici la croyance ne transite plus par la fiction de la maîtrise, mais elle prend sa source à même le désir de croire qui se loge en chaque spectateur, qui guette la moindre goutte de fiction comme s’il s’agissait d’une eau bénite. Le spectateur n’est pas devenu invulnérable ou imperméable, croire cela serait la dernière illusion, mais plus vigilant. Peut-être même sera-t-on bien plus disposé à croire à la voix qui ment qu’à celle qui prétend dire la vérité, puisque nous découvrons que les deux sont la même.

C’est en opérant son auto-destitution que la voix fonde sa nouvelle autorité, et qu’il peut s’entamer entre elle et nous une relation de confiance (pas au sens où nous ferions confiance à ce qu’elle dit, et la croirions sur parole, mais au sens où elle nous met en position de douter d’elle-même), et non de pouvoir. On trouve au centre du film de John Smith le couple éternel du cinéma, celui du leurré et du leurrant qui, couple moderne, partagent les tâches et échangent leurs positions. Et la rue anodine choisie ne l’est évidemment pas tant que cela, ne serait-ce que parce qu’il s’y trouve un cinéma, devant lequel nous voyons une file de spectateurs avides de mensonges. Il n’y a peut-être qu’une chose à leur dire : « Mâchez, mais n’avalez pas »

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