Le corps absent

A propos de deux plans d'Une femme sous influence, de John Cassavetes

par ,
le 9 décembre 2013

Sortant de son sommeil, Mabel étire les bras. Rien de surprenant a priori, si ce n’est que ceux-ci, longuement suspendus, forment comme un collier autour d’un vide où pourrait se loger un autre corps. Difficile de lire avec certitude l’expression de son visage. Il semble exprimer de la détresse.

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Peu après, mais avec beaucoup plus d’énergie, elle appelle Nick, son mari, oubliant qu’il n’y a là que Garson, un inconnu qui, après l’avoir ramenée, a passé la nuit avec elle. Ce n’est pas de sa part une faiblesse momentanée, due à la brume du réveil. Lorsqu’elle sortira de la salle de bain et verra Garson bien distinctement, elle le désignera comme « Nick Longhetti », se désignant elle-même comme « Mabel Longhetti ».

Cette vision du mari dans l’amant paraît d’abord un témoignage de folie, comme une manière de dénier la réalité afin de sauvegarder sa bonne conscience. Mais, en considérant l’ensemble du film, il devient clair que si Mabel nie la réalité (il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour être certain que Garson est Garson, et pas Nick), elle ne le fait qu’en affirmant son amour.

Plus d’une vingtaine de minutes passent, avant que ne survienne un plan qui semble faire écho à celui évoqué précédemment. Mabel y est à nouveau allongée sur son lit, devant des stores à moitié ouverts. Elle n’est pas sous la couette mais porte une robe de chambre qui, formant une masse floue au premier plan, prend, par la composition de l’image, la même place que la couette.

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Ce deuxième plan à la composition si voisine de l’autre intervient au sein d’une séquence qui semble douée d’une autonomie particulièrement sensible, celle-ci non seulement n’enchaînant pas logiquement avec les séquences qui l’entourent, mais étant en outre recouverte par une musique d’opéra. À la suite d’un échange entre Mabel et Nick à propos du repas avec les collègues de ce dernier, échange vif, où la parole et l’expressivité des personnages dominaient, survient ce moment d’apaisement, qui contraste aussi par son économie expressive. Mabel effectue un geste domestique, s’abaisse pour ramasser un objet que nous ne pouvons voir, et Nick vient l’interrompre. Interruption tendre, qui consiste en une caresse et un baiser. Puis Mabel se jette sur le lit, avant d’être rejointe par Nick qui l’y embrasse à nouveau.

La forte autonomie de cette séquence, et le fait qu’elle débute sur une action tout à fait quotidienne, donne à penser que ce moment figurant l’amour unissant Mabel et Nick n’est pas tant à insérer dans une continuité, à un instant précis et unique, qu’à prendre sur un mode itératif. Cette séquence, venant certes après celle qui la précède et celle qui lui succède, s’en détache également, et peut potentiellement « voyager », à la fois dans le film et dans l’existence des personnages. [11] [11] On peut encore accentuer cette idée d’une séquence détachable. Premièrement en remarquant que la robe de chambre que porte Mabel n’est pas la même dans cette séquence et dans la suivante, ce changement produisant une discontinuité. Deuxièmement à propos de la musique d’opéra : celle-ci a déjà été entendue auparavant. Au début du film, après que sa mère ait emmené les enfants, Mabel allume une sorte de radio portative d’où sort cette musique. Celle-ci est, pour Mabel seule, une transition ou une manière de préparer l’arrivée de Nick : une bande-son pour la soirée romantique attendue. La séquence où Nick embrasse Mabel sur le lit, au son de la musique d’opéra (dont la source, cette fois, n’apparaît pas), n’est donc aussi d’une certaine manière que la réalisation différée de ce moment. Le retour de la musique nous invite à nous souvenir de ce qui n’a pas eu lieu. En réalisant un autre moment, cette séquence s’irréalise.

À l’approche de la fin, Mabel, qui vient de retrouver sa famille, lui demande de partir, expliquant sans détour qu’elle souhaiterait aller au lit avec Nick. Et le spectateur quittera les personnages après qu’ils ont fait leur lit, et avant qu’ils ne se couchent.

On peut sans difficulté imaginer que la séquence du baiser fasse retour par-delà les limites du film, après la fin de manière évidente, mais aussi avant le début. En considérant que la séquence a une valeur itérative, et qu’elle constitue le quotidien de leur relation (y a-t-il rien de plus normal pour un couple marié que de se trouver chaque jour l’un l’autre dans un même lit ?), on peut en faire, aussi bien qu’un plan final, un plan source.

Lorsqu’à son réveil Mabel appelle Nick, énonce-t-elle autre chose que l’évidence dont la présence de son mari à ses côtés, dans le lit, relève ? Et le moment où elle semble dérailler, voyant son mari en Garson Cross, n’est-il pas, de sa part, la plus belle preuve d’amour et ce qui annule définitivement toute la portée de l’adultère, puisqu’il n’y a jamais eu personne d’autre que Nick dans son esprit ? Le lit de Mabel, par la magie des sentiments, transforme ainsi chaque homme qui y pénètre en Nick. Entre ses bras écartés, c’est le corps absent de Nick qu’elle étreint, éprouvant dans un plan l’absence du corps présent dans un autre, ce plan n’étant rien d’autre qu’une répétition ratée pour cause d’absence d’un personnage.

Ainsi, alors même que Mabel semble témoigner de la plus grande instabilité mentale au moment où elle confond Garson et Nick, elle fait preuve de la plus grande cohérence. Ce n’est pas Mabel qui trompe, mais plutôt le spectateur qui, pris entre des apparences qui ne permettent pas de voir un corps comme un autre, et les paroles de Mabel qui affirment l’identité de l’amant et du mari, peut se tromper. Mabel est un personnage paradoxal, totalement ouvert à l’autre, pouvant changer d’instant en instant, mais aussi totalement dévoué à Nick.

Après les tensions et pressions qui touchent le couple, après la séparation due à l’hospitalisation, Nick et Mabel mettent leurs enfants au lit, puis Nick soigne la main de Mabel. Au moment où elle lui demande s’il l’aime, il ne répond que par de légers hochements de tête et des regards mi-tendres mi-troublés, sans que la parole attendue advienne. Ce qu’il dit alors, « now let’s go clean up that crap », peut sembler un évitement, mais ce n’est évidemment pas le cas. Les déclarations ne sont pas rares et négligeables chez Cassavetes, les personnages doutant assez souvent des autres et d’eux-mêmes, mais à la fin d’Une femme sous influence, les tâches domestiques, le quotidien partagé, équivalent à la déclaration et la surpassent en tranquillité. Pas sûr que la déclaration nous ait autant assurés de la force du couple que ces actions en apparence anodines[22] [22] On peut voir dans cette fin choisie par Cassavetes la stricte application des idées énoncées par le personnage de Bogart, Dixon Steele, dans Le Violent (In a lonely place) de Nicholas Ray, lors de la séquence du petit-déjeuner : si l’on veut faire sentir à des spectateurs l’amour entre des personnages, la meilleure manière n’est pas de recourir aux actions et paroles romantiques, mais de les montrer dans les actions anodines du quotidien. . C’est pourquoi Une femme sous influence est l’un des plus grands films d’amour qui soient. Un film où l’amour, finalement, ne consiste pas pour un couple à ne faire qu’un (le couple est ouvert aux autres) ou à aimer l’autre pour ce qu’il est (Mabel reste inidentifiable pour Nick), mais à être ensemble.

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