The Neon Demon, Nicolas Winding Refn

Six notes

par ,
le 26 juin 2016

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1. Après l’impasse narrative d’Only God forgives, revenge movie tortueux dressant le portrait d’un vengeur impuissant, il était logique que Nicolas Winding Refn revienne à la structure simple d’un conte. The Neon Demon peut même être vu, à bien des égards, comme une réécriture de Cendrillon : Jesse (Elle Faning) y incarne le personnage de la jeune orpheline candide, elle a seize ans et veut percer dans le milieu du mannequinat à Los Angeles. Des bonnes fées (une maquilleuse, une directrice d’agence) veillent sur elle, jusqu’au moment où l’évidence de sa beauté éclate face à un fashion designer : elle sera l’élue. La magie se brise pourtant presque aussitôt lorsque Jesse quitte le casting et surprend une de ses rivales aux toilettes. La rivalité entre filles – autre thème de Cendrillon – apparaît brutalement dans une scène d’agression : Jesse, blessée à la main, saigne, sa rivale veut lécher la plaie. Cette scène pose les enjeux du conte : le milieu de la mode intéresse moins Refn que l’élection d’une reine de beauté, qui fait basculer le film du côté du conte horrifique, et plus précisément de Carrie. Bien qu’il n’y ait pas de scène de bal dans The Neon demon, Refn emprunte à De Palma l’idée de la métamorphose monstrueuse d’une jeune fille.

2. Quarante ans séparent les deux films. Chez De Palma, le conte atteint sa plénitude horrifique, à travers une mauvaise blague : celle du seau de sang de cochon renversé sur le visage de Carrie White, reine de bal brutalement défigurée et ramenée à sa nature de vilain petit canard. L’humour noir de Refn est moins évident : son conte n’est pas ancré dans la tradition américaine, il ne joue pas, comme l’a fait récemment David Robert Mitchell dans It follows, avec les hantises puritaines liées à la virginité, il n’a pour horizon que la beauté. Un axiome en résume l’esprit : « Beauty is not everything, it is the only thing ».

3. La beauté, pourtant, est à l’image des néons qui l’éclairent : malade, morbide. Il faut dire ici à quel point le choix d’Elle Fanning est pertinent au regard de ce que vise le film. Adolescente solitaire dans Somewhere (2011), puis héroïne à la beauté spectrale dans Twixt (2012), Elle Fanning a existé jusqu’à présent à l’écran comme une éternelle enfant mélancolique, dans une idéalité romantique que Twixt a magnifiquement cristallisée. Le travail plastique opéré par Refn sur son actrice fait renaître cette figure d’adolescente pour la tremper dans l’imagerie agressive des publicités pour parfum qu’il a lui-même réalisées. Dans l’une des scènes les plus étranges du film, Jesse défile sur un podium dans un décor noir opaque où clignotent, dans le lointain, trois rectangles lumineux. Le conte penche alors du côté de la S.F et il n’est pas étonnant que soit cité, à cet endroit du film, 2001. L’abstraction du décor rappelle la chambre blanche où atterrit l’astronaute Bowman à la fin de son voyage dans le film de Kubrick : c’est un lieu intérieur, où le personnage se découvre dans son altérité. Le défilé consacre la beauté de Jesse, mais ce n’est plus tout à fait elle que l’on voit – comme ce n’est plus Bowman que l’on retrouve dans la chambre blanche de 2001. Dans ce moment expérimental, Refn dit exactement de quelle façon Elle Fanning appartient à son film : non pas comme un modèle unique, mais comme un objet susceptible d’être reproduit à l’infini, selon une logique d’iconisation typique de la mode, et plus largement du monde industriel. Trois reflets de Jesse apparaissent à l’écran : la jeune fille se voit comme dans un miroir brisé, c’est l’instant de sa métamorphose. Moment fascinant car il n’y a pas seulement une autre Jesse sur le podium (maquillée agressivement, celle-ci n’a plus rien de commun avec la jeune fille repérée lors du casting), mais plusieurs reflets de la jeune fille. Une diffraction s’opère, elle accuse moins l’illusion (le charme de Jesse est tout sauf illusoire) que l’émiettement de la beauté. Cette conception esthétique n’est pas sans conséquence sur ce que devient le personnage dans le récit. Alors que le sang de cochon qui se déversait sur le visage de Carrie restait symboliquement le sien – c’est-à-dire celui de son sexe, découvert honteusement sous les douches de l’école – ce qu’il reste de Jesse à la fin de The Neon demon (un œil) ne lui appartient plus tout à fait. La jeune fille a été cannibalisée par d’autres corps, qui l’ont plus ou moins assimilée. L’horreur, emprunte le chemin du conte, mais elle reste métaphorique, presque conceptuelle. Nul besoin de filmer la scène de cannibalisme puisque la mort de Jesse n’est qu’une étape du conte, après laquelle se poursuit le processus allégorique. La Beauté survivra à la mort de Jesse et s’incarnera dans d’autres corps, déjà retouchés par la chirurgie, donc plastiquement plus élaborés.

4. Le drame de Jesse est donc essentiellement esthétique. Il se joue plus précisément entre deux séances de shooting, celle qui ouvre le film et celle qui le clôt. Dans la scène d’ouverture, on la voit poser pour son copain photographe (Karl Glusman) sous les traits d’une ravissante morte : elle est allongée sur un canapé dans un décor vide, sa gorge est ouverte et béante. Grande scène d’ouverture qui joue pleinement avec le physique de son actrice pour l’iconiser en type publicitaire. Il n’y avait qu’un fou romantique comme Coppola pour faire revivre en Elle Fanning un modèle esthétique ancien – celui de la beauté évanescente des héroïnes d’Edgar Poe. Refn n’y croit pas : il n’existe plus pour lui de rapport romantique à la beauté comme idéal. Dans la mesure où cet idéal pose la beauté comme déjà morte – c’est l’histoire du Portrait ovale, c’est aussi celle du film le plus morbide d’Hitchcock : Vertigo – il ne reste plus qu’à exalter la beauté des simulacres pour fabriquer des books destinés aux agences de mode. Telle est la fonction de la première scène de shooting qui mêle imaginaire morbide et imagerie publicitaire. Grande scène qui résume tout le programme esthétique du film : Jesse est à la fois un cadavre sublime et une future reine de beauté, c’est un corps investi de toutes les caractéristiques romantiques (le teint lunaire, la virginité, l’innocence) et une adolescente d’aujourd’hui qui rêve de célébrité : « Je ne sais ni chanter ni danser, dit-elle, mais je suis belle ».

5. Dans le shooting final, les deux rivales de Jesse posent au bord d’une piscine : la lumière crue, le bleu écœurant de l’eau font rayonner la vulgarité californienne, aux antipodes de l’esthétique post-gothique de la première scène. Ce ne sont pas vraiment les deux rivales blondes de Jesse que l’on voit, mais plutôt deux formes procédant d’elle : l’une a échoué dans le processus d’assimilation, elle meurt en recrachant l’oeil de Jesse. L’autre le dévore aussitôt et s’enfuit dans un désert de sel. En elle se résume la visée de ce conte sur la beauté, qui s’achève sur un épilogue déconcertant, ostensiblement publicitaire. Refn, après avoir brisé une certaine idée de la beauté – celle, au fond classique, de l’aura, de l’innocence, de la pureté – semble vendre un produit dérivé de Jesse, presque une contrefaçon sur laquelle il pose ses initiales de créateur (NWR) comme sur une vraie pièce de collection.

6. La fin de The Neon Demon expose le film à toutes les critiques : vanité arty, vide formaliste marquant le triomphe de l’imagerie publicitaire. On peut évidemment voir dans le massacre de Jesse les symptômes de la stérilité de son créateur. Mais c’est lui faire un bien étrange procès, c’est rouvrir un vieux dossier critique (la croisade de Daney contre le visuel dans les années 80-90). The Neon demon n’est pas un serpent se mordant la queue, mais un grand film de formaliste malade, un conte où les formes muent monstrueusement. L’ambition plastique de Refn conduit son film très loin des clichés sur le milieu de la mode, ici réduit à quelques figures symboliques (une directrice d’agence, un photographe, des filles). Elle réside plutôt dans l’idée d’un film-laboratoire prenant le personnage (typique) de l’adolescente pour engendrer, à partir d’elle, une créature de synthèse, à mi chemin entre la femme fatale et l’alien. A Refn de se demander, désormais, ce qu’il va pouvoir faire de ce monstre.

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The Neon Demon, un film de Nicolas Winding Refn, avec Elle Fanning (Jesse), Karl Glusman (Dean), Jena Malone (Ruby), Bella Heathcote (Gigi), Abbey Lee (Sarah).

Scénario : Nicolas Winding Refn et Mary Laws / Décors : Adam Willis / Direction artistique : Nicole Daniels, Courtney Sheinin / Musique : Cliff Martinez / Photographie : Natacha Braier / Montage : Matthew Newman

Durée : 117 mn

Sortie le 8 juin 2016