Vers Madrid #3

Ici et maintenant

par ,
le 10 novembre 2014

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En 2011, quelques mois après le “Printemps arabe”, et en 2012 toujours, des milliers d’Espagnols, révoltés par la politique de leur gouvernement et par le libéralisme, sont descendus dans la rue et ont occupé les places des villes et villages, inaugurant les différents mouvements “Occupy” à travers le monde. À Madrid, la place historique de la Puerta del Sol a été investie pendant des mois par de nombreux citoyens qui, ne se voyant plus représentés par leurs élus, ont tenté de redéfinir un socle démocratique commun à partir duquel vivre ensemble, et d’imaginer une collectivité politique, économique, sociale alternative.

Sylvain George est allé à plusieurs reprises, en 2011 et 2012, filmer ce qui se passait sur cette Puerta del Sol. Laissant aux marges du film le contexte qui a provoqué le mouvement dit des “Indignés”, il s’est intéressé à la naissance d’une démocratie spontanée. Ce qu’il capte, c’est la manière dont les uns et les autres s’emparent de la parole politique, la découvrent pour beaucoup, et l’échangent, c’est l’émergence et l’organisation d’une intelligence collective. Il filme en même temps les visages, les corps, et tout ce qui les anime avec cet exercice nouveau : enthousiasme, réflexion, doute, approbation, élan, opposition…

Cette réappropriation démocratique va de pair avec l’investissement des lieux. Sylvain George les donne à voir, et par détails aussi, à côté de ce qui s’y joue. La reconquête dépasse l’espace politique pour s’étendre au monde. C’est le corps entier qui s’éveille, la parole, l’oreille, l’œil, y compris à tout ce qui est en-deçà ou au-delà des enjeux humains en cours.

A l’exception de trois séquences, Sylvain George a de nouveau choisi le noir et blanc. Les images filmées d’un événement proche, passées de la couleur que nous leur voyons toujours dans les médias au noir et blanc, ne sont pas de même substance. Elles perdent la valeur de reportage et d’actualité que nous associons à la couleur par conformation pour accéder, entre autres, à une dimension intemporelle. Les occupants de la Puerta del Sol ne sont plus seulement les Indignés espagnols qui se sont manifestés massivement en 2011 et 2012, ils sont des citoyens révoltés qui inventent une démocratie directe. Si cette intemporalité permet de dépasser le contexte, le jour et l’heure, pour atteindre l’universel – et le mouvement a effectivement essaimé bien au-delà de l’Espagne –, elle rattache aussi le film à ceux qui ont préexisté, auxquels le passage du temps, éloignant la situation ou l’événement, a donné ce même caractère générique, documents, actualités, newsreels, fictions, agit-prop ou essais sur la Révolution russe, le Front populaire, la décolonisation, 1968, le Chili d’Allende…

Et ici, la répétition de l’inébranlable dialectique élan/réaction pèse lourd. L’accumulation des images de révolte et de répression, le destin de ces mouvements finit par essouffler, par convaincre de l’éternel retour d’un rituel non plus libérateur mais purement exutoire, de ses coutumes, et de son issue fatale. Le film lui-même, divisé en trois parties, accuse la fatigue et marque le découragement au troisième temps : démobilisation sous les assauts répétés des appareils policiers et judiciaires, absence des images de Sylvain George, retenu ailleurs, remplacées momentanément par les images d’un(e) autre, en couleur, filmant une intervention policière très brutale.

Il est étrange de mesurer à quel point la valeur du noir et blanc s’est inversée entre l’un des films précédents de Sylvain George, Qu’ils reposent en révolte, et celui-ci. Lorsqu’il était choisi pour filmer le quotidien des immigrés clandestins qui tentaient de passer en Angleterre depuis la côte nord de la France, le noir et blanc renforçait le caractère inouï des images. Les médias, de leur côté, ne diffusaient que des reportages sous l’angle du contrôle des frontières et des flux migratoires, en couleur bien sûr, sans prêter la moindre attention aux individus. Sylvain George ramenait des images inédites de ces hommes et de leur vie, que le noir et blanc distinguait encore un peu plus.

Le noir et blanc de Vers Madrid le distingue également de l’actualité, l’extrait du présent, mais lui fait rejoindre cette fois une série d’images déjà longue, toute d’élans réprimés. Si la volonté de liberté, d’égalité et de démocratie revient toujours, si ses images sédimentent en nous, la réaction revient tout aussi sûrement saper les avancées, ses images aussi. Et on retrouve la dialectique éternelle de ce qui finit par faire histoire, dont on peine parfois à voir les lents progrès.

À la citoyenne que je suis d’une république centenaire et défaillante, il aurait fallu, je crois, la couleur, pour que j’y puise l’énergie de croire à un autre destin. Il aurait fallu, je crois, rappeler le contexte de notre début de XXIème siècle, ses formes particulières d’injustice, d’exploitation et d’oppression, pour qu’il soit lui aussi une première fois et qu’il échappe à la fatalité historique. Ou il aurait fallu, peut-être, mettre en question les moyens de la reconquête démocratique, leur usure et leur possible renouvellement.

À moins que cette usure ne soit au fond que la mienne.

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