Take shelter, Jeff Nichols

Tempête médiatique ?

par ,
le 9 janvier 2012

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Curtis est marié à Samantha, avec qui il a une fille, Hannah. Celle-ci devrait se faire poser un appareil pour pallier à ses problèmes d’audition. Heureusement, Curtis a un travail stable qui lui donne accès à une chose rare : une mutuelle. Comme le lui dit son ami et collègue Dewart, Curtis a une bonne vie : une famille unie, les moyens moraux et financiers de surmonter les éventuelles difficultés. Mais Curtis est en proie à des cauchemars et à des visions qui pourraient tout bouleverser : il est convaincu que le danger est partout et qu’une tempête menace.

Take shelter semble d’abord n’avoir qu’une seule idée, sorte de pitch imparable : un américain moyen s’imagine que sa vie et celles de sa femme et de sa fille sont menacées ; la peur du danger va-t-elle lui faire perdre cette famille qu’il veut préserver à tout prix ? Elle est bonne et ménage le suspense à elle seule. Nichols s’y colle donc à raison, même s’il semble le payer d’une difficulté à varier les plans et à se détacher des acteurs. L’intérêt, cependant, pourrait être ailleurs et le film parvient à se libérer de l’oppression du pitch, se libérant du même coup de celle de la métaphore.

Métaphorique, le film l’est évidemment. La tempête symbolise tous les dangers menaçant l’Américain moyen dans son bonheur douillet (au choix : menace politique, énergétique, bactériologique, chimique, climatique…). Les Etats-Unis soumettent l’Américain moyen à deux sentiments contraires : aspiration au bonheur familial et crainte de ne pas y arriver ou de le perdre. Soumis au régime de la peur, l’esprit d’initiative américain se traduit en repli sur soi. Soit la verticalité du film : puisque le danger vient d’en haut, du ciel, alors je vais vers le bas, je creuse le sol.

Très lisible, la portée métaphorique du film est aussi son point faible, là où il peut sembler ambigu et frustrant. La métaphore nous dit que l’auteur a conscience d’un problème mais qu’il n’a pas voulu ou su le traiter directement. Elle bâtit un plaisir poétique à partir d’observations sociales. Si le film est essentiellement porteur d’un discours sur la société américaine, si ce qui se passe dans ce monde parallèle de la métaphore vaut par le rapport qui peut être établi avec un monde premier, ce rapport de dépendance peut être préjudiciable. La métaphore est une traduction qui nous dissimule le texte original.

Mais la menace métaphorique, venue du ciel, est doublée par une menace qui nous semble bien plus réelle, celle de l’argent. Nous ne sommes plus entre ciel et sol, mais les pieds sur terre, dans un suspense social qui n’est pas moins angoissant. La folie du personnage ne paraîtrait pas si dangereuse si elle n’avait pas de conséquence économique. Pour la société américaine, être fou ce n’est pas entendre tonner quand le ciel est dégagé, c’est risquer de se mettre financièrement en danger – s’exposer à l’exclusion.

Samantha confie à son mari, qui se conduit si bizarrement, allant jusqu’à dépenser pour agrandir leur abri l’argent qui aurait dû servir à leurs vacances annuelles, son besoin de faire quelque chose de normal. Par exemple aller à un repas où se trouveront des habitants de leur village (qui, certainement, partiront en vacances). La normalité ainsi conçue, et l’appartenance à une communauté qui en est l’arbitre, a pour condition une capacité à avoir des revenus et à les gérer raisonnablement, afin de pouvoir offrir à sa famille des soins et des vacances, et donc de la conserver. C’est la double injonction sociale qui pèse sur l’homme dans un modèle traditionnel, et que Curtis porte sur les épaules : tu subviendras au besoin de ta famille et tu la protégeras. L’homme, à qui il est demandé d’être fort et raisonnable, est en même temps opprimé et vulnérable. Si le mari cesse de rendre possible le confort, un certain standing, il s’expose à être soupçonné dans son amour même. L’argent est ici donné comme vérité du mythe de l’intégration et de l’appartenance à une communauté, à son mode de vie.

Take Shelter sort également de la métaphore en se faisant le lieu d’une forme de pédagogie de la vision. L’évidence est d’abord mise sur le caractère fantasmé des visions de Curtis ; nous pouvons nous dire que les visions sont dans sa tête et si nous pouvons craindre les effets de sa folie, nous savons qu’il n’y a pas réellement de menace, pas d’éclairs dans le ciel, etc. Nous savons qu’il se trompe et cela nous donne une position assez rassurante. C’est aussi pour cela que le film semble d’abord être un film de fiction métaphorique prenant malheureusement la place d’un documentaire ; parce qu’il nous met en position de juger rationnellement un personnage qui se trompe.

Mais notre position évolue, se complexifie. D’abord puisque la folie de Curtis n’est folie qu’à moitié. Lui-même est conscient de son problème, se demande si ce qu’il voit existe vraiment ou si ce ne sont que des hallucinations. Puis arrive la séquence de l’abri, où la famille se réfugie pendant une tempête bien réelle. Samantha veut sortir, convaincue que la tempête est terminée, mais Curtis refuse d’ouvrir. Nous sommes avec les personnages, coupés de l’extérieur, entièrement soumis au hors-champ, et malgré tout ce que nous savons, nous en venons à nous demander ce qu’il y a dehors. Est-ce que tout sera dévasté ? Ne serait-ce que pour quelques secondes, nous envisageons une part de raison dans la folie du personnage. Le point final à ce parcours est la séquence qui clôt le film, quand une tempête arrive, annoncée par des gouttes jaunâtres. La femme et la fille de Curtis la voient aussi (elle se réfléchit également dans une vitre – réflexion crédible car indépendante de tout regard humain) : elle approche vraiment.

Curtis n’occupe plus la position, confortable pour nous, de l’homme victime d’illusions et dangereux pour cela. Il n’est plus simplement ultra-réceptif à la communication sociale et médiatique (voir la séquence où il regarde la télévision). Si l’une de ses visions cauchemardesques était symptomatiquement la reconstitution d’un épisode médiatisé, celle des pluies d’oiseaux morts, il était aussi visionnaire. Nous nous demandions comment le soigner, lui, sans nous occuper des causes de sa peur, de ses fondements réels. La tempête finale peut alors être perçue comme le retour fatal de ce qui précède toute médiation. Notre attention était portée sur les images et sur leurs effets, et non sur le monde non médiatisé ou pré-médiatisé, qui, sous de nombreuses couches, existe bel et bien. Ou alors ce à quoi nous assistons dans cette séquence finale est une contamination, avec l’idée que nous sommes tous potentiellement influençables, tous livrés aux images ; il suffirait de voir une tornade pour qu’elle existe ?

Nous ne croyions pas à l’existence des tornades lorsque Curtis seul les voyait ; nous y croyons parce qu’à présent plusieurs personnages les voient. Nous sommes dans un espace prioritairement cinématographique : comment reçoit-on ce que nous voyons ? À quelles conditions y croyons-nous ? Si le film est métaphorique, si la métaphore est politique et porte sur les Etats-Unis, la condition de cette métaphore réside dans la croyance réelle, quotidienne, à ce que nous ne voyons pas directement – ce que nous percevons via les médias. En s’éloignant de la politique pour aller vers une problématisation de la vision, le film touche son sujet à la base – et fait de l’ambiguïté et de l’incertitude des puissances. Comment interpréter le beau moment où Samantha fait un signe de tête à son mari pour lui signifier qu’elle aussi voit la tempête ? Est- ce un happy end – la confiance retrouvée – tragique ? Ou faut-il y lire « Moi aussi je suis folle maintenant » ?

Un film de Jeff Nichols, avec Michael Shannon (Curtis), Jessica Chastain (Samantha), Tova Stewart (Hannah), Shea Whigham (Dewart), Katy Mixon (Nat)

Scenario : Jeff Nichols / Photographie : Adam Stone / Montage : Parke Gregg / Musique : David Wingo

Durée : 120 min

Sortie : 4 janvier 2012