Une vie cachée, Terrence Malick

Désertions

par ,
le 18 décembre 2019

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De Badlands à Song to Song, en même temps que l’œuvre approchait toujours plus d’un fantasme de film impossible, un film-prière qui ne serait que flux et vibrations, la côte de Malick sur le marché des auteurs s’est emballée puis effondrée comme aucune autre. C’est l’histoire de désertions successives : l’histoire d’un cinéaste aimé, qu’un seul film peut nous faire abandonner définitivement. À un moment de l’œuvre, exception faite de quelques panthéistes radicalisés, tout spectateur craque : il ne peut plus le suivre jusque-là. Quelque chose va trop loin. Et la rupture est sans appel, sans retour possible. Le film suivant ne fera qu’accuser le pli qui rend insupportable d’enflure et de naïveté le film où le refus naît. Ce n’est pas l’histoire à la Wenders d’un cinéaste qui s’est perdu en cours de route, c’est l’histoire d’un cinéaste qui est allé au bout d’une impasse, avec une obstination qui force le respect. Certains ont lâché dès Les Moissons du ciel, aux premiers frémissements des voix et des visages dans les champs de blé bercés par le vent ; mais la plupart des désertions eurent lieu à l’un de ces trois films : Le Nouveau Monde, The Tree of Life et À la merveille. Au moment où l’ermite invisible disparaissant des décennies entières se mit à donner régulièrement de ses nouvelles ; au moment, surtout, où il concéda enfin à représenter frontalement le mythe originaire qu’il avait toujours raconté et qu’il raconterait toujours, la chute de l’homme chassé du Jardin d’Eden.

Avec Le Nouveau Monde, Malick fabulait l’arrivée des colons européens en Amérique comme irruption du mal au pays de l’innocence. L’histoire était peut-être simpliste, mais demandait encore à être racontée, et racontée comme articulation de moments dialectiques : le mal pénétrait le territoire du bien,  corrompait les innocents, mais en retour la rencontre du bien faisait naître chez les civilisés la promesse d’une rédemption ; la naissance de l’amour chez Pocahontas était à la fois une faute, une trahison, et la découverte d’un bien supérieur, d’un absolu ; la perte de cet amour et la naissance d’un autre, dans l’expérience du deuil et du compromis, était l’apprentissage des tourments du cœur et de la relativité de toute morale. Le récit tenait encore bon face à l’irruption des trois figures antinarratives de la dernière manière de Malick : la profération du nom (« Water », « Love », « Life », etc.) comme composante de la voix-off ; le travelling avant courbé-accéléré comme cueillaison du personnage au milieu du monde ; l’irruption, à chaque séquence, de plans externes à l’action, de contre-champs sur la nature ou sur une autre scène qui surdétermine la première, à la manière d’un manque qui se manifeste. Ces trois figures étaient les contrepoints d’une conception symphonique du film, qui compliquaient le récit linéaire d’une mémoire plus profonde que l’Histoire, le souvenir d’un passé immémorial, la prémonition d’une fatalité en route.

The Tree of Life marquait la victoire de ces figures sur le récit, qui n’existait plus que sous la forme d’une trace à reconstituer derrière la prière continue des personnages en voix-off, derrière l’autonomie de la caméra qui cueille ce qu’elle veut, derrière la distorsion du montage qui opère l’irruption d’un hors-champ à l’échelle de la structure même du film – l’événement de The Tree of Life, sublime ou ridicule, c’est l’histoire de la création du monde qui surgit comme une longue séquence entre deux moments de la vie d’un père et d’un fils. Une dernière figure est venue parfaire l’arsenal stylistique du dernier Malick, l’usage systématisé du grand angle qui fait de l’espace un englobant, où le corps humain ne cesse de s’inscrire et de se désinscrire, de passer de la nature à la grâce, de la grâce à la perdition. À la merveille signait alors l’autonomisation absolue du style en absence de tout enjeu narratif : rien que des bribes quelconques de vies quelconques offertes, par l’usage systématique de ces figures, à la déploration de la perte et à la célébration de la vie. C’est la déploration qui primerait dans les deux films suivants, alors que tout le monde avait déjà sauté du train en marche, Knight of Cups et Song to Song, descriptions apocalyptiques des milieux de la musique et du cinéma comme cœur de la décadence moderne, enfoncement de Malick dans une radicalité dépressive et coupable, dans une perdition partagée avec ses personnages.

La surprise d’Une Vie cachée, alors, c’est d’arrêter l’hémorragie : pour la première fois, certains spectateurs sont revenus ; pour la première fois, un film de Malick semble freiner le déploiement emphatique de ses procédés et reculer dans la recherche impossible de l’équivalence du film et de la vie. Avec son récit historique, le parcours d’un Autrichien, Franz Jägerstätter, qui vota contre l’Anschluss puis refusa de combattre sous le drapeau nazi, le film semble enjamber la décennie passée pour revenir à l’équilibre opératique entre récit et élégie que Malick avait trouvé au moment du Nouveau Monde. Mais le cinéaste n’est pas revenu sur cet étrange parti pris stylistique introduit par The Tree of Life, l’usage systématique du grand angle ; et il n’a su retrouver la force dialectique d’un récit qui n’avançait, dans Le Nouveau Monde, que par contrariétés rétroactives du bien et du mal, par contagions et apaisements, glissement dans la zone grise de l’Histoire et de la morale.

Une Vie cachée s’ouvre par un beau montage d’archives du Troisième Reich qui résume l’accession de Hitler au pouvoir et ses premières campagnes d’annexion à une grande parade gestuelle où tous les corps s’alignent. On découvre ensuite le village de Franz dans de larges compositions extrêmement impressionnantes, qui dessinent un paysage alpin totalement courbe, où les sommets côtoient des gouffres, se referment sur eux-mêmes. Un monde idyllique et menaçant, toujours ce Jardin de la chute, mais dont la démesure s’accorde ici parfaitement à l’imagerie alpine du Romantisme allemand, et sa survivance tardive dans le film d’alpinisme nazi. Le choc de l’archive et du paysage, de l’histoire et de la nature, semble renouer avec la beauté de l’ouverture des Moissons du ciel, avec ses photos du début du siècle dernier, son usine infernale, les rues de Chicago et l’arrivée à la campagne. Mais très vite, la promesse d’un conflit dialectique s’estompe. Les archives reviennent, pourtant. Dans de belles séquences de train fonçant à toute allure. Les trains de la mort, bien sûr, dont il n’est pourtant jamais réellement question. Le train de l’histoire, surtout, rêvé par le héros comme une force brute et aveugle.

Le grand angle fait des paysages sublimes et des visages grotesques. En dehors de son aspect souvent disgracieux, son usage constant signe l’échec du film : il transforme le visage en paysage, en objet naturel. Or, qu’est-ce qui fait que Franz refuse le nazisme dont s’accommodent si bien tous les villageois ? Le film ne parvient pas à l’expliquer autrement que par une disposition naturelle : Franz est bon. Il est l’être de son village, de sa montagne, de sa nature, qui reçoit l’histoire de plein fouet comme un train le heurtant, mais ne lui appartient pas. Tous les autres sont montés à bord. Rien ne peut dès lors se passer entre lui et ceux qui l’entourent qu’un dialogue de sourds, qui se répète ad nauseam pendant trois heures. Quelqu’un, sa femme, sa belle-sœur, son père, son avocat, son juge, essaye de le convaincre de la folie de son geste. Sa pureté ne sauvera personne, mais elle le condamnera à sa mort, et sa femme à être veuve, ses trois filles à être orphelines. C’est un saint : il ne transigera pas. Sa décision n’a pas à voir avec le calcul des conséquences, mais avec l’assomption d’une loi morale inflexible. Au point où sa résistance n’est pas même un fait historique : le troisième Reich, dans le film, n’est presque jamais un régime politique, un épisode historique, mais le simple fait immémorial de l’existence du mal.

Le moine franciscain avait offert à Rossellini et Pasolini l’image terrestre de la sainteté : un acquiescement au monde qui allait jusqu’à en épouser entièrement la pesanteur, jusqu’à accepter de se transformer en objet ou en animal, en toupie et en corde à sauter, en oiseau qui piaille et qui volette. Le monde était sauvé par ce qu’il y avait en lui de plus terrestre, de plus bas, de plus commun. Malick propose l’image inverse de la sainteté, le refus absolu ; mais il ne trouve pas la forme qui ferait de ce refus autre chose qu’un silence où le film ne peut que buter encore et encore. Franz est comme les montagnes qui l’entourent, beau, hautain, impénétrable. Il vole très loin au-dessus du reste des villageois, qui tous votèrent l’Anschluss. Pourquoi ? Malick n’envisage même pas de poser la question. Ils ne sont que le menu peuple de l’Histoire, petites mains aveugles du désastre.

Deux scènes échappent à ce silence de l’histoire. Dans la première, Franz est reçu dans le bureau du juge (Bruno Ganz, dans son dernier rôle) qui le condamnera à mort. L’homme n’est pas méchant : il obéit aux ordres, agit sans haine, et s’inquiète de se voir jugé par l’homme qu’il conduit à la guillotine. La justice des hommes s’efface devant la justice des âmes, le juge prend un moment la position de l’accusé, et la banalité du mal revêt enfin un visage, dans l’angoisse morale qui s’instaure devant l’événement du bien. La question du pourquoi s’éveille dans une conscience historique. Dans la seconde, Franz et un autre prisonnier attendent devant le hangar où l’on va les guillotiner. Un soldat approche pour emmener l’inconnu, que Franz embrasse dans sa première effusion de tendresse et de panique. Il est comme descendu des cimes où il a régné tout au long du film. Les mains liées sur le banc, il se retrouve seul face à la mort. Tout dans sa posture indique l’Ecce Homo, cette tradition iconographique de la peinture chrétienne qui consiste à figurer le Christ au plus loin de sa kénose, cet abaissement qui lui fait se vider de sa divinité pour pouvoir vivre pleinement sa destinée humaine, dans l’angoisse et la souffrance. Franz est enfin parmi nous. On annonce pour l’an prochain une vie de Jésus par Terrence Malick. Le projet fait peur, bien sûr. Et pourtant, la surprise d’Une vie cachée, c’est de nous faire de nouveau attendre le prochain Malick, dans l’espoir que ces deux scènes ont suscité, l’espoir d’un film qui montrerait un dieu s’abaissant à faire l’homme, dans le seul but de lui parler.

Une vie cachée, un film de Terrence Malick, avec August Diehl (Franz Jägerstätter), Valerie Pachner (Franziska Jägerstätter), Michael Nyqvist (l'évêque Joseph Fliessen), Jürgen Prochnow (le major Schlegel), Matthias Schoenaerts (le capitaine Herder), Bruno Ganz (le juge Lueben), Martin Wuttke (Major Kiel).

Scénario : Terrence Malick / Montage : Rehman Nizar Ali / Directeur de la photographie : Jörg Widmer / Direction artistique : Steve Summersgill / Musique : James Newton Howard / Costumes : Lisy Christl / Décors : Sebastian T. Krawinkel

Durée : 173 mn

Sortie le 11 décembre 2019.