Notes sur les usages de l’image vidéo

Gummo, Harmony Korine (1997)

par ,
le 21 août 2012

Le premier film d’Harmony Korine, Gummo (1997), est un objet éminemment hétérogène, modelé dans trois matières d’images distinctes : le film argentique, la vidéo et la photographie. Chacune de ces matières se définit comme un régime d’image, c’est-à-dire un type de représentation établi selon un support, des conventions et un horizon d’usage particuliers. La co-présence forcément problématique de ces régimes à l’intérieur d’une seule et même œuvre questionne à la fois les conditions de cohabitation et les propriétés expressives des agencements produits. Quinze fragments vidéo peuvent être dénombrés, soit une durée totale d’environ quatorze minutes (un sixième du film). En articulant la place de ces fragments au contenu de la fiction, il s’agira d’extraire des valeurs d’usage variables et de comprendre la nécessité de produire ces heurts dans le corps de l’œuvre. Sans analyser dans le détail la totalité des fragments (le format de cet article ne s’y prête assurément pas), l’examen précis de quelques cas permettra une première élaboration théorique. Une analyse du premier fragment posera, tout d’abord, les principaux registres d’opposition qui mettront en lumière, dans un deuxième temps, la cohérence générale des usages de la vidéo à l’intérieur du film. Enfin, quelques spéculations sur le devenir de la perception concluront la réflexion.

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1. Jeux d’écarts – image/son, film/vidéo

Le film s’ouvre sur un fragment d’environ deux minutes. Après avoir entendu une comptine plutôt grossière mêlant écho et réverbération (Mom and Dad’s Pussy par Destroy All Monsters), la voix chuchotée de Salomon (Jacob Reynolds), l’un des deux personnages principaux, pose la situation du film. « Situation » s’entend ici à la fois en termes d’espace, de localisation géographique, et de temps, d’inscription dans une histoire. Le garçon raconte : « Xenia, Ohio. Xenia, Ohio. A few years ago, a tornado hit this place. It killed the people left and right. Dogs died. Cats died. » La narration se poursuit en soulignant surtout les détails insolites des modifications du paysage : des maisons éventrées, des colliers accrochés aux branches des arbres, une jambe sur un toit, une fille emportée par le vent, etc. Ce témoignage – nécessairement donné par un observateur in situ – n’entretient pas un rapport étroit de redondance avec les images qu’il recouvre. Si la tornade est bien visible à plusieurs reprises, les détails évoqués demeurent, en effet, sans illustration. Cependant, ce fragment inaugural tisse un lien particulier avec la catastrophe grâce aux mouvements d’appareils et aux choix de montage. D’emblée, il faut noter que la plupart des images sont des images de rues. Ce détail amène naturellement le spectateur à unifier une communauté de victimes : si les voisins sont tous réunis dans la rue, c’est que chacun a essuyé la même perte. La voix tend, par conséquent, à habiter l’image. C’est parce que le spectateur injecte fantasmatiquement le poids du désastre dans les images qu’elles paraissent tellement s’y rattacher. Un jeu d’écarts entre le son et l’image se met donc en place dans les premières minutes du film selon ce mode d’investissement dialectique.

La majorité des images sont enregistrées depuis un mobile ; qu’il s’agisse d’un véhicule en mouvement ou du corps de l’opérateur, exposé aux cahots d’un parcours à l’aveugle, des tremblements saisissent en permanence le champ de vision. Des passants, des véhicules (voitures, vélos), des habitants arrêtés sur le pas de leur porte, des feuillages, des poteaux électriques, etc. sont ainsi captés nerveusement. Le tremblement des images rejoue sur un mode formel – également fantasmatique – le choc des vents extrêmement violents de la tornade. Le cadrage s’inscrit dans un rapport de contiguïté supposé par rapport à l’événement : l’image accuse formellement les effets de la tempête.

Par ailleurs, ce tremblement exige de la part du spectateur un effort redoublé pour essayer de retrouver dans les images les détails mentionnés par la voix. Il arrive d’ailleurs, à de rares occasions, qu’image et voix se rencontrent quand, par exemple, à l’évocation d’une jeune fille correspond l’image d’une jeune fille ou, à celle de la jambe sur le toit, l’image d’un chien empalé sur une antenne télé. Un cas de jonction très précise – un seul – peut être constaté : Salomon évoque la maison de son voisin décapité et la désigne dans l’image (« that house »). Le reste demeure dans un relatif flottement.

En outre, les trois images de la tornade infléchissent inévitablement la lecture des plans situés en amont et en aval, c’est le propre du montage depuis les expériences fameuses de Lev Koulechov. Cette perméabilité actualisée dans l’expérience du spectateur est littéralisée par l’usage du son. Les souffles et sifflements curieusement sereins de la tornade s’étendent, en effet, sur plusieurs plans afin de leur imprimer, telle une estampille, la marque de la tempête.

Le premier fragment d’images vidéo se situe donc dans un rapport assez distancié par rapport à la catastrophe. Si cette distance est perceptible dans la non-concordance de l’image et du son, elle apparaît également dans la texture de l’image. En effet, ce fragment se détache radicalement du reste du film, à tout le moins d’une chaîne événementielle présentée sous l’apparence du film argentique, par la qualité particulière des images. Parmi les composantes à analyser comme facteurs de différenciation, il faut souligner les deux principales : la résolution et la couleur. Contrairement à l’image cinématographique produite grâce à l’action de la lumière sur un film argentique (au stade de l’impression comme à celui de la projection), l’image vidéo est le produit d’un signal électronique. Un spot lumineux situé derrière l’écran, dans le moniteur donc, balaye horizontalement un nombre déterminé de points à une vitesse telle qu’une image apparaît. L’écran vidéo a donc sa luminescence incorporée (parfois à l’origine d’un effet de scintillement – de battement), à la différence de l’image de cinéma qui, projetée, n’est autre qu’une réflexion sur un écran de toile inerte. Les points de l’image vidéo, écrit Christine Van Assche, « ne se composent en un tout que dans le mouvement, la trajectoire, la variation et le montage ». En conséquence, l’image vidéo est « toujours en mouvement » (le mouvement du spot étant la condition de son être), c’est une « image dynamique », une « image énergétique » (Van Assche, 1990 : 71).

Les images vidéo des premières minutes de Gummo, indifféremment accolées à quelques photogrammes super-8 dans une homogénéité de mouvements tremblés, sont manifestement refilmées (la présence sans doute fortuite du bord d’un moniteur à l’intérieur d’un fragment plus loin dans le film confirme ce dispositif). Cela a pour effet d’appauvrir encore la résolution d’images déjà en basse résolution. (La vidéo HD ne commence à apparaître que dans les années 2000 ; ce qui n’empêche pas Korine de réaliser le surprenant Trash Humpers en 2009 dans une qualité tout à fait exécrable). Le refilmage crée une couche de matière opaque supplémentaire car l’image reproduite charrie nécessairement avec elle l’air installé entre l’objectif et l’écran. Les contours sont apparemment brouillés et les silhouettes peinent à se découper clairement. Sur certaines images, les trames dues au mode de restitution par balayage horizontal sont clairement discernables. Le fourmillement à la surface de l’image, appelé « bruit visuel » (l’équivalent vidéo du grain photographique, proportionnel à la quantité de lumière qui entre dans l’objectif), est ici décliné sous deux formes : un bruit de chrominance, sous la forme d’une éclaboussure de taches colorées, et un bruit de luminance, sous la forme d’une éclaboussure de taches lumineuses. L’image est donc saturée de parasites, formant une seconde couche vivante sur-cutanée. Cette couche de matière quasiment picturale (prédominance de touches de bleu et de vert ici et là) joue un rôle d’écran, elle met à distance les sujets représentés, à la différence du régime argentique qui, dans Gummo, entretient une plus grande proximité avec le spectateur et favorise l’identification (primaire, à tout le moins). En outre, la restitution des couleurs en vidéo basse résolution étant loin d’être fidèle, le prélèvement de différents enregistrements décline une variation hétérogène de nuances qui évacue toute possibilité de raccord entre les plans et, par conséquent, toute installation de coordonnées spatiales stables et cohérentes.

Korine introduit donc son film par un agencement composite d’images vidéo qui, à différents niveaux, posent une distance. Distance entre le vu et l’entendu, la catastrophe passée et l’histoire présente, le film et la vidéo, les images et le spectateur. Soit autant de polarités venant, par la suite, affermir une distinction entre plusieurs niveaux de réalités.

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2. L’arrière-monde

Le concept d’ « arrière-monde » a été développé, en des sens différents, par Raymond Bellour à propos du travail de catalogage de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, et par Jacques Rancière à propos des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Chez Bellour, le concept est étroitement lié à la question de l’exhumation des archives (Bellour, 1999 : 250). Gianikian/Ricci Lucchi, à partir d’un travail sur les photogrammes, arrachent à l’oubli des fragments de film dont il renouvelle la visibilité, ménageant ainsi un accès vers cet arrière-monde. « Arrière » désigne ici essentiellement une localisation temporelle passée, bien que le contenu exotique d’un film comme From the Pole to the Equator (1987) aille également dans le sens d’une localisation spatiale reculée (les bandes utilisées, impressionnées par l’opérateur Luca Comerio, s’inscrivant historiquement dans une entreprise de colonisation du monde par l’image au début du 20ème siècle). Chez Rancière, l’arrière-monde est défini à partir du travail de Godard comme un monde originaire, un fond commun où cohabitent les images et d’où elles s’extraient « à l’appel du cinéaste » pour composer des agencements particuliers (Rancière, 2001 : 221) ; un « monde de la co-appartenance et de l’entre-expressivité généralisées » (Rancière, 2003 : 73). « Arrière » désigne alors l’origine.

S’il emprunte aux deux acceptions, le concept d’arrière-monde tel qu’il sourd des fragments vidéo de Gummo atteste aussi des prolongements originaux. Une brève description du contenu des images permet rapidement de s’en rendre compte. Le deuxième fragment (14 images) montre une jeune fille accroupie fouillant un terrain détrempé et lançant des graviers dans de larges flaques. En off, un témoignage d’inceste est prononcé par une voix de jeune fille. Le fragment se termine par le gros plan répété du visage souriant d’un homme, et la voix de préciser : « (…) he would tell me (…) what we were doing wasn’t wrong because he was my Dad. » Le troisième fragment (11 images) commence par trois gros plans du cadavre d’un chat blanc couvert de mouches et se poursuit par la conversation d’anonymes. L’extermination des chats à l’essence, les conditions de vie en prison et la haine des Noirs ponctuent l’échange. Le quatrième fragment (3 images) montre le père de Salomon, jouant successivement de la guitare électrique et du trombone à coulisse. En off, Salomon évoque le métier de son père, homme pipi, et mentionne une agression subie au cours du Martin Luther King Day qui l’amena à ne jamais plus célébrer ce jour. Le cinquième fragment (5 images) est un extrait du journal intime vidéo de Tummler (Nick Sutton) – le second personnage principal – dans lequel le jeune homme exprime un profond mal-être. La voix est entendue en off ; à l’image : Tummler, les yeux fermés, s’agite dans une suite de gestes désarticulés[11] [11] Pour une meilleure lisibilité, nous ne garderons dans le corps du texte que les fragments dont il sera question par la suite. Ainsi continue le relevé (ndlr) : “Le sixième fragment (1 image) recueille le témoignage désabusé d’un jeune homme suicidaire.” . Le septième fragment (5 images) est une bribe de conversation au cours de laquelle des anonymes aux visages floutés évoquent, tout en caressant des chatons, la dissolution d’un couple hétérosexuel à cause de l’arrivée d’une autre femme. Le saphisme y est pointé comme une anomalie[22] [22] Le huitième fragment (1 image) montre Tummler au téléphone, un chat mort à la main, Salomon à ses côtés. En off, Tummler disserte sur le bois comme matériau de construction primordial. Dans le neuvième fragment (3 images), une jeune femme albinos évoque face caméra ses goûts en matière de garçons et de vedettes de cinéma. Le dixième fragment (4 images) présente deux jumeaux dans une même baignoire, se lavant l’un l’autre en effectuant, chacun leur tour, des mouvements identiques. Deux inscriptions l’une au dessus de l’autre, « Identical Twins » et « Xenia, Ohio Died 1983 », apparaissent au bas du cadre. Le onzième fragment (1 image) montre un chat en train de se nourrir. Le douzième fragment (27 images) juxtapose des images d’handicapés, de représentations religieuses (Satan, Jésus ?) et d’enfants blonds. . Le treizième fragment (22 images) est un autre extrait du journal de Tummler, accolé cette fois-ci à des archives du groupe de trash metal Slayer. La voix désespérée de Tummler est d’abord synchrone par rapport à un gros plan de son visage, puis elle glisse en off quand l’image change. La voix synchrone des membres de Slayer se partage la fin du fragment avec la voix off de Salomon dissertant sur la beauté de la vie[33] [33] Le quatorzième fragment (7 images) est une séance photo d’un travesti. Enfin, le dernier fragment, symétrique au premier, se compose d’images de la tornade (13 au total, sous réserve de quelque approximation due aux tremblements). .

L’ « arrière-monde » que dessinent ces fragments vidéo trouve d’abord sa cohérence dans les thèmes véhiculés : le secret incestueux, le racisme, le souvenir d’un disparu, l’introspection, l’impuissance et la détresse face à la dépression, l’homophobie, les troubles mentaux et le travestissement. Chacun d’entre eux pose la question de la visibilité publique. Comment mettre en visibilité une réalité psychologique ? L’une des stratégies employées par Korine consiste à épouser les codes du documentaire. Par exemple, le racisme et l’homophobie (fragments 3 et 7) sont directement déduits à partir de conversations enregistrées passivement, sans intervention de l’opérateur. L’objectif n’est dirigé que sur celui ou celle qui parle et aucune musique ou voix off ne vient complexifier la lecture de l’image.

Une autre stratégie, plus complexe, est appliquée au fragment 2. Un témoignage est entendu en off sur les images d’une jeune fille qui ne parle pas. Eu égard au type de voix, le spectateur attribue sans trop d’hésitation ces paroles à l’enfant. De nombreux regards vers l’objectif encouragent, par ailleurs, cette attribution. L’intimité contenue dans la description des circonstances d’un attouchement (une nuit sur le canapé, un homme ôte sa culotte à la jeune fille) pose a priori un écart entre les paroles et l’image telle qu’elle se présente : un terrain désolé, de jour, en plan moyen. La disjonction entre le son et l’image tient également au fait que l’enfant situe le premier attouchement à l’âge de quatre ans alors qu’elle affiche ici une dizaine d’années environ. Le témoignage est progressivement parasité par des notes de musique agressives aux textures synthétiques, jusqu’à ce que l’évocation du père – cette fois-ci, dans une rapport de redondance avec l’image – sature la bande-son avec violence. Les trames de l’écran refilmé sont alors nettement visibles, ainsi qu’un effet de rémanence dessinant un cerne lumineux autour de la silhouette de l’homme. La dernière image, un très gros plan de visage, entraîne un pic d’intensité visuelle et sonore. Ce traitement artificiel paroxystique n’est pas indifférent à la place qu’occupe l’homme dans le traumatisme de la fillette, bien au contraire. Cette image qui surgit dans sa radicale matérialité accuse, en effet, une désignation toute particulière. Le tramage et la rémanence comme événements figuratifs rejouent, par des moyens strictement formels, le choc psychologique des agressions répétées.

Le jeu d’écarts image/son résorbé à la fin du fragment, en plus de reconduire la distinction entre privé et public, vu et su, charge l’image vidéo d’une dimension inquiétante. D’autant plus inquiétante qu’elle se fixe naturellement sur des composantes sinistres du paysage comme une large flaque brune, un sol boueux, un petit mur de pierres grises ou un vélo renversé dans l’eau. Autant d’éléments qui, traités en vidéo basse résolution et associés au terrible témoignage, composent une image traumatique. La « coalescence entre le perçu et le su » dont parlait Serge Daney à propos du plan straubien (Deleuze, 1985 : 319) apparaît ici dans une déclinaison liée au potentiel expressif de la matière d’image. La texture de l’image devient aussi la texture du trauma. En outre, le paysage détrempé et le petit véhicule convoquent dans la mémoire du spectateur les images vidéo inaugurales. Par association – et cela passe aussi assurément par la texture de l’image –, le désastre de la tornade se superpose au désastre de l’inceste et l’image se stratifie dans l’expérience du spectateur. « La vidéo, écrit Philippe Dubois, image sale, striée, instable, ontologiquement obscène, est (…) donnée comme l’Autre, comme l’envers de l’image propre du cinéma. » (Dubois, 2011 : 130). Bien qu’elle soit écrite à propos de Nick’s Movie (Lightning Over Water) réalisé par Wim Wenders et Nicholas Ray en 1980, cette affirmation peut facilement s’appliquer au film de Korine. L’ « envers », dans le dernier exemple étudié, est ce que cache l’image mais qui pourtant y est parfaitement présent. C’est par une dialectique entre la voix de la jeune fille et les accidents du paysage qu’émerge – sur un mode tant sensible qu’intelligible – une réalité psychologique.

Cette idée d’envers est également déclinée par l’agencement entre la voix de Salomon et les images de son père (fragment 4). Le décalage entre un homme manifestement facétieux, faisant hurler une guitare électrique avec force grimaces ou jouant du trombone dans son salon, et les informations données par la voix plutôt morne de son fils (métier sordide, agression) questionne la place des images enregistrées à l’intérieur de la mémoire intime. En effet, la voix joue ici le rôle d’une légende photographique, c’est-à-dire d’une information accolée infléchissant nécessairement la lecture de l’image. Enfin, les deux extraits du journal de Tummler (fragments 5 et 13) explicitent sur un mode tout à fait transparent la différence entre vidéo et film dans Gummo. Le jeune homme nonchalant et mystérieux que Salomon admire (« He sees everything. ») sur film argentique, confie son écœurement existentiel à l’image vidéo. Acculé à l’autoscopie, Tummler ne voit guère autre chose que la mort comme issue valable pour l’humanité : « Die, die, die. »

Le concept d’arrière-monde chez Harmony Korine emprunte pour partie aux théories déjà évoquées. D’une part, il partage avec Bellour l’idée d’exhumation : le trauma de l’inceste et le souvenir du père occupent dans la mémoire une place déterminée que le travail conjoint de l’image et du son permet de mettre en lumière. D’autre part, il reprend de Rancière l’idée d’une origine commune, dépouillée cependant de toute connotation métaphysique : film et vidéo s’entre-appartiennent comme les deux faces d’une même image, l’endroit et l’envers. Le rôle de la voix de Salomon, identique à celle que le régime argentique fait entendre, est bien là, posée sur les images vidéo, pour nouer ce rapport de co-appartenance et d’entre-expressivité. À ces deux idées, l’arrière-monde de Gummo ajoute celle d’une doublure intime. En effet, le régime vidéo est ici le lieu privilégié d’une inscription psychologique effectuée selon diverses modalités. De la captation documentaire à la dialectique son/image, l’image vidéo apparaît comme le site d’un dévoilement. En ce sens, elle constitue un régime de manifestation subjective (sans être, pour autant, exclusivement composé d’images subjectives au sens où l’entendent les typologies des points de vue cinématographiques) et s’inscrit dans un dispositif composite – produit de l’« entre-images » de Bellour – dont Philippe Dubois a pointé, il y déjà de nombreuses années, les potentialités énonciatives : « le passage par la vidéo (et par les autres corps d’images) est le lieu et la condition de l’inscription éclatée du je comme corps dans la fiction cinématographique » (Dubois, 2011 : 127-128). Ce « je » multiple passé comme en contrebande dans la fiction permet, en outre, d’embrasser l’horizon idéologique de la ville de Xenia, Ohio (à noter, entre autres choses : racisme et homophobie). Cette orientation subjective, articulée à l’hétérogénéité formelle et au thème de la catastrophe, conduit à s’interroger sur l’éventualité d’une nouvelle structuration de la perception.

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3. Les accidents de la perception

Le geste de refilmage se présente d’emblée comme une singularité tautologique. En effet, Korine filme des images en mouvement diffusées sur un écran, en prenant soin lui-même d’effectuer des mouvements de caméra. Les images sont recadrées afin de n’en sélectionner que des portions déterminées – bien souvent, des visages. Entre l’objectif et l’écran, une zone tampon accuse donc un rapport entre deux séries de mouvements (ce rapport est surtout perceptible dans le fragment 13 lorsqu’arrivent les images et la musique du groupe Slayer). Un tel télescopage pose, entre autres questions, celle de l’identification. S’il convient, selon Christian Metz – repartant de la théorie psychanalytique freudienne –, de distinguer l’identification primaire (= à la caméra) de l’identification secondaire (= à tel ou tel personnage), comment appréhender les conséquences du refilmage ? D’un point de vue théorique, l’identification primaire se heurte au dédoublement de la caméra : j’identifie les mouvements du cadre comme étant ceux de mon propre regard mais, à l’intérieur de ce cadre en mouvement, mon regard s’accroche aux mouvements d’un second cadre. Bien que ce dispositif n’engendre pas de réelles perturbations, il interroge la perception du spectateur, possiblement relayée par celle d’un personnage. Ces conditions particulières de vision questionnent, en effet, les postures énonciatives mises en jeu. Qui voit ces visages inquiétants au dessus desquelles apparaît furtivement le bord d’un moniteur ? À qui attribuer de telles visions spectrales ? Le refilmage a pour effet de produire une nouvelle matérialité ; la distance à laquelle est filmé l’écran créant à la fois une couche de matière et une couche de temps supplémentaires. Le refilmage installe, en d’autres termes, une distance spatio-temporelle qui renouvelle l’apparence de l’image. En empruntant à la philosophie de Walter Benjamin, et en effectuant un déplacement par rapport à la théorisation originale, cette distance pourrait être désignée par le terme d’ « aura ». Si la reproduction mécanisée a entraîné le déclin de l’aura, cette « apparition unique d’un lointain si proche soit-il » (Benjamin, 1991 : 144), il semble pour le moins surprenant de penser que le refilmage, cette reproduction mécanisée d’une reproduction mécanisée, puisse en assurer la rédemption. Cependant, la hiérarchie entre l’original et la copie, indispensable pour penser l’aura benjaminienne, s’inverse ici complètement. Les dégradations successives de l’image vidéo, par copies de copies, abîment (dans toutes les acceptions du terme) la résolution jusqu’à inquiéter la transparence figurative. Le refilmage voile alors l’image d’un nimbe fantomatique. L’image vidéo gagne donc son aura – une aura littérale, toute matérielle – à rebours. Par ailleurs, l’extrait de messe noire juxtaposé aux images des membres de Slayer – un groupe qui a toujours affiché une imagerie et des thèmes satanistes – convoque, en la pervertissant, la dimension cultuelle que Benjamin attribue aux œuvres auratiques. Comme il a été précisé, ces images surgissent en complément du journal vidéo de Tummler et accueillent ensuite les considérations métaphysiques de Salomon : « Life is beautiful. Really it is. Full of beauty and illusions. Life is great. Without it, you’d be dead. » Il semble donc possible d’analyser cette survivance de l’aura, compte tenu de la teneur des paroles qui y sont associées, comme l’indice d’un miroitement, le signe fragile d’une promesse portée par des icônes modernes.

Une même image refilmée peut également apparaître à plusieurs reprises dans le film. C’est le cas de la toute première image, un plan d’ensemble de deux jumelles vêtues de rose, vraisemblablement filmée depuis une voiture en mouvement, et répétée aussitôt tel un bégaiement. De même, le visage de l’un des membres de Slayer est d’abord aperçu juste après l’image de ces jumelles avant de réapparaître identique (bien que véhiculant des affects différents grâce au montage) dans le fragment 13. Le nom de la ville « Xenia, Ohio » par lequel Salomon commence son récit est d’ailleurs lui-même répété coup sur coup. Cet épisode inaugural, déjà décrit et partiellement commenté, pose indiscutablement la question de l’énonciation. Au vu de l’éclatement hétérogène des images et de leur matérialité ostensible (fourmillement des bruits visuels), il paraît assez difficile d’attribuer le représenté à la perception de celui qui parle. Le flottement entre la voix et l’image écarte également la possibilité d’un enregistrement devant lequel se tiendrait Salomon et dont il effectuerait la description fidèle. Néanmoins, la maison du voisin décapité est clairement désignée dans l’image. À cet instant, la voix télescope le regard du personnage/narrateur avec celui du spectateur et l’image peut être qualifiée de subjective. Il s’agit d’une « image-perception » au sens deleuzien (Deleuze, 1983 : 104). Ce cas est l’unique exemple dans Gummo d’une image-perception nouée entre deux régimes d’images. La voix claire de Salomon, nettement différenciée des voix parasitées entendues en vidéo (Tummler, la petite victime d’inceste, les membres de Slayer, etc.), appartient au régime argentique. Elle fuse dans le présent du film donc, et pourtant se pose exactement sur une image vidéo passée dont elle décrit le contenu. Deux hypothèses peuvent expliquer ce fait. Ces images d’une catastrophe passée appartiendraient à la mémoire du jeune homme et le montage du fragment, s’il accuse les effets de la tempête, figurerait aussi des mécanismes mémoriels (répétition, brouillage du souvenir qui peine à se fixer, connexions inattendues, texture artificielle du réel remémoré, etc.). Le bégaiement des jumelles effectuerait alors un geste d’accommodation du type « je me souviens… », l’équivalent du fondu introduisant tout souvenir mis en scène dans le cinéma classique hollywoodien. L’envers affiché par l’image vidéo serait donc ici : l’autre côté de l’œil. La seconde hypothèse trouve son fondement encore une fois chez Benjamin. Selon le philosophe, la perception sensible est un phénomène historique, nécessairement soumis à des déterminations matérielles, somatiques et techniques. Benjamin distingue deux types de modernité véhiculant chacun des modalités perceptives propres : la modernité du flâneur emblématisée par Baudelaire et celle du poilu exemplairement incarnée par Dada. Les collages dadaïstes, foncièrement hétérogènes (accueillant parfois directement sur le support des objets tels quels – roues, planches, bobines, etc.), développent une esthétique du choc (également partagée par la théorie des attractions de S. M. Eisenstein). Le choc doit engager de la part du public une prise de conscience politique. Il doit arracher le spectateur à sa passivité. Ce choc du montage est envisagé par Benjamin comme le prolongement esthétique du traumatisme effectif engendré par la Première Guerre Mondiale. C’est donc naturellement que le cinéma, avec sa discontinuité essentielle, se présente comme un symptôme moderne : « (…) l’œuvre d’art avec le dadaïsme se fit choc. Elle heurta le spectateur ou l’auditeur. Elle acquit un pouvoir traumatisant. Et elle valorisa de la sorte le goût du cinéma, qui possède, lui aussi, un caractère de diversion, en raison des chocs provoqués chez le spectateur par les changements de lieux et de décors. » (Benjamin, 1971 : 204). S’il est un événement traumatisant dans lequel s’origine le film de Korine, cela ne peut être que la tornade. D’où l’hypothèse que le fragment vidéo introductif mettrait en visibilité une perception éclatée, accidentée, comme effet d’un traumatisme originel. La non-concordance entre la voix et l’image pourrait alors caractériser, au mieux un manque d’attention patent, au pire une disjonction mentale plus profonde. L’image-perception de Salomon, si elle évacue l’efficience politique du montage-choc des années 1920, reconduit, en revanche, une conception dynamique de l’histoire comme agent de structuration sensorielle.

Conclusion

L’utilisation de la vidéo dans Gummo peut être définie à partir de deux éléments : le contenu et la matière de l’image. Si le premier a le mérite de révéler un horizon d’usage – la vidéo comme esthétique du narcissisme, la vidéo documentaire, etc. –, il ne semble pas constituer l’apanage d’un médium particulier. La photographie et le cinéma ont, en effet, développé à leur manière des usages que la vidéo, en raison de commodités techniques évidentes, a amplement relayés. Le second, en revanche, se présente bel et bien comme une spécificité. Si, comme l’a récemment écrit Philippe Dubois, « la vidéo n’est pas un objet (une chose en soi, un corps propre) » mais « un état expérimental » (Dubois, 2011 : 8), il y aurait alors lieu de poser cette question des virtualités expressives de la matière d’image vidéo. En effet, le voile du refilmage – cette couche adhérente – pose une distance travaillant indiscutablement la lecture de l’image, qu’il s’agirait de commenter pour elle-même. L’image vidéo, celle qui n’imite pas le piqué du film argentique et qu’Harmony Korine accueille allègrement dans son travail cinématographique (à l’exception notoire de Mister Lonely réalisé en 2007), se pose, à rebours de la définition de Dubois, comme un corps propre aux aspérités singulières.

« Il prétend que la matière électronique est la seule qui puisse traiter le sentiment, la mémoire et l’imagination. » Ces paroles déjà datées, rapportées d’Hayao Yamaneko, le concepteur du synthétiseur de Sans Soleil (Chris Marker, 1983), ont ouvert une perspective esthétique et théorique dont quelques raffinements, semble-t-il, sont encore à écrire.

Bibliographie :

BELLOUR, Raymond (1999) – L’Entre-Images 2. Mots, Images, Paris, P.O.L, 352 pp.

BENJAMIN, Walter (1971) – Poésie et Révolution, Paris, Denoël, Les Lettres Nouvelles, 288 pp.

BENJAMIN, Walter (1991) – Écrits français, Paris, Nrf-Gallimard, Bibliothèque des Idées, 389 pp.

DUBOIS, Philippe (2011) – La Question vidéo. Entre cinéma et art contemporain, Crisnée, Yellow Now, Côté cinéma, 351 pp.

DELEUZE, Gilles (1983) – Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, Critique, 297 pp.

DELEUZE, Gilles (1985) – Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, Critique, 378 pp.

RANCIÈRE, Jacques (2001) – La Fable cinématographique, Paris, Seuil, Librairie du XXIe siècle, 243 pp.

RANCIÈRE, Jacques (2003) – Le Destin des Images, Paris, La Fabrique, 157 pp.

Articles :

VAN ASSCHE, Christine – « De l’apport du vidéographique » : BELLOUR Raymond, DAVID Catherine, VAN ASSCHE Christine, Passages de l’image, Paris, Centre Pompidou, 1990, 71-76, 191 pp.

Filmographie :

Gummo (1997), Dir. Harmony Korine, USA

Mister Lonely (2007), Dir. Harmony Korine, USA

Trash Humpers (2009), Dir. Harmony Korine, USA

Sans Soleil (1983), Dir. Chris Marker, France

Cet article reprend le texte d'une conférence donnée le 27 juillet 2012 à AVANCA / CINEMA (Conférence internationale Cinéma – Art, Technologie, Communication).