Sous le plus petit chapiteau du monde

A propos de Breaking Bad

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le 9 septembre 2013

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Dans le désert du Nouveau-Mexique, un homme s’extrait de son camping-car et, avant que les véhicules aux sirènes hurlantes ne le rejoignent, retourne une petite caméra DV sur lui. Ainsi commence une hâtive confession, les quelques mots qu’il offre, avant la mort qu’il suppose imminente, à sa famille. Les camions de pompiers cependant passent. L’homme, en slip blanc et chemise vert clair, peut respirer et, dans l’intervalle qui le sépare de l’image de son aveu, commencer à mentir. Après cinq saisons de Breaking Bad, il n’est plus guère possible de dire que Walter White, l’ancien professeur de chimie du lycée d’Albuquerque devenu préparateur de crystal meth, l’ancien scientifique prometteur devenu chef d’une florissante entreprise illégale, se ment avant tout à lui-même. Il est, depuis bien longtemps, passé du côté de la manipulation pure, du mal – du « malin », pourrait-on dire, terme auquel la série de Vince Gilligan, entamée en 2008, pouvait pour l’essentiel se résumer, tant elle était jusqu’alors trop rouée, trop sûre de ses effets, trop complaisante dans la certitude qu’elle avait de présenter enfin à la télé quelque chose de radicalement « bad ».

Gilligan n’a sans doute pas complètement renoncé à tout cela mais, pour ce qui s’annonce comme le finale, il a resserré les boulons, évacué la part de Grand-Guignol qui venait fournir l’énergie et les rebondissements à un drame pourtant essentiellement intime – un corps en train de pourrir, un foyer en train de se désagréger. Cancer physique, cancer moral. L’idée peut sembler épaisse, voire grossière – sa force est cependant d’offrir un processus, une dynamique ayant pour principe de croissance non le noyau mais le ver qui, toujours, est dans le fruit. La fin est annoncée, irrémédiable. Croissance négative, en somme, de ce qui s’effondre sur soi-même, de l’intérieur. Sans les diaboliques jumeaux mexicains, sans le machiavélique Gus Fring, dont la mort signe le terme de cette exploration (exploitation) de la dimension ironique et grotesque de la série, Walter ne se confronte plus au Mal comme altérité radicale face auquel il n’a pour arme que sa ruse, mais est confronté lui-même aux effets de ce qu’il est devenu, le Mal en personne, le diable incarné. Alors peut de nouveau se faire jour une dimension morale au récit, à travers les personnages de sa femme Skyler, ou de son associé Jesse Pinkman. Plus besoin de montrer jusqu’où White peut aller – il est déjà au-delà de toute rédemption. Les autres peuvent ainsi trouver l’espace pour exister, non comme des archétypes de bande dessinée (ce qu’est Walter, qui se distingue par quelques traits, quelques signes), mais comme des personnages.

Walter n’est cependant jamais allé très loin. Il est resté dans le poste, fidèle. Ce qui pouvait sembler parfois si déplaisant – la gratuité d’une violence tape-à-l’oeil, les épisodes ne reposant que sur des coups d’éclat – acquiert une autre dimension par le confinement dans lequel Gilligan a décidé d’achever sa série – comme s’il avait bouché la moindre ouverture de la maison White avant de tourner le gaz. Son souci, presque unique, est de faire une belle série, de la grande télévision. Mais il sait, peut-être mieux que personne, que la télé est petite par nature. Il ne cherche donc pas à rivaliser avec le cinéma, mais à faire le tour du bocal, de la boîte, à en explorer tous les recoins pour mesurer à quel point sa grandeur possible réside là, dans sa petitesse, son statut de petit écran qui n’offre pas la promesse du monde, mais simplement un point lumineux niché dans une autre boîte, la maison ou le foyer.

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Breaking Bad figure cela de manière souvent saisissante. C’est l’invention, géniale, de la cinquième saison. Pour « cuisiner » tranquillement, Walter et Jesse s’implantent dans des maisons envahies de parasites. Recouvertes à la Christo d’une bâche rayée jaune et verte pour leur traitement, celles-ci sont investies – colonisées, comme on le dirait d’un nid d’insectes dans un arbre – par les deux hommes qui y plantent une tente transparente à l’intérieur de laquelle se déploie leur laboratoire mobile. Mise en abîme à laquelle Gilligan ajoute encore une dimension lorsque, filmant l’extérieur de la maison, il fait défiler, comme si quelqu’un avait appuyé sur la touche « avance rapide » de la télécommande, le temps, les nuages et la lumière. Cela évoque évidemment d’autres plans, identiques, quand le camping-car de Walter et Jesse stationnait le temps d’une fournée dans le désert. Là aussi, le désert n’était pas une ouverture vers l’infini, un épuisement de la télévision par les confins – la preuve, au contraire, qu’il ne saurait y avoir de vide sans que celui-ci ne soit immédiatement pris en charge par ce qui le limite. L’espace infini se retrouvait contenu dans le temps accéléré. C’est le propre de la télévision de n’être qu’une boîte, contenue dans une autre boîte, et qui ne montre que des boîtes en cascade – histoire de famille regardant en famille la télévision qui montre une histoire de famille etc.

Si le familier est le royaume de la télévision, la série peut cependant faire briller d’un autre éclat ce qui, aussi, se loge dans une mise en abyme – un point à l’horizon, un scintillement qui suggère qu’il y a peut-être, malgré tout, quelque chose comme un monde, une expérience, quelque chose de non-programmé à en extraire. Peut-être n’est-ce qu’une illusion, encore un point de passage vers le même, une sortie vers un intérieur toujours plus lointain – le fin fond de la télé. Mais encore faut-il y aller, et c’est sur ce chemin que Gilligan rencontre à la fois la télé – sa volonté trop démonstrative de montrer le Mal dans l’empire du Bien – et autre chose que la télé. Il faut en effet se pencher pour aller y voir, s’arrêter et regarder – ce qui s’appelle vraiment regarder. La série classique était du temps perdu pour des regards distraits, son spectacle idéal celui des chairs se flétrissant sans fin (Dallas, Les Feux de l’amour, etc.). La série moderne est un corps condamné[11] [11] Sur cette idée, voir “3. Devenir-monde et faire-récit : le travail de la série” dans notre article sur Homeland et Rubicon. ayant offert à la télévision la pénombre et les chuchotements que réclame une lente agonie – combien de scènes, ici, dans Six Feet Under ou ailleurs, qui ne sont que murmures ; combien d’intérieurs qui semblent des refuges contre le soleil permanent du Sud des États-Unis, en particulier celui de Californie. La maladie et la noirceur, des êtres comme des lieux, produisent des nappes ou des pointes dans l’écoulement ordinairement continu du temps sériel – jusqu’où aller, jusqu’à quand tenir ? Rechute et rémission, dilatation et soudaine cristallisation.

Le devenir de la série serait-il celui d’un art termite voué à se creuser de l’intérieur en quête de quelque chose d’enfin inconnu, non-familier, étrange et inquiétant ? Vince Gilligan a donné à ce point la couleur noire, et aux émanations qui s’en échappent le vert envahissant du dollar, de la réaction chimique, de la corruption, de la pourriture, comme un poinçon qui signe chaque plan, affecte chaque corps et chaque lieu. Il a fait de l’enfermement de la télévision sur elle-même et en elle-même un principe esthétique, et une question morale. Selon toute logique, le point à l’horizon ne débouchera sur rien – c’est l’image impossible, l’image désirée, l’image qui achèvera tous ceux qui pendant cinq saisons se sont cognés la tête contre les murs.

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