Tempête dans l’aquarium

À propos de Fièvre sur Anatahan de Josef von Sternberg

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le 27 janvier 2021

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La grande affaire de Josef von Sternberg pourrait se résumer à ceci : comment des notables abandonnent leur position de prestige sous l’emprise irrépressible de leurs désirs. C’est Emil Jannings imitant le chant coq sous la risée des clients de L’Ange bleu ; c’est le capitaine Pascual dans The Devil is a Woman, contraint de démissionner de la Chambre suite au scandale de son amour contrarié avec Concha Perez (Marlene Dietrich) ; c’est encore Victoria dans Shanghai Gesture qui, possédée par le démon du jeu, tournera le dos à son père et à son milieu. A chaque fois, l’humiliation, la déchéance guette des personnages qui sont des pivots sur lesquels reposent l’ordre social : professeur, politicien, entrepreneur. Avec eux, c’est toute la bonne société qui vacille.

Fièvre sur Anatahan va plus loin encore dans cette mise en balance entre société et servitude passionnelle : renversant le canevas classique de la chute du bourgeois attiré par le vice, le film s’attache à montrer comment les lois du désir travaillent la communauté à la base, dans la possibilité même d’une existence collective. L’histoire part d’un fait divers historique – en 1944, en pleine Bataille du Pacifique, une quinzaine de soldats Japonais échouent sur une île, où ils resteront sept ans, persuadés que la guerre se poursuit – pour réaliser une véritable expérience anthropologique à portée universelle. La jungle recréée en studio, à l’artificialité revendiquée, participe de cette expérience : on est, comme le premier plan nous invite à le penser, face à un aquarium, où des individus coupés du monde vont voir céder une à une toutes les digues qui retenaient jusqu’alors la submersion de leurs affects – à l’image de l’île où vit la communauté des naufragés, constamment battue par les courants.

« [M]on intention majeure était d’inviter l’homme à examiner le processus de son asservissement aux émotions et de l’amener par ces biais à reconnaître l’utilité supérieure de la raison.[11] [11] Josef Von Sternberg, Cahiers du Cinéma, N°61, Juillet 1956, p. 47. » Grand perfectionniste, le cinéaste a très précisément listé et cartographié ces passions, sous la forme d’un diagramme faisant office de scénario : discipline militaire, désir, jalousie, nostalgie, reddition, violence varient en intensité et entrent en concurrence dans leur façon d’agiter la communauté des hommes. Dans les premiers temps sur l’île, les hommes se pensent encore en guerre et en reproduisent les réflexes et les jugements : obéissance au chef, amour de la patrie, détestation commune d’un ennemi invisible mais d’autant plus dangereux. Cette passion militaire est d’autant plus renforcée que le groupe se soude autour de rituels issus de leur ancienne vie : maintenir les tours de garde, saluer le drapeau et l’Empire, tenir la défense de l’île avec une mitraillette sauvée des eaux. Mais aussi danses collectives et chants de caserne. Cette manière de refaire société permet à la troupe de rattraper collectivement son retard sur la civilisation perdue, et de refaire en quelques semaines ce qui avait demandé à l’Humanité plusieurs siècles, selon le commentaire.

Les choses se corsent cependant quand cette tribu de fortune rencontre un couple autochtone, dont la femme deviendra vite la cible des désirs de tous. La seule chose susceptible de mettre à bas un affect, c’est un affect concurrent plus puissant : c’est, en l’occurrence, le désir pour Keiko qui déchirera l’adhésion à l’institution militaire. On retrouve ici le sujet sternbergien, à ceci près qu’à la différence de personnages de Dietrich, Keiko ne joue pas de ses charmes pour gravir les échelons dans un monde d’hommes, c’est contre son gré qu’elle se voit transformée en objet de convoitise et de discorde : « Elle ne fut d’abord qu’un être humain de plus échoué sur ce point minuscule de la carte. Elle allait devenir à nos yeux une créature féminine, puis une femme, puis la seule femme sur terre. »

Face à un tel désir primordial, les conventions tombent. Et ce n’est pas le moindre mérite du film de nous montrer avec une telle évidence la superficialité, la fragilité des conventions, et la manière dont elles peuvent, en un claquement de doigt, tomber comme un fruit trop mûr : scène terrible où le soldat jette à terre son commandant, et à travers lui son attachement et son appartenance à sa précédente société. Dès lors, ce qui remplacera le semblant d’ordre organisé autour de l’autorité de l’officier, c’est la crainte du courroux du plus fort… ou du plus fourbe, puisqu’un à un, les maîtres éphémères tomberont, sous le coup d’une balle ou d’un couteau dans le dos. « Nous avions rejeté le joug de la discipline. Nous étions libres de toute entrave, ce qui signifiait seulement que nous étions esclaves de nos corps… », conclut, lucide, le narrateur.

Le génie de Sternberg est d’avoir adopté un parti-pris formel unique : le film, tourné en japonais, est commenté en permanence par l’auteur lui-même, allant parfois jusqu’à annoncer les actions de ses personnages au début d’une séquence. Ces derniers ne nous apparaissent plus dès lors comme des individus exerçant un quelconque libre-arbitre : aucun suspense sur la conclusion d’une scène, aucun choix restant au personnage, ce ne sont plus que des automates, pris dans un déterminisme passionnel[22] [22] On pense naturellement ici aux travaux de Frédéric Lordon et à ses tentatives pour fonder une approche spinoziste des sciences sociales. Cf. Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010 ; La société des affects, pour un structuralisme des passions, Seuil, 2013 ; Imperium : structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015. . Sur leur caillou marin, impossible d’échapper à cette causalité implacable : les personnages ont beau toujours chercher à s’isoler, le désir, la jalousie et la violence les atteignent à travers les décors, pourtant extrêmement denses et remplis, que le cadre carré et resserré rend d’autant plus étouffants. Que le couple s’isole dans sa hutte, que Keiko veuille prendre son bain sous les frondaisons ou qu’elle suive un prétendant à l’écart, il y a toujours un regard qui l’épie, un curieux qui passe sa tête par la fenêtre, un chant qui brise la quiétude. Pire encore, une lame jalouse percera le mur d’un nid d’amour improvisé pour éliminer un concurrent. On songe à Don Pascual pourchassant Concha dans The Devil is a Woman, et ouvrant ou fracassant toutes les portes qui la sépare de lui ; ou plus tard, Concha elle-même passant tel un courant d’air des cellules de prison et au bureau du gouverneur, pour obtenir la libération de son amant. Chez Sternberg, aucune frontière ne semble pouvoir arrêter les élans d’un corps empassionné[33] [33] Dans son étude magistrale sur le sujet, Claude Ollier insiste sur la transparence des surfaces chez Sternberg, qui aime encombrer le regard, surcharger le champ, tout en laissant filtrer la lumière. Deleuze se souviendra de cette remarque dans ses pages sur le cinéaste dans L’image-mouvement. Cf. Claude Ollier, “Une aventure de la lumière”, Cahiers du Cinéma, N°168, Juillet 1965 ; Gilles Deleuze, Cinéma I. L’image-mouvement, Minuit, 1983, pp. 132-135.

La seule manière de canaliser ces émotions, c’est, on l’a dit, un affect plus puissant. En l’occurrence ici, le « dur désir de durer » (Paul Eluard) de la communauté. Les morts successives de leurs pairs pousseront les naufragés à traiter leurs passions par une décision collective, c’est-à-dire politique : voyant comment les armes à feu tendent à faire naître chez quiconque s’en empare une cruelle tendance à l’oppression et à la possession, le corps social fait le choix unanime de les jeter à la mer, manière de se préserver de la tentation et de ses conséquences tragiques. La discussion et la délibération semblent un temps prendre le pas sur les pulsions.

Un temps seulement, car ce collège improvisé peut aussi arriver à des choix totalement immoraux : pour cesser de s’entre-tuer, les survivants décident de tirer Keiko au sort. C’est grâce à l’évasion mystérieuse de la jeune femme, qui parviendra à signaler leur présence, que les naufragés pourront regagner leur pays, auréolés de gloire. La conclusion du film produit un curieux décalage : acclamés, transformés en héros par l’opinion, qui voit en eux les derniers combattants d’une guerre perdue depuis longtemps, le film nous a pourtant montré de la manière la plus crue comment ils n’avaient été que des hommes. La voix du narrateur participe de ce double mouvement : d’une part, son ton froid, clinique, son analyse des faits tend à les mettre à distance, comme un entomologiste contemplant un vivarium ; mais d’autre part, elle s’exprime à la première personne du pluriel, comme un participant du drame, et nous inclut de fait dans cette situation. L’aquarium du premier plan était en fait un miroir, dans lequel nous ne faisions que contempler notre reflet. Former de ses passions une idée claire et distincte, voilà, pour Spinoza, le premier pas vers la raison.

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Fièvre sur Anatahan, un film de Josef von Sternberg, avec Akemi Negishi (Keiko), Tadashi Suganuma (Kusakabe), Shoji Nakayama (Nishio), Kisaburo Sawamura (Kuroda), Jun Fujikawa (Yoshisato), Hiroshi Kondô (Yanaginuma)...

Scénario : Josef von Sternberg, d'après le livre de Michiro Maruyama ; Image : Josef von Sternberg ; Montage : Mitsuzo Miyata ; Musique : Akira Ifukube.

Sorti en 1953, le film est visible sur arte.tv jusqu'au 19 avril 2021.