Mues de la perception

Soties figuratives sur l’homme invisible, II

par ,
le 30 décembre 2013

§ 1

L’homme invisible, donc, quand il est expressément invisible à l’écran, sans rien sur le corps (c’est aussi vrai des nombreuses scènes où il est repérable par les objets qu’il déplace : porte qui s’ouvre, livres, etc.), est nu. Pourquoi sinon, à Iping, le gendarme, qui l’a vu précédemment ôter ses bandages et qui surtout a compris qu’il était invisible (comme il en a fait la conclusion à quelques villageois dans l’auberge), a-t-il une expression si ahurie quand il revient dans la chambre et tombe nez à nez avec sa chemise flottante, pourquoi sinon parce que, comme nous, il entrevoit en fait, il voit entre le visible, contre toute décence (la population de ce bourg de campagne est ouvertement conservatrice), le sexe d’un homme gigoter devant lui ? Ou, quand Griffin menace Kemp d’enlever sa robe de chambre s’il ne lui obéit pas, celui-ci se récrie-t-il parce qu’il a peur de mourir ou bien, foncièrement, parce qu’il ne veut pas qu’il se déshabille ? C’est, à tout le moins, ainsi que je lis de telles attitudes dont le film est persillé.

Nu du dedans et du dehors du corps, nu-image, extrêmement fragile (la pluie ou la terre sous les pieds suffisent à l’annihiler), individu réduit peut-être, en quelques situations paradigmatiques, à sa seule âme, c’est-à-dire à ce qu’il est (le corps – vieil opprobre platonicien – n’est-il pas une prison, un tombeau ? du moins ce que l’on ne fait qu’avoir, une sorte d’autre : mutilé, aveugle… suis-je moins moi ?), l’homme invisible n’est-il pas concentré en sa seule essence épurée, aussi invisible qu’une idée d’homme, mais en même temps exclu de l’humanité, aliéné et comme réduit au néant (depuis le mythe de Prométhée, nous savons que l’homme n’était pas encore tout à fait homme quand il n’était que nu[11] [11] Platon, Protagoras, 320c-322d, trad. Frédérique Ildefonse, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1997, p. 84-87. ) ?

Cet homme whalien est aussi une proposition théorique, prise en charge par l’image elle-même (quel intérêt d’y supposer une invérifiable intention de consciences ?) sur la nature de l’image, si tant est que les images « sont le dedans du dehors et le dehors du dedans, que rend possible la duplicité du sentir, et sans lesquels on ne comprendra jamais la quasi-présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire[22] [22] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985 (1re éd. 1964), p. 23.  ».

Plutôt qu’à partir d’une visibilité éloignée, il faut tourner les yeux vers notre homme invisible comme vers une invisibilité imminente portant à la plus tectonique des intensités le secret de toute image de l’art, tableau, statue, film… : incapable de dire exactement où elle se trouve, « je vois selon ou avec [elle] plutôt que je ne [la] vois[33] [33] Ibidem.  ». Non seulement mon corps n’est pas objectivable comme une chose, mais (car du vent non plus, par exemple, je ne peux faire le tour…) surtout il m’accompagne toujours. Mon regard est d’après mon corps, c’est-à-dire aussi après mon corps, postérieurement mais encore comme on peut être ou en avoir après quelqu’un, à la fois le chercher (en anglais : to look after) et le harceler de notre présence.

Car le corps, comme les images, est un va-et-vient entre le dehors et le dedans : toujours « en expulsion vers son propre “intérieur”[44] [44] Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 1992, p. 60.  ».

§ 2

L’homme invisible n’est pas à proprement parler transparent ou diaphane : ces deux adjectifs désignent avant tout une matière à travers laquelle on voit, qui laisse passer la lumière, et cette matière encore faut-il d’abord pouvoir l’assigner pour la qualifier. Or, quand l’homme invisible l’est justement, c’est-à-dire quand sa transparence est réalisée, il n’y a aucune matière à repérer par la vue, et les sons qui sortent de sa bouche ne suffisent pas pour délinéer un corps. Ainsi il est faux d’affirmer, comme le fait Pierre Cassou-Noguès, que l’homme invisible (il parle, il est vrai, du seul roman de Wells) est « transparent comme une vitre[55] [55] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi. La philosophie comme fiction, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2010, p. 310. Et plus généralement p. 305-335. ». Car on ne voit pas à travers une vitre comme à travers rien. Une plaque de verre, si mince soit-elle, ne peut abroger toute matérialité ; les rayons lumineux se réfractent toujours en la traversant, sans parler des leurres qui peuvent s’y refléter. Si Whale avait placé une vitre dans le champ, en lieu et place de rien de spécial (valant pour un corps spécial), la différence aurait sauté aux yeux car le verre reste visible et l’arrière-plan qui aurait été derrière la vitre, selon son épaisseur, n’aurait évidemment pas eu le même degré de netteté visuelle que les parties du même arrière-plan hors les limites des bords de la vitre. De fait, Cassou-Noguès rapproche tout aussi abusivement l’homme invisible de « ces insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils […] s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre »[66] [66] René Descartes, Méditations métaphysiques, I, Œuvres philosophiques (1638-1642), tome ii, éd. Ferdinand Alquié, Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », 1967, p. 406. Voir déjà la troisième maxime du Discours de la méthode, III, Œuvres philosophiques (1618-1637), tome i, éd. Ferdinand Alquié, Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », 1967, p. 596, à propos du désir irréfléchi de vouloir ce qui ne peut être : « Nous ne désirerons pas davantage d’être sains, étant malades, ou d’être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. » , qu’évoque Descartes au début des Méditations métaphysiques.

(Si l’on tient absolument au vocabulaire du diaphane, on doit l’entendre comme chez Aristote : une « nature », c’est-à-dire un mode d’être, distinct d’une substance, un quelque chose et non une chose, semblable à l’air et à l’eau sans s’y identifier, et dont la lumière est l’acte[77] [77] Aristote, De l’âme, II, 7, 418b4-12, trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1995 (1re éd. 1938), p. 107. .)

Cette absence de matière visible fait que nous ne voyons pas cet homme : pourtant, j’ai voulu montrer dans un article précédent, en un petit détour par une perception construite par l’art, comment nous le regardions bel et bien (est-ce la raison de l’étrange sensualité qui émane du film ?). Nous le regardons au sens où, pour le dire en termes de nouveau merleau-pontiens, notre regard habille son invisible de notre chair[88] [88] M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible suivi de Notes de travail, éd. Claude Lefort, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979 (1re éd. 1964), p. 171. .

§ 3

L’Homme invisible se déploie en une résolution des images sur l’art comme modules d’élaboration de la perception.

Autre exemple. De ce corps, évidemment, nulle ombre : ni ombre portée (Griffin est une sorte de descendant hystérique de Peter Schlemihl qui aurait vendu la sienne, avec tout sa visibilité, au démon de la science[99] [99] Qui, on le sait, a été au contraire le refuge anachorète de Schlemihl (botanique, zoologie) après la vente de la sienne au diable. Voire toute la dernière partie de Aldebert von Chamisso, La Merveilleuse Histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre, in Les Romantiques allemands, tome II, éd. Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1045-1104. Mais s’agit-il du même abord de la science ? Rien n’est moins sûr. ), ni ombre propre (plus ou moins étendue : creux intégrés des reliefs du visage ou tout un côté du corps en opposition à la source lumineuse), ni volume d’ombre (objets se trouvant à l’ombre de son corps, par exemple)[1010] [1010] Voir Jacques Aumont, Le Montreur d’ombre, Paris, Vrin, coll. « Essais d’art et de philosophie », 2012, p. 17. – Curieuse administration de figuration, au passage, que celle des films, à l’instar du Couple invisible de Norman Z. McLeod (1937) ou de Ghost de Jerry Zucker (1990), où des fantômes, invisibles pour les autres personnages du récit mais bel et bien visibles pour le spectateur, ont une ombre (celle des acteurs qui les incarnent). Le même phénomène se répète à l’envi quand les spectres ne sont visibles que pour le spectateur mais aussi une partie des personnages de la pièce ou du décor (au regard desquels nous sommes invités à nous identifier). . Il y a là prescription physique, mais tout autant, de la même façon que la nécessité des résultats du calcul ne doit pas cacher la liberté du mathématicien, l’effet d’une entr’expression sui generis des images dans l’histoire de l’art[1111] [1111] Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon précédent ouvrage Brian De Palma. Épanchements : sang, perception, théorie, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2013. . Là où l’enregistrement photographique, dans sa stricte automaticité (sans retouches a posteriori), ne peut que témoigner de toutes les ombres présentes dans un morceau profilmique selon les lois de la nature, la peinture, en revanche, aura toujours laissé à l’artiste le choix de la quantité d’ombres qu’il entendait insérer dans ses images, et à quelles fins. La représentation de l’ombre est l’une des procédures figuratives dans laquelle le projet mimétique se montre le mieux comme n’étant pas un programme de fidélité au visible. Alors que des peintres comme Léonard de Vinci (Codex Huyghens) ou Dürer (Instruction pour la mesure à la règle et au compas) multipliaient les travaux spéculatifs sur l’exactitude géométrique du dessin perspectif des ombres, la pratique picturale imposait de ne pas toutes les reproduire, au risque que le tableau ne devienne un fatras de noir et de fractionnements. C’est cette sélection parcimonieuse qui est même à l’origine de toute une discipline de l’art de peindre, le clair-obscur. Ainsi, un peu plus tard, dans le Cours de peinture de Roger de Piles en 1708 : « Et par le mot clair-obscur, l’on entend l’art de distribuer avantageusement les lumières et les ombres qui doivent se trouver dans un tableau, tant pour le repos et la satisfaction des yeux, que pour l’effet du tout-ensemble[1212] [1212] Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, Jacques Estienne, 1708, p. 362. . »

Par le biais d’une fable qui semble ne laisser aucun choix (d’un corps pas un minimum opaque il ne peut pas y avoir d’ombre), l’image photo-cinématographique s’approprie à sa manière un geste électif propre à la mimèsis artistique non indicielle, et qui, en régime strict, ne la concerne pas.

§ 4

J’ai dit antérieurement combien l’homme invisible du cinéma différait de celui de la peinture, tel qu’on le trouve par exemple dans L’Homme invisible de Dalí, où la figure apparaît progressivement par recomposition des parties et des détails du fond réattribués par le regard à partir d’autres lignes de forces et horizons d’attente (titre, énigme à résoudre, etc.), dans une illustration en bonne et due forme des théories de la Gestalt. À ce titre, L’Homme invisible de Whale n’a rien à voir, non plus, avec le body painting de camouflage pratiqué par l’artiste contemporain chinois Liu Bolin, comme dans les séries The Invisible Man (2011) ou Hiding in the City (2011). Dans ce cas, le corps en performance se confond avec le décor par peinture épidermique en chevauchements de figures et couleurs (et une mimèsis scrupuleuse pour que la couture de l’objet réel à sa portion peinte à même le corps ne soit pas appréciable) et mise à plat de la perspective pour que ledit corps ne se dissocie pas visuellement, pour le spectateur situé dans le bon angle et à une distance convenable (augmenté par une capture photographique), de son milieu. Pas de phasme, ici, mais plutôt du caméléon : si le phasme s’intègre comme un élément du décor, le caméléon s’y superpose pour s’en indistinguer.

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(Jean Louis Schefer : la peinture, depuis l’art pariétal, condamnée à l’immobilité des figures, n’aura pas vraiment montré l’homme visible. Le cinéma sera l’art de l’homme visible, de la visibilité intérieure (mais émotionnelle, affective) de l’espèce humaine[1313] [1313] Par exemple, Jean Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Gallimard/Cahiers du cinéma, 1980, p. 18. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Jean Louis Schefer, Italo Calvino : le cinéma des âges de la Terre », La furia umana, n° 18, décembre 2013. . L’homme invisible, donc, comme un retour en peinture ? – Mais l’homme invisible, en fait, ne met-il pas tout autant à bas la possibilité même de toute peinture, et pas seulement du portrait ou de l’autoportrait (s’il voulait se faire peintre), dans la mesure où il en annule les deux paradigmes constitutifs : l’ombre (il n’en a pas) et le miroir (il n’a pas, non plus, de reflet). Le premier remonte à Pline l’Ancien : « En utilisant lui aussi de la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme ; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne ; son père appliqua de l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher…[1414] [1414] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, XLIII, trad. Jean-Michel Croisille, Paris, Les Belles Lettres, « CUF Série latine », 1985, p. 101. Le texte est très ambigu. Ici, il semblerait qu’il s’agisse plutôt de l’origine de la sculpture. Celle de la peinture avait été, quant à elle, déjà indiquée avant, mais sans aucune circonstance précise ni aucun nom : « Les Égyptiens déclarent qu’elle a été inventée chez eux six mille ans avant de passer en Grèce : vaine prétention, c’est bien évident. Quant aux Grecs, les uns disent que le principe en a été découvert à Sicyone, les autres à Corinthe, et tous reconnaissent qu’il a consisté à tracer, grâce à des lignes, le contour d’une ombre humaine » (XXXV, V, p. 42). On ne peut, en toute rigueur, que conjecturer par probabilité que la première partie du second récit est identique au premier rapport, et que c’est la fille du potier Butadès qui aurait donc inventé la peinture. (Pour une variante, voir Athénagoras, Supplique au sujet des chrétiens, 17, cité in Adolphe Reinach (éd.), La Peinture ancienne (Recueil Milliet). Textes grecs et latins, Paris, Macula, coll. « Deucalion », 1985, p. 59.)  » Le second passe par le mythe de Narcisse, le miroir devenant à la Renaissance, notamment chez Alberti, l’origine même de la peinture, l’emblème du tableau et le garant de l’instruction mimétique (perspective, autoportrait) : « C’est pourquoi j’ai l’habitude de dire à mes amis que l’inventeur de la peinture, selon les formules des poètes, a dû être ce Narcisse qui fut changé en fleur car, s’il est vrai que la peinture est la fleur de tous les arts, alors la fable de Narcisse convient parfaitement à la peinture.[1515] [1515] Leon Battista Alberti, De la peinture/De pictura (1435), II, 26, trad. Jean Louis Schefer, Paris, Macula/Dédale, coll. « La Littérature artistique », 1992, p. 135. Alberti renverse ici du tout au tout la critique platonicienne de la peinture qui avait précisément reposé sur la métaphore dépréciative du miroir. Voir Platon, La République, X, 596c-e, Œuvres complètes, tome I, éd. et trad. Léon Robin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1206.  » Quel contrôle mimétique peut-on exercer dans un miroir où l’on ne se reflète pas ?)

§ 5

Peinture et cinéma, nonobstant, se retrouvent, sur le sujet de leurs hommes invisibles respectifs, en un point commun : ils détraquent la perception, qui est saillie d’une forme sur un fond (le champ phénoménal) par la venue du fond lui-même, ou ce qui y ressemble. Le fond y devient l’en-avant de la perception. Or, la perception ne peut fonctionner que si le fond se fait oublier. Je continue mes emprunts à Merleau-Ponty (très pratique en l’occurrence) : « Toute perception n’est perception de quelque chose qu’en étant aussi relative imperception d’un horizon ou d’un fond, qu’elle implique, mais ne thématise pas[1616] [1616] M. Merleau-Ponty, Le Monde sensible et le monde de l’expression (Cours au Collège de France. Notes, 1953), Paris, MetisPresses, coll. « ChampContrechamp Grands Ouvrages », 2011, p. 15. . » Et, dans cette menace sur la perception qu’est l’homme invisible, se joue aussi la vérité de la perception car il n’existe pas de perception sans inquiétude : percevoir exige, certes, l’accueil bienveillant tourné vers l’identité des choses, mais aussi que la perception soit « affectée par la venue d’une chose qui la déstabilise, qui reconfigure le champ perceptif actuel[1717] [1717] Raphaël Gely, Usages de la perception. Réflexions merleau-pontiennes, Louvain, Peeters, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain », 2005, p. 92. (Par quoi l’on voit, entre parenthèses, que les théories de la Gestalt, supposant une conscience intentionnelle a priori confortablement installée, hermétiquement, en face d’un monde visé comme non-moi (aller sans retour), se trompent : intentionnalité et monde sont co-institués mutuellement dans la perception.)  ».

L’homme invisible est très exactement la mise en scène de ce que percevoir n’est que la récupération in extremis de choses précisément aperçues parce que disparaissantes. Percevoir, c’est faire monde d’un puzzle d’absences. Cette absence est précisément, entre autres et architectoniquement, dans l’envers originaire et mystérieux du monde, celle de la fameuse « doublure d’invisible[1818] [1818] Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, op. cit., p. 85.  » du visible, présence imprésentable à partir de laquelle toutes les choses se manifestent par « déhiscence de l’être[1919] [1919] Ibidem.  », comme le clou celé sur lequel s’accrocherait le tableau des phénomènes, et que le peintre parfois sait capturer en se rendant aveugle.

§ 6

Au cinéma, c’est précisément ce corps-problème consistant et séparé (à la différence de ceux de peinture) qui établit l’homme invisible en mise en abyme de la perception. N’est-ce pas d’ailleurs un truisme phénoménologique : mon corps n’est jamais vraiment visible (seules certaines de ses parties le sont, et exclues celles justement qui voient), puisqu’il est ce par quoi il y a du visible ? Le corps « n’est pas là-bas, parmi les choses, mais de mon côté, en deçà de toute vision[2020] [2020] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 108.  ». Ainsi mon corps percevant n’est jamais devant mes yeux : « Dire qu’il est toujours près de moi, toujours là pour moi, c’est dire que jamais il n’est vraiment devant moi, que je ne peux le déployer sous mon regard, qu’il demeure en marge de toutes mes perceptions, qu’il est avec moi[2121] [2121] Ibid., p. 106. . » L’homme invisible me renvoie, ou plutôt me renvoie ne me renvoyant pas, puisqu’il s’agit non pas de ne pas voir mais de voir qu’il n’y a rien à voir, l’image de mon corps percevant.

Mon corps est cet objet particulier que je n’ai pas besoin de chercher parce qu’il est toujours avec moi. Mais, en la visibilité sienne (Merleau-Ponty insiste sur l’entrelacs chiasmatique du voyant et du vu : on ne peut pas voir si on n’est pas visible[2222] [2222] Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 319. …), il ne préexiste pas au monde qu’il me permet de voir. Le corps ne préexiste pas abstraitement en transcendance aprioriste à l’objet de son percevoir et s’apparaît à lui-même seulement en faisant apparaître le monde : « Le sujet de la sensation n’est ni un penseur qui note une qualité, ni un milieu inerte qui serait affecté ou modifié par elle, il est une puissance qui co-naît à un certain milieu d’existence ou se synchronise avec lui.[2323] [2323] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 245.  » L’Homme invisible pervertit ce schéma visuel, en même temps qu’il met l’accent sur son authenticité phénoménologique, car le monde apparaît à Griffin (puisqu’il voit) sans que son corps nu lui apparaisse – à lui ni à personne d’ailleurs, spectateur extratopique compris. Griffin ne se voit pas lui-même[2424] [2424] Les êtres invisibles pour certains personnages mais vus par d’autres : on peut se demander s’ils se voient eux-mêmes. Si des yeux fantomatiques ou angéliques, d’êtres qui n’ont pas un corps sur le même régime que le nôtre, si tant est qu’ils en aient un, ont besoin de voir un corps… Ne le soupçonne-t-on pas par anthropomorphisme ? . Partout où, invisible, il cherche son corps, il est après son corps, il le rate, il voit trop tard (sa visibilité perdue), c’est le monde qu’il voit à travers soi, en lieu et place de son soi corporel. L’Homme invisible n’est pas l’absence d’images, pour cause d’invisibilité, de ce qui n’entre pas dans le cadre opératoire d’une perception efficace ; c’est l’image d’une déroute de la perception.

En perception normale, le corps commence par être invisible : il le reste en tant que corps percevant, en deçà de mes organes sensoriels ; et il ne le reste pas, il devient partiellement visible pour lui-même voyant le monde, objet prenant du monde, c’est-à-dire observable, au bout de mes doigts ou de mon regard[2525] [2525] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 106. . Le Griffin du cinéma est le premier homme, évidemment de fiction, du moins le premier à afficher visuellement de telles suspicions sur la perception visuelle, non pas à avoir accédé à un stade supérieur de l’évolution humaine, mais à être revenu à cet état natif, d’inchoation et d’imminence, de notre organicité somatique. Le corps n’existe qu’en tant qu’il s’étend, se constitue ; fait, il est objectivé et devient le corps de l’autre (social, culturel, etc.). Mon corps n’existe qu’à la limite. En dernière extrémité. L’invisibilité du corps n’engage pas un progrès en avant sur la maîtrise de la matière (spatiale) mais un brutal retour en arrière au moment fondateur où le temps n’était encore qu’un destin à venir.

§ 7

Je n’ai jamais pu m’empêcher de mettre en relation cette perception visuelle énigmatique de l’homme invisible, dépourvu de ses oripeaux de visibilité rémanente, homme d’une autre époque du regard, avec la découverte scientifique faite en 1660 par Edme Mariotte, abbé de Saint-Martin-sous-Beaune.

Si l’on garde un seul de nos deux yeux ouvert, et l’autre clos, et que l’on promène un objet devant son champ visuel, il existe une infime zone de la rétine où l’objet disparaît brutalement et cesse d’être visible. Ce point aveugle, également connu sous le nom de « tache de Mariotte », correspond à l’orifice où passent le nerf optique et les vaisseaux sanguins de l’épithélium rétinien : il est donc, par définition, dépourvu de cellules photoréceptrices et ne capte pas l’image proposée par le cristallin. Ce trou perceptif est évidemment trop mince – rien à voir avec « l’espace considérable[2626] [2626] Paul Bert, Leçons d’anatomie et de physiologie animales, Paris, Masson, 1886, p. 228.  » dont parle Paul Bert pour ébahir – pour que nous puissions nous en rendre compte et rien ne vient apparemment rompre la continuité du défilement de l’objet devant notre œil, et donc de notre vision, assurée par notre activité cérébrale qui vient colorer la partie manquante. Évidemment, dans le cadre de la vision ordinaire, bifocale et stéréoscopique, les papilles optiques de nos deux rétines ne se superposent pas et nous percevons toujours quelque chose avec au moins l’un des yeux, sans qu’il soit nécessaire à notre cerveau de combler le manque comme il est amené à le faire dans le cas où un seul de nos yeux est ouvert. (Serait-ce là variante avant l’heure des petites perceptions, qu’évoquera peu de temps après Leibniz,  que nous percevons confusément, virtuellement, sans les apercevoir ou bien – raison objective – parce qu’elles ne dépassent pas un seuil qualitatif liminaire (« trop petites et en trop grand nombre »[2727] [2727] G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Préface, éd. Jacques Brunschwig, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1990, p. 41. ) ou bien – raison subjective – parce qu’elles sont devenues habituelles et qu’on finit par ne plus y prêter attention (« trop unies[2828] [2828] Ibidem.  » : c’est-à-dire uniformes, monotones) ?)

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Expérience faite par Mariotte avec des courtisans : à une certaine distance, l’un en face de l’autre, quand on leur demande de regarder un point fixe – chacun voit l’autre sans tête. Tête devenue donc invisible, quoique bel et bien là. L’Homme invisible en fait-il extension des résultats à la vision binoculaire et à la totalité du champ visuel, mais aussi élargissement à une qualité objectale ? On y retrouverait bien l’ambivalence perceptive de notre individu : désavouer la vue tout en en portant les mécanismes à l’exposant.

§ 8

À défaut, voyant, d’être vu, le corps invisible est toujours touchant et touché. Comme n’importe quel autre corps. Mais aussi très ironiquement : pour un être, cruel et manipulateur, qui manque à ce point de tact (avoir du sens, c’est avoir du tact) et dont la touche, la dégaine, quand il est habillé, est si saugrenue. Bien que Merleau-Ponty remarque qu’il n’en va pas si différemment entre le toucher et la vue – « … la main droite objet n’est pas la main droite touchante[2929] [2929] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 108.  » –, le toucher a d’autres puissances car il est le sens inamovible par excellence. Si l’on peut vivre sans voir ni entendre, on ne peut pas vivre sans être au contact, en contact. Le toucher est « l’être de tout sens en général, l’être-sens du sens, la condition de possibilité de la sensibilité en général[3030] [3030] Jacques Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1998, p. 309. . » Ainsi, Cassou-Noguès a ici raison : il ne peut pas exister d’homme intangible, qui pourrait toucher sans être touché, comme il existe un homme invisible, qui peut voir sans être vu (nul besoin, d’ailleurs, d’être invisible pour cela…) ; toucher, c’est ipso facto être touché[3131] [3131] Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, op. cit., p. 40. .

N’est-il pas, rappelle encore Derrida, précisément le sens par lequel le corps se révèle comme ouverture, c’est-à-dire comme trou (pores, orifices…) ? « Un corps est un lieu qui ouvre, qui écarte, qui espace phalle et céphale : leur donnant lieu de faire événement (jouir, souffrir, penser, naître, mourir, faire sexe, rire, éternuer, trembler, pleurer, oublier…)[3232] [3232] Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 18. . » L’expérience du départ de l’autre cher, par exemple, ne manifeste pas son corps comme une place qui se vide, mais cet autre « fait place à la seule béance de l’espacement qu’il est lui-même[3333] [3333] Ibid., p. 31.  ». Le corps s’en allant n’emporte pas ses pleins mais sa fente qu’en même temps il laisse derrière lui, près de moi. Sa place est absolument intacte et absolument abandonnée.

L’homme invisible n’est qu’une sorte de gros trou. Pore étiré sur toute la surface de l’épiderme. Orifice élargi à tous les recoins de l’organisme. La contradiction montrée de qui continue d’être là en affichant toutes les apparences visuelles de celui qui est parti.

§ 9

Toucher revient à suspendre momentanément les effets de cet écart à soi constitutif du corps. À les mettre en touche. Derrida, encore, nomme ce phénomène la tangente : toucher «  sans couper, sans véritable intersection, dans une sorte de pertinence impertinente[3434] [3434] Ibid., p. 151.  ». La tangente, c’est ce qui touche tout en menaçant de prendre la tangente.

Un toucher, en particulier, possède en notre corps un sens tout spécial car il est toucher de l’intérieur de notre corps. C’est-à-dire toucher sans qu’il soit besoin d’en passer pour le sujet par l’extérieur du corps : ici, irrepérable. Ce toucher est d’autant plus important que c’est par lui que la conscience s’apparaît et sort de son existence passive et spontanée. Il s’agit de l’effort musculaire, sur lequel Maine de Biran a laissé quelques pages anthologiques. Suivons-le (De l’aperception immédiate, Mémoire sur la décomposition de la pensée) : c’est par rebond sur la première matière de proximité qu’est mon corps, depuis son intérieur, sur sa compacité, sa raideur, son poids…, sur ses procédures d’opposition, que ma conscience, ma « force hyperorganique[3535] [3535] Pierre Maine de Biran, De l’aperception immédiate, éd. Anne Devarieux, Paris, Librairie Générale Française/Le Livre de Poche, coll. « Classiques de la philosophie », 2005, p. 165.  », mon « âme[3636] [3636] Ibid., p. 167.  » (toute cette terminologie fleure bon le flottement des époques de transition…) se révèle comme cause (agissante). L’effort contractile, c’est le moi, le « sentiment individuel de puissance[3737] [3737] Ibid., p. 162.  » ; et inversement. L’effort – il en existe plusieurs intensités et nuances : je simplifie peut-être trop – fait réfléchir. Si la conscience, ou sentiment intime, est cause de l’effort, l’effort est, quant à lui, la condition, « le fait primitif[3838] [3838] Ibid., p. 169.  » du sentiment intime. La conscience ne s’aperçoit elle-même que dans un corps qui lui obéit en même temps qu’il lui résiste : le moi naît de « la distinction entre le sujet de cet effort libre et le terme qui résiste immédiatement par son inertie propre[3939] [3939] P. Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, éd. F. C. T. Moore, vol. I, Œuvres complètes, tome VII, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2002, p. 118.  ». « Les mêmes circonstances ou conditions propres à éclaircir ou développer le sentiment d’effort, ou à constituer le mouvement volontaire, senti ou aperçu comme tel, développent ou éclaircissent, dans le même rapport, le phénomène de la conscience[4040] [4040] Maine de Biran, De l’aperception immédiate, op. cit., p. 163. . » L’effort que je produis, dont je me fends, manifeste la volonté et l’unité de l’ego, et la volonté, c’est-à-dire le moi, contrairement à l’effort, son effet[4141] [4141] Maine de Biran, Essai…, op. cit., p. 123. , n’est déjà plus, mais d’emblée, localisée dans une partie restreinte de mon organisation matérielle.

Restituer la sensation de l’effort de l’homme invisible est un exercice auquel se livre Whale très souvent, quand on y regarde d’un peu près, et surtout quand on compare avec le roman. Dès la scène d’ouverture, on peut observer Griffin marcher péniblement dans une tempête de neige, sur une route pentue où il s’enfonce jusqu’aux genoux (je reverrai cet effort quelques temps plus tard à la fin de la Chevauchée des bannis [1959] d’André De Toth). Or ce début est très différent du roman, où l’écriture ne fait le choix de la focalisation interne que dans la seconde partie, une fois la parole donnée à Griffin pour expliquer son état. La focalisation interne est principalement marquée, dans le film, par le fait que notre regard est ensuite déplacé vers ce que Griffin lui-même regarde : le panneau indiquant la direction du village d’Iping. Chez Wells, le récit commence plutôt ainsi : « L’étranger arriva en février, par une matinée brumeuse, dans un tourbillon de vent et de neige. Il venait pédestrement, par la dune de la station de Bramblehurst, portant de sa main couverte d’un gant épais, une petite valise noire[4242] [4242] Wells, L’Homme invisible, op. cit., p. 37. Ce qui ne lasse pas de m’étonner : comment brume et tempête peuvent-elles coexister ? . » Les différences sont manifestes.

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§ 10

Le toucher est la perception médullaire de L’Homme invisible. N’est-ce pas le sens qui trahirait sa présence si le moindre individu, qu’il entend berner par son invisibilité, venait à le cogner, par exemple, ou si lui-même, par maladresse, renversait un quelconque objet (le bruit n’est qu’un effet du contact) ? Cela donne parfois des scènes peu crédibles : comment Griffin peut-il déplacer l’encrier de l’inspecteur sur la table de l’auberge, où se sont tenus les interrogatoires, sans toucher le moindre des personnages assis tout autour ? Il y faudrait une contorsion qu’on peine à imaginer.

Si le son, en ce film, compte tant (j’y reviendrai), c’est précisément aussi parce qu’il est un toucher. La vue ne s’accommode qu’imparfaitement des fictions de contact que l’Antiquité (Empédocle, Lucrèce[4343] [4343] Lucrèce : « … les corps frappant nos yeux et provoquant la vision (corpora quae feriant oculos visumque lacessant) » (De la Nature, IV, v. 218, trad. José Kany-Turpin, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1997, p. 254). ) avait déjà prodiguées, et reste, quoi qu’on en ait, un rapport au monde par la distance. Au contraire, l’audition se fait par contact : les ondes sonores captées par le pavillon pénètrent dans le conduit auditif externe puis font vibrer le tympan ; les osselets amplifient cette énergie pour éviter sa déperdition au moment du passage liquidien (endolymphe) par le limaçon de l’oreille interne ; enfin l’information sonore est traduite par l’organe de Corti (distribué tout au long du limaçon) en impulsions électriques véhiculées au cerveau par le nerf auditif. Maine de Biran avait, par ailleurs noté, qu’à l’aperception immédiate interne par l’effort, dont l’effort vocal est un registre, s’ajoute une aperception interne cette fois-ci médiate, où un autre type de toucher interne intervient : celle de notre voix que nous sentons du dedans de nous-mêmes[4444] [4444] Maine de Biran, De l’aperception immédiate, op. cit., p. 226-227. .

L’Homme invisible est ainsi un de ces moments importants de mise en abyme, et finalement rares, de ce que le spectateur de cinéma n’a précisément pas loisir de faire avec l’image – au moins dans le cadre de l’institution dominante, assis dans la salle, et qu’il pourrait en un sens pourtant faire sur l’écran – alors qu’il la voit et l’entend, l’objet de son désir, de frustrations et de fantasmes : la toucher[4545] [4545] À ne pas confondre, bien entendu, avec le fantasme de vivre dans la fiction, au contact des personnages (sur quoi on a tant et tant écrit). .

Distributions de la radio – Soties figuratives sur l’homme invisible, III

Images : Planche 15 (détail) de Animal Coloration de Frank Evers Beddard (1892) et Hiding in New York, n° 4 (Ground Zero), Liu Bolin, 2011 / Homme aux yeux retournés, xylographie tirée de l’édition originale du Ophthalmodouleia Das ist Augendiens de Georg Bartisch (1583) / L’Homme invisible, James Whale, 1933.