Vers Madrid #6

« Erreur système. Réinitialisez s’il vous plait »

par ,
le 1 décembre 2014

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Dans Brandos Costumes (La Douceur de nos Mœurs), film portugais et brechtien, en projet dès 1970, sous le salazarisme finissant, commencé à tourner en 1972 et conclu quelques mois avant le 25 avril 1974, le cinéaste Alberto Seixas Santos interrogeait l’énigme de la permanence de cette dictature pendant quarante longues années, à travers la mise en scène d’une famille de la petite bourgeoisie lisboète (« de gauche archaïque ») dans une fiction dont « les scènes établissent une situation familiale semblable à celle que Salazar entretenait avec son peuple, un rapport de domination autoritaire ». On est alors, au Portugal, dans un moment où la jeunesse étudiante se révolte et s’organise (a commencé à Coimbra, à partir du 17 avril 1969, ce qui sera nommé la « crise académique », forme portugaise du Mai 68 français). Dans une scène remarquable, la plus jeune fille de la famille est représentée, en pull-over rouge, ânonnant, telle un enfant qui apprend à lire, mais avec détermination, les premiers paragraphes du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels : « être radical », déclare-t-elle, « c’est prendre les choses par la racine ». Scène saisissante, vue d’aujourd’hui, quand on remarque que la révolution portugaise de 1974[11] [11] Et pas le seul coup d’Etat des capitaines du Mouvement des Forces Armées, qui, dans leurs premiers communiqués, demandaient aux habitants de rester chez eux et de leur laisser la conduite du changement de régime, mais l’irruption décisive et les inventions politiques populaires qui vont imprimer leur marque sur toute la suite des événements, jusqu’au 25 novembre 1975 dans les villes, et jusqu’à l’hiver 1978-1979 dans les campagnes latifundiaires de l’Alentejo. fut la dernière « révolution » en Europe à utiliser le lexique du marxisme[22] [22] Comme le mouvement polonais Solidarnosc né en août 1980 fut la première mobilisation à enjeu politique national et international, contre un Etat-parti qui se réclamait du socialisme, du communisme et de la classe ouvrière, à inventer son propre lexique, surtout après le coup d’Etat du général Jaruzelski en décembre 1981. .

Sylvain George, dans le début de Vers Madrid. The Burning Bright, filme, au plus près de leurs efforts et de leur énergie neuve, les acteurs du mouvement d’occupation de la place Puerta del Sol du printemps 2011, en train de « réapprendre » les termes et les voies de la mobilisation politique, en méfiance de l’Etat, en toute horizontalité, mais désormais sans texte préétabli à réinterpréter, sans legs théorique venu du 19ème siècle ou du début du 20ème dont il s’agirait (ce fut l’idée de la génération précédente) de rétablir un tranchant révolutionnaire qui avait été annulé par la pétrification mortifère d’Etats-partis ou de partis (oppositionnels) d’essence étatique.

Il convient de rappeler le mépris dans lequel les fabricants de l’opinion, en Espagne et ici même, en France, ont alors tenu ce mouvement « 15-M », du fait qu’il était un mouvement sans chefs, sans programme et sans stratégie de pouvoir, mépris sévèrement aggravé par la réprobation bien-pensante de la distance affichée par les manifestants, tout occupés à leur exigence de « democracia real ya ! »  (« démocratie réelle maintenant ! », énoncé issu d’une plateforme du mois de janvier précédent) à l’égard des élections régionales et locales qui se tenaient en Espagne le 22 mai 2011.

C’est dire toute l’importance du film de Sylvain George, qui aborde le travail de captation (sons et images : directement en 2011 et mai 2012, indirectement en septembre 2012) et de restitution cinématographique de l’esprit et des formes de ce mouvement, avec le même esprit d’horizontalité et le même détachement programmatique : il le regarde pour ce qu’il est, comme l’expression, qui cherche et qui hésite dans une voie nouvelle, de réponses aux redoutables questions de notre contemporain politique, dès lors qu’est disqualifiée toute théorie de l’Histoire, ce qui veut dire toute confusion entre histoire et politique (avec le communisme comme catégorie politique d’une telle fusion).

Il y a trois ans, du film précédent de Sylvain George, Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerre, 1), j’écrivais : « Le film de Sylvain George fait exister un Calais qu’on n’avait jamais vu, par effet d’intériorité à ces hommes qui y transitent, ou qui y échouent, et dont il restitue l’humanité , en même temps qu’il répond à la question : qu’est-ce que filmer la barbarie, « ici » et « maintenant » ?[33] [33] Calais. Qu’est-ce filmer la barbarie « ici et maintenant » ? Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerre 1), film de Sylvain George, dans Les Nouvelles d’Archimède, revue culturelle de l’Université Lille 1, n°58, 2011. De Qu’ils reposent en révolte, outre sa capacité à inscrire cinématographiquement la parole et le geste qu’il recueille dans les lieux où cette parole s’énonce et ce geste s’effectue, c’est-à-dire à faire exister des lieux, Sylvain George garde dans Vers Madrid. The Burning Bright, la conviction politique de l’ « ici et maintenant », qui donne à son travail une puissance qui est la puissance de l’enquête.

Une enquête « en partage ». Son cinéma est une réponse à l’exigence que nous adressent tous ces mouvements qui interviennent dans un moment où on est tenu de prendre acte de l’épuisement des formes antérieures de l’organisation politique (mouvements tunisien et égyptien ; mobilisation « Portugal, génération à la traîne » de mars 2011 à Lisbonne et à Porto ; mouvement des lycéens et étudiants chiliens, né aussi en 2011, qui n’a pas cessé et qui bien au-delà de son objet de départ – le système éducatif au Chili – a irrigué, sur un modèle d’assemblées populaires, des situations socialement et géographiquement lointaines de Santiago ; mouvement israëlien de juillet 2011 dit « révolte des tentes » ; mouvements « Occupy », Wall Street à New York puis ailleurs dans le monde à l’automne 2011 ; mouvement de Gezy à Istanbul en juin 2013 ; mouvement « Tarifa Zero », à Sao Paulo et ailleurs au Brésil, en juin 2013 encore …) : l’exigence de l’enquête. Enquête sur leurs inventions, sur les tâtonnements de la parole et du geste collectif, sur leur expérience de la confrontation avec les problèmes de la durée (les assemblées du mouvement espagnol) et avec la répression déchaînée de l’Etat qu’insupporte l’idée même d’une organisation à distance de l’Etat (et, plus tard, la confrontation avec le retour de la voie électorale portée par une fraction du mouvement, comme ce fut le cas au Chili et en Espagne).

« Erreur système. Réinitialisez s’il vous plait », dit la pancarte d’une manifestante de Madrid. Réinitialiser, reprendre, réapprendre. La réinitialisation est, bien sûr, une tâche compliquée, comme en atteste, de l’intérieur même du travail de ré-invention, le mélange, dans ce que donne à voir Vers Madrid, entre le nouveau et l’ancien. L’ancien, c’est peut-être l’illusion de la seule force du nombre, c’est sans doute le retour étrange de ces vieux mots d’ordre qui n’ont pas, bien au contraire, été signe de force (« Le peuple, uni, jamais ne sera vaincu ! », crié si souvent dans l’histoire du monde quand précisément « le peuple » était en voie d’être vaincu ; « No pasaran ! », crié si souvent quand était précisément partagé le sentiment qu’« ils » allaient « passer » …), c’est encore la circulation ambigüe du mot « révolution », quand on sait toute la capacité de réorganisation et de modernisation des dispositifs de domination étatique que ce mot a pu servir.

Mais, de cet effort inventif de « réinitialisation », on peut aussi, par exemple, entendre, sur la place, ce vieux madrilène (qui a sans doute connu la guerre civile espagnole) dire à la jeunesse du 15 M, qu’il ne faut pas « parler comme des révolutionnaires qui utilisent le langage du pouvoir » ni « s’organiser selon le modèle des organisations qui nous oppriment ». Ce sont autant de moments de grâce, pour la pensée contemporaine de la politique, en ce temps où le mot même de politique est si atteint, que donne à partager le geste cinématographique de Sylvain George.

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Images : Brandos Costumes (Alberto Seixas Santos, 1974) / Vers Madrid - The burning bright.