Spring Breakers, Harmony Korine

Photogénie et bikinis

par ,
le 14 mars 2013

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Voici comment Harmony Korine raconte la naissance de l’idée de Trash Humpers (2009), son avant-dernier film : « Je me souviens, enfant, il y avait un petit groupe de personnes âgées qui traînaient dans les ruelles et sous les ponts, près de chez moi. Elles avaient toujours l’air d’être saoules et de danser. Une nuit, j’ai regardé par la fenêtre de ma chambre et j’ai vu certaines d’entre elles baiser des poubelles et rire. Elles avaient l’air de parler un langage inventé de toutes pièces. Ce film parle d’elles.[11] [11] « i remember when i was a child there was a small sgroup of elderly people who would hang out in the back alleys and underbridges by myhouse. they always seemed to b e bgetting drunk and dancing. one night i looked out my bedroom window and a saw a group of them humping trash cans andl laughing. it sounded like they were speaking a strange invented language. This is a movie about them », in « Director’s Statement », extrait du presskit de Trash Humpers. (Je traduis.) Nous reproduisons les fautes de frappe et les licences grammaticales, révélatrices d’une esthétique de l’erreur maîtrisée.  » Depuis l’encadrement d’une fenêtre, le petit Harmony assiste à une scène curieuse, qu’il déploie des années plus tard pour la transformer en un film – est-il besoin de le préciser : tout à fait curieux, lui-aussi – intégralement tourné en vidéo lo-fi. D’une image d’enfance est donc né un objet singulier, modelé dans une matière anachronique, un dépôt de mémoire nocturne, grossi, et offert à chacun. À tout le moins, offert à celui qui trouve le moyen de voir cette œuvre confidentielle, distribuée puis éditée en DVD par le label de musique rock Drag City.

Voici maintenant comment Korine raconte la naissance de l’idée de Spring Breakers, son dernier film : « Je collectionne depuis longtemps toute l’imagerie liée au Spring Break. (…) Et il y a deux ans, je suis tombé sur une image d’un groupe de filles, sur la plage, qui portaient des bikinis et des masques de ski roses. Je me suis dit que je pouvais raconter une histoire à partir de cette image.[22] [22] « Sweet Harmony », Propos recueillis par Joachim Barbier, So Film n°7, février 2013, p. 32.  » Là encore, semble-t-il, le film entier est né d’une seule image. S’il était question, précédemment, d’une image mentale, il s’agit cette fois d’une photographie découverte par hasard. Bien que leur support soit forcément différent – d’un côté, une trace impalpable, de l’autre, un rectangle de papier ou un périmètre de pixels – ces deux images peuvent être désignées comme le point d’élection d’un investissement affectif, le germe glacé d’une fiction en devenir. Korine documentaliste serait donc surtout un collectionneur fétichiste.

La fixation sur une image comme moteur d’un déploiement formel secondaire paraît symptomatique d’une certaine philosophie du temps, à l’œuvre dans Spring Breakers. Comment faire d’une image, un film ? C’est-à-dire, comment déployer une image ? Comment en réinventer les limites, tout en conservant l’idée d’un certain immobilisme, caractéristique de la fixation fétichiste ? Que révèle, enfin, une telle attitude sur la manière dont peuvent se faire les films à l’heure actuelle ? Car Korine est obsédé par l’idée d’être tout à fait « de son temps ». Depuis Gummo (1997), en effet, il n’est pas une interview où le cinéaste ne s’étonne, à quelques exceptions près (Leos Carax, Michael Mann, Kim Ki-Duk, etc.), du rétrograde de ses contemporains. Si les questions – massives, béantes – sont bel et bien posées, ce texte se contentera, pour l’heure, d’en esquisser les réponses.

L’intrigue de Spring Breakers se noue à partir d’une motivation initiale, partagée par les quatre jeunes protagonistes : rompre l’ennui pesant d’une vie d’étudiante de banlieue pour rejoindre, à tout prix, le Spring Break, cette immense beach party annuelle, théâtre de tous les excès (en bref : sexe, drogues et électro). Plus encore que pour les autres, cette virée est pour Faith (Selena Gomez), la petite catholique alanguie, l’occasion de « voir quelque chose de différent ». Les mots sont prononcés avec une gravité telle qu’il en va, semble-t-il, du virage existentiel. Une fois la somme d’argent réunie, les quatre amies se mettent donc en route pour rejoindre la destination tant attendue. Mais Korine suspend ici la progression du groupe, se gardant de mettre en scène la découverte ahurie des lieux. À la place, la voix off de l’une des quatre jeunes femmes raconte déjà le séjour, décrivant l’ampleur du changement produit en elles. L’initiation se raconte donc déjà au passé, le cinéaste enchaînant une série de plans erratiques, parfois crépusculaires (coucher de soleil, bord de mer, errance en scooters, images vidéo, etc.), suturés par cette voix téléphonique, qui installe un contrepoint flottant (la « spiritualité » des lieux évoquée sur une paire de fesses en gros plan). Cependant, les plans de découverte n’ont pas été confisqués mais simplement déplacés. Korine en a fait les premières images de son film, surgissant avec force – bien qu’au ralenti – dès la disparition du générique. Extraire ces images témoigne exemplairement d’une construction soustraite aux exigences du récit transparent chronologique.

Korine s’en est d’ailleurs expliqué à différentes reprises, déclarant par exemple : « Je voulais atteindre quelque chose d’hypnotique, d’hallucinatoire, aux sensations proches d’une certaine musique électronique répétitive et indolente ou de rap qui tend vers la transe (…). Avec ce film, j’ai voulu développer un certain régime de microscènes, une sorte de narration liquide délestée des contraintes de temporalité.[33] [33] « Quand j’ai vu un mec sniffer un donut, j’ai pris mes distances », Propos recueillis par Julien Gester, Libération n°9895, mercredi 6 mars 2013.  » Mais plus encore que réaffirmer la prégnance d’un modèle musical, fut-il le plus actuel (l’échantillonnage, la boucle), tout en soulignant sa pertinence dans le champ de la création contemporaine, il apparaît que l’élaboration structurelle de Korine engage comme conséquence l’introduction dans le film d’une philosophie du temps propre à la photographie. Détacher certaines images de la chaîne virtuelle du récit, les déplacer et/ou les répéter, ne fait rien d’autre, en effet, que réaffirmer leur caractère de pièces, précisément déplaçables et/ou répétables, donc d’images comme éléments de construction, et non plus comme doublures du réel. Des éléments de construction différenciés dont le spectateur fait l’expérience un à un, pièce par pièce, comme il feuilletterait un album. Faith déclare vouloir « mettre en pause » ce bref moment de bonheur qu’est le Spring Break. Et bien que la beach party ne recouvre effectivement qu’un tiers du film, il faut entendre ce souhait comme la déclaration d’intention du cinéaste.

Alien (James Franco), le gangsta blanc qui sort les quatre amies de prison (nous passons les circonstances de l’arrestation [44] [44] Néanmoins, il est une chose importante à noter sur la place de l’image vidéo à ce moment charnière du film. Les quatre jeunes femmes sont arrêtées par la police juste après le saccage d’une chambre d’hôtel. Or, c’est précisément au cours de cet épisode que se multiplient des images vidéo de sources diverses – différenciées par leur plasticité même – et relayant, au plus près des corps, les débordements sur place (destruction de plafond, « sniffage » de cocaïne sur ventres, vagues de mousse, torrents d’alcool, etc.). En considérant l’usage habituel de ce type d’images dans ce type de circonstances, il se crée un horizon d’attente fantasmatique chez le spectateur qui s’étonne de ne pas trouver d’image ouvertement pornographique. C’est évidemment l’intrusion inattendue des policiers qui court-circuite cette attente, rétablissant l’ordre par la censure. Après cela, le récit substituera à l’amorce avortée d’une initiation sexuelle, une intrigue criminelle plutôt conventionnelle. Et les images vidéo disparaîtront tout à fait du film. Ce qui est intéressant ici, c’est que la vidéo est désignée comme un régime de visibilité décomplexé, le lieu possible d’une monstration totale, que le cinéma s’efforce de contenir avant de rétablir une orientation « acceptable » au sein du récit (thème du Mal, amitié sacrifiée, rivalités entre gangs, etc.). Parce qu’elle s’inscrit dans un certain circuit de diffusion, qu’elle revêt un statut institutionnel et industriel, l’image-cinéma paraît donc « reprendre la main » sur la vidéo. et les motivations du bon samaritain), a d’ailleurs un geste tout à fait significatif. Il fait mine de prendre en photo le groupe (moins Faith, rentrée chez elle) en mimant la pression d’un déclencheur imaginaire : « Je n’en crois pas mes yeux. » Au mirage des trois créatures, l’homme oppose un réflexe photographique : fixer un instant pour l’éternité et se repaître avec volupté de son spectacle. Par la suite, la voix chuchotée d’Alien traversera le film tel un lointain écho aux plans inauguraux : « Spring Break, Spring Break for ever… » Si la répétition de la formule évoque l’hypnose, il ne faut pas négliger sa signification. Spring Break pour toujours : poser la pérennité de ce break (to break : casser, briser, fracturer – c’est bien l’idée d’une stase, d’un arrêt) comme une photographie pourrait fixer l’événement de manière définitive, voilà peut-être l’horizon esthétique du film. Faire qu’un instant soit éternel. Quelles modalités créatrices peuvent alors satisfaire à un tel projet ? En premier lieu : l’usage du ralenti. Les premières images de Spring Breakers figurent les corps de jeunes gens en maillots de bains, voire à moitié nus, se soûlant, s’étreignant, dansant sur une plage ensoleillée de Floride. Korine souligne, en le décomposant, le mouvement des chairs, le flottement indépendant de chaque muscle, comme en apesanteur. Si la scène contient indéniablement une composante sexy (déhanchements suggestifs, regards à la caméra aguicheurs, bouteilles de bière et sorbets-fusées assumant un rôle de substituts explicite, etc.), le ralenti déréalise ce qui est montré, hypnotisant le spectateur au point de ne plus y voir – en tout cas, dès la deuxième vision du film – que décomposition physiologique (fesses et poitrines se désolidarisant des corps tels des mollusques).

Ce ralenti introductif, en deçà de toute narration, est avant tout un geste de désignation. Il réalise le discret paradoxe de suspendre le temps au sein de cette expérience de la durée imposée qu’est le visionnage d’un film en salle. Il injecte du « photographique » (Raymond Bellour) dans le flux filmique. L’image, saisie comme unitaire, est alors vue pour elle-même. En cela, le film est assez proche du « travail du clip » (comme l’on dirait « travail du rêve »), analysé par Michel Chion : « Revenant sur les mêmes motifs, et jouant à chaque fois sur quatre ou cinq motifs visuels de base, le montage des clips est, plutôt qu’une façon d’avancer dans l’action, une manière de faire tourner les facettes du prisme, et ainsi de créer, par la succession vive des plans, une sensation de polyphonie visuelle et même de simultanéité, cela sur la base d’une seule image à la fois[55] [55] Michel Chion, L’audio-vision, Paris, Armand Colin, « Cinéma », p. 140.  » Car cette capture du regard, c’est aussi une question de montage. Korine réunit les conditions adéquates (altération de la vitesse, couplage musclé avec la musique, situation d’enclave au sein de la trame) pour qu’une image seule puisse libérer une force d’impact émotionnel maximale, en dehors de toute chaîne (au sens d’agencement mais également d’entrave) narrative. Telles ces images éparses à partir desquelles Korine fonde le projet de ses films. [66] [66] « Je n’ai jamais envisagé des films qui racontent une histoire, avec un début et une fin. Les souvenirs des films que j’ai aimés, ce sont des personnages et des scènes particulières. Des moments particuliers, juste des moments ! », « Sweet Harmony », art. cit., p. 37.

Malgré les différences éclatantes entre les deux hommes, Korine n’est finalement pas très loin de Jean Epstein, touchant à ce que le cinéaste théoricien nomme la « photogénie », cette qualité insaisissable et fugitive, uniquement susceptible d’être révélée par les « aspects mobiles et personnels des choses, des êtres et des âmes[77] [77] Jean Epstein, « Le Cinématographe continue » [1930], in Pierre Leprohon, Jean Epstein, Paris, Seghers, « Cinéma d’aujourd’hui », 1964.  », et traquée par les ralentis. La scène au piano blanc, enchaînant des images de braquage d’une lenteur extrême sur l’émouvant Everytime de Britney Spears, en est un des plus beaux exemples. Et la preuve que l’émotion peut prendre au piège un spectateur pour le moins incrédule face à l’orientation « guerre de territoires et règlement de comptes » du récit. Korine partage également avec l’auteur d’ « Alcool et cinéma », une certaine idée de l’expérience cinématographique : « Un film, il faut que ce soit quelque chose qui te nique le cerveau, te défonce, te bousille. On n’est pas loin d’une expérience narcotique. » [88] [88] « Sweet Harmony », art. cit., p. 37. Epstein, quant à lui, prend les choses par l’autre bout : « (…) on peut estimer que, dans son action générale, (…) l’alcoolisme a créé un climat mental favorable à l’exercice de la pensée onirique, qui est le mode de penser auquel le spectacle cinématographique fait appel et qu’ainsi, l’alcool a aidé à l’expansion du film. », « Alcool et cinéma » [1946-1949], in Jean Epstein, Écrits sur le cinema 2 (1947-1953), Paris, Seghers, 1975, p. 245. En somme, le récit s’efface au profit des images et de leur efficience.

Si l’aléatoire et le fragmentaire, au cœur même de notre consommation des images (télévision, YouTube, DVD, VOD), sont remployés par Korine comme principes formels, prenant acte d’une mutation de nos habitudes perceptives (amorcée il y a déjà plus d’un siècle : ciné, radio, tv), il serait peut-être plus intéressant encore de s’attacher au rôle de l’image-fétiche sur la création cinématographique[99] [99] Le choix de la vidéo analogique (avec ses bavures, sa texture accusée) pour Trash Humpers, à l’heure de la vidéo numérique HD, est en ce sens, tout à fait significatif. Quel besoin, en effet, d’employer cette matière mal dégrossie, si ce n’est pour retrouver une certaine qualité d’image ? En un sens tout à la fois affectif et technique. . Photographie, cinéma, vidéo, etc. comme centres d’investissement obsessionnels au cœur d’un dispositif vitrine – le film : le montage, la durée – employé dans le but de requalifier notre regard. C’est-à-dire, renouer avec une expérience singulière du regard, une expérience suspendue, déprise du tout-venant des images dispersées.

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Spring Breakers, un film d'Harmony Korine, avec Vanessa Hudgens (Candy), Selena Gomez (Faith), Ashley Benson (Brit), Rachel Korine (Cotty), James Franco (Alien)

Scénario : Harmony Korine / Photographie : Benoît Debie / Montage : Douglas Crise / Musique : Cliff Martinez, Skrillex

Durée : 92 mn

Sortie : 6 mars 2013