Soleil rouge

L'Ostalgie chinoise

par ,
le 29 octobre 2016

Le terme « Ostalgie » désigne à l’origine un affect et une mode en vogue dans les territoires de l’Allemagne de l’est. Comme sentiment, il spécifie la nostalgie à l’égard d’un pays désormais disparu, la RDA, et le regret dont souffrent certains de quelques aspects du régime communiste : une relative égalité des conditions, une subsistance minimale à défaut d’une abondance impossible, un rapport à la communauté différent de celui qui a cours dans les sociétés capitalistes et, bien sûr, d’autres formes de symbolisation de l’existence. Comme mode, l’Ostalgie renvoie à une série de pratiques entourant des objets propres aux industries d’Etat devenus d’authentiques fétiches, et dont le parangon serait la Trabant, cette automobile devenue le signifiant survivant d’une histoire engloutie. L’objet de la nostalgie est donc moins la pratique gouvernementale – difficile de regretter la Stasi – que l’univers de référence associé au communisme, soit l’imaginaire politique qu’il charriait et, pour partie, le quotidien matériel qu’il façonnait. Ce qui conditionne la possibilité d’un tel sentiment est, bien sûr, le radical évanouissement d’un pays, la RDA, dont les structures et les populations ont été phagocytées par son voisin lors de ladite réunification.

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Communisme cosmétique pour néolibéralisme avéré

Cette intervention voudrait transplanter ce concept dans la situation de la Chine postmaoïste, et en évaluer la pertinence analytique lorsqu’on entend l’appliquer au cinéma chinois récent. Les cas, à l’évidence, diffèrent. La RDA n’est plus de ce monde, alors que la République Populaire de Chine n’est pas loin d’en être la première puissance, et que les rênes de l’État y sont toujours aux mains du Parti communiste. Difficile de comprendre en quoi des Chinois pourraient être nostalgiques d’un pays dans lequel ils continuent d’habiter. C’est que ce même pays a radicalement changé, ou plutôt, il a conservé les apparences du même pour d’autant mieux s’altérer, si bien que les appellations officielles, intactes, ont aujourd’hui pour référent une organisation abolie. En ce sens, la Chine maoïste existe et n’existe pas tout à la fois, au point de rendre la nostalgie elle-même schizophrène. Sous couvert de permanence, le pays est passé du maoïsme ascétique de jadis, conduit par un strict égalitarisme et répondant à un impératif de révolution permanente, au « socialisme de marché » mis en place par les réformes orchestrées par Deng Xiaoping à partir des années quatre-vingts, et que ses successeurs n’ont fait qu’accentuer. L’économie a été libéralisée, entraînant les effets attendus – croissance des inégalités et précarisation des existences –, sans que soit pour autant desserré l’étau du Parti unique qui, tout corrompu et dynastique qu’il est aujourd’hui, n’a pas pleinement rompu avec les éléments de langage maoïstes. La Chine n’a pas connu de fracas semblable à celui ayant présidé à l’effondrement de l’URSS. Son changement a été plus long et insidieux, mais il n’en a pas moins liquidé l’idéal égalitaire à la racine du communisme, de même qu’il a infligé une dégradation symbolique et matérielle à ceux qui naguère représentaient le fer de lance du pays et qui, de plus en plus, passent pour son écume économique : les travailleurs manuels que sont les ouvriers et paysans. Pour eux, la nostalgie est avant tout celle de cette auréole dont ils sont désormais privés. Mais, pour tous, et parce que la raison des faits et l’ordre du discours s’accordent si peu, le rapport à l’objet perdu est bien plus complexe que dans le cas de la RDA, où la disparition ne fait pas problème. Ici, les insignes communistes persistent tout en semblant accuser une distance qu’ils prétendent gommer : l’objet est à la fois perdu et présent, si bien que la nostalgie se complique pour être aussi incertaine qu’avérée. Preuves en seraient, parmi d’autres, le succès du « tourisme rouge » et des pèlerinages de masse à Yan’an, et la « Mao fever », qui, dit Richard Landsberger, a transformé les icônes du Grand Timonier en amulettes protectrices : de guide, Mao serait identifié, dans les pratiques, à une divinité du foyer écartant les nouveaux périls économiques[11] [11] Landsberger, Stefan R., « The Deification of Mao : Religious Imagery and Practices during the Cultural Revolution and Beyond », in China’s Great Proletarian Revolution. Master Narratives and Post-Mao Counternarratives, dir. Woei-Lien Chong, Lanham, Rowman and Littlefied, 2002, p. 139-184. .

Barbara Cassin rappelle dans son livre sur la nostalgie que celle-ci trouve sa source dans l’expérience d’un déracinement, d’une errance que prolonge un égarement identitaire[22] [22] CASSIN, Barbara, La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Paris, Fayard, 2015. . Avec l’ostalgie chinoise, cet arrachement se formulerait ainsi : comment être exilé dans son propre pays, comment vivre avec un passé proche radicalement étranger. Ces deux dimensions sont comprises dans le mot qui pourrait traduire « nostalgie » en mandarin, « huaijiu », signifiant à la fois penser à son pays natal et penser à son passé, et conjuguant ainsi les deux termes allemands de Heimweh et de Sehnsucht. Mon hypothèse est que ce mot définit l’humeur dominante du cinéma auquel je m’intéresse ici, et que cette morosité douce se traduit sur plusieurs plans, narratif, stylistique et figuratif, qui donneront plus ou moins les trois temps de mon développement, attachés successivement à la figure du mingong, type majeur des récits contemporains, à une esthétique alanguie traduisant la torpeur morale dans laquelle est plongé le sujet nostalgique, et, enfin, au motif de la ruine, qui dramatise ce rapport au passé collectif propre à l’ostalgie. Tout cela devrait permettre de cerner les caractères de ce qu’il faudrait considérer comme une nostalgie politique, laquelle, exacerbée dans ce cinéma, semble dominer bien des humeurs de notre époque.

Une scène de Still Life de Jia Zhangke (2006) cristallise cette situation historique et affective. De tous les cinéastes contemporains, Jia est probablement celui ayant le plus versé dans la délectation morose, et Still Life, film empreint d’un sentiment de désolation singulièrement corrosif, passe pour le plus nostalgique de ses films, le plus riche en ruines et en exils. Son intrigue prend place dans l’une des villes appelées à être englouties par le barrage des Trois Gorges, et que des travailleurs migrants démolissent à la masse avant sa submersion. Le barrage, chantier pharaonique et, a priori, emblème de l’aura toute neuve d’un pays en pleine croissance, y métaphorise l’ensevelissement de l’histoire la plus récente, et des espoirs qu’elle colportait, plus sociaux que strictement économiques. Le récit de Still Life se concentre sur les destins parallèles d’un migrant et d’une bourgeoise venus retrouver des conjoints qui les ont abandonnés. Le premier se lie d’amitié avec Frère Mark, petit malfrat amateur inconditionnel des films de John Woo. Lors d’un tête à tête, Mark emploie une phrase venue d’A Better Tomorrow (1986) : « La société d’aujourd’hui n’est pas faite pour nous, parce que nous sommes trop nostalgiques. » Chez John Woo, la phrase disait l’affliction d’un vieux gangster voyant les codes du banditisme bafoués par une nouvelle génération dénuée de scrupules. Importée dans un autre décor – la scène a lieu dans une maison isolée au milieu d’un champ de débris –, elle dit une chose à la fois identique et différente : que la morale de prolétaire est désormais périmée, que la déréliction frappant ces personnages est collective avant d’être individuelle, et que les désastres intimes s’enracinent dans une tectonique historique qui les transcende. Surtout, la sentence révèle que la nostalgie, dans la production chinoise, est un affect propre aux déshérités, quand les nantis lui restent étrangers. L’Occident en fait souvent un sentiment pour solitaires argentés. La Chine inverse ces coordonnées et la réserve à la masse des démunis.

La cause de cette nostalgie n’est autre que ce phénomène devenu le signifiant-maître de tous les discours, la « mutation », abondamment théorisée par les officiels gouvernementaux et décriée par bien des cinéastes récents qui, de Jia Zhangke à Wang Bing, déclarent y trouver l’argument de leur art, conçu comme une sorte d’inventaire avant liquidation[33] [33] Sur WANG, Bing, voir « Longue (dé)marche », entretien du cinéaste avec Gabriel Bortzmeyer et Justine Rochot, Débordements, publié le 07/04/2014. Quant à JIA, Zhangke, voir l’entretien le plus complet à ce jour, avec Jean-Michel Frodon dans Le cinéma de Jia Zhangke, Crisnée, Yellow Now, 2016. Sur le discours officiel du Parti, voir Pernin, Judith, Veg, Sebastian, « Editorial », Perspectives chinoises, n° 2014/4, p. 3-5. . La « mutation » désigne la longue transition menant des lendemains de la Révolution culturelle à nos jours, qui a remodelé l’horizon historique du pays – de l’émancipation égalitaire à la croissance nationale – et troqué le marxisme-léninisme de jadis contre un confucianisme restaurant l’aura des vieilles hiérarchies[44] [44] Brisson, Thomas , « Confucius, retour vers le futur », Revue du crieur, n° 1, juin 2015, p. 144-159. . Ce tournant épochal ne manque pas d’interprètes. Wang Hui a montré dans un livre justement nommée The End of Revolution que ces réformes avaient fait de la classe moyenne la véritable base du Parti, au détriment d’un prolétariat délaissé[55] [55] WANG, Hui, The End of Revolution. China and the Limits of Modernity, Londres, Verso, 2009. . Yu Hua, dans son essai de sémantique historique La Chine en dix mots, a analysé ainsi les évolutions du sens de « disparité » :

« C’est ainsi que la Chine est passée de l’époque monochrome de Mao Zedong où la politique était au poste de commandement à l’époque polychrome de Deng Xiaoping où c’est l’économie qui prime. À l’époque de la Révolution culturelle nous n’arrêtions pas de répéter : ‘Mieux vaut une mauvaise herbe socialiste qu’une pousse capitaliste.’ Dans la Chine d’aujourd’hui nous ne distinguons plus ce qui relève du capitalisme et ce qui relève du socialisme. En d’autres termes, dans la Chine d’aujourd’hui la mauvaise herbe et la pousse sont devenues une seule et même plante.

Parfois, un mot, quand sa signification devient plus complexe, révèle par réfraction le changement social. ‘Disparité’ est un de ces mots. […] Trente ans ont passé, et nous n’avons toujours pas fini de parler de disparités, à ceci près que ce ne sont plus des disparités idéologiques creuses mais des disparités bien réelles. Disparités entre riches et pauvres, entre villes et campagnes, disparités régionales, disparités dans le développement, disparités de revenus, disparités dans la répartition, etc. […] Le jour où le mot ‘disparité’ est passé d’un sens restreint à un sens large, où il a cessé d’être un mot vide pour devenir une réalité, c’est que les problèmes sociaux se généralisaient et que les contradictions sociales s’y exacerbaient.[66] [66] YU, Hua, La Chine en dix mots, trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, Arles, Actes Sud, 2010 (édition chinoise 2010), p. 168-169.  »

De ces fissures se déduit que les plus basses classes de la société chinoise actuelle lorgnent avec nostalgie vers un communisme partout démenti.

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L’exil intérieur et le prolétariat fantomatique

Cette nostalgie cinématographique prend deux formes, une infranchissable distance à un passé pourtant récent, une expatriation paradoxale, un exil dans son propre pays. Ce dernier aspect est lié à une figure apparue au début des années deux mille et qui a depuis proliféré : le mingong, travailleur migrant clandestin dans son propre pays en raison d’un système d’immatriculation résidentielle qui prive toute personne sortant de son hukou (sa zone) de ses droits et protections les plus élémentaires. Cette population flottante représente une partie conséquente du personnel dramatique des films contemporains. Que je sache, il a fait son entrée dans la fiction avec Beijing Bicycle de Wang Xiaoshuai (2001), remake du Voleur de bicyclette de De Sica adapté au contexte chinois. Son héros est un paysan venu travailler à la ville et qui, légalement inexistant, est victime de l’exploitation, du vol et des rudoiements des classes aisées. Pour souligner cette vulnérabilité, Wang met en scène une espèce de précarité figurative qui place toujours son personnage au bord de la disparition.

Mais le cinéaste de fiction à avoir le plus recouru à cette figure de l’infamie sociale est Jia Zhangke. Absents de sa « trilogie du pays natal » (Xiao Wu, 1997, Platform, 2000, Unknown Pleasures, 2002), les mingong apparaissent dans son quatrième long, The World (2004), où ils œuvrent au maintien des activités d’un improbable parc d’attraction pékinois ; depuis, ils sont au cœurs d’un cinéma ayant pour problème central les migrations. Still Life est peuplé de travailleurs migrants parqués dans des pensions insalubres et exposés à tous les dangers et à toutes les violences, qu’on retrouve au terme de l’œuvre dans les différents récits d’A Touch of Sin (2013) racontant chacun un déracinement singulier, jusqu’au dernier prenant place dans les dortoirs des usines d’électronique du sud du pays. Rares sont les personnages de Jia à n’avoir pas connu l’exil et la perte de reconnaissance définissant le statut du mingong. Que cette figure soit liée à l’élégie du communisme, c’est ce que montre l’un de ses films à la lisière du documentaire et de la fiction, 24 City (2008), mise au tombeau d’une usine qui fut naguère fleuron du monde prolétarien et que dépèce désormais un néolibéralisme vorace.

La figure abonde plus encore dans le documentaire, peut-être en raison d’une analogie de statut : les documentaristes travaillent eux-mêmes dans la clandestinité, sans droits ni moyens, sans, la plupart du temps, de reconnaissance officielle de la part du Bureau du film, et réverbèrent leur position dans ces existences encore plus fragilisées. L’acte de naissance du New Chinese Documentary Film Movement, Bumming in Beijing de Wu Wenguang (1990), porte sur une bande d’artistes bohèmes à Pékin, tous désargentés et en situation irrégulière. Quinze ans après, dans Floating (2005), Huang Weikai a dressé un portrait similaire d’un musicien venu exercer son art à Canton pour être finalement rapatrié par la police dans sa zone natale. Mais on observe un même drame de la désappartenance dans les films sur les héroïnomanes de Zhou Hao (Using, 2008) ou Zhao Liang (Paper Airplane, 2001), ou dans le campement de plaignants filmé par ce dernier dans Petition (2009), qui documente quinze ans de vie soumise aux exactions commises par des autorités iniques. Les êtres auxquels ce cinéma lie son destin sont, plus encore que des déshérités, des désaffiliés, arrachés au corps national et défigurés, aux antipodes d’un prolétariat qui avait pour lui la solide appartenance de classe et l’aura glorieuse d’un corps gros de l’avenir du monde. Le mingong, c’est l’ouvrier pulvérisé.

Le drame figuratif de ces films consiste alors en un redoublement du corps du travailleur actuel par le corps fantomal de son ancêtre maoïste : en filigrane des silhouettes contemporaines se discerne cet éclat affadi que pleure le nostalgique – un statut oublié et une égalité oblitérée. Ce schéma a tout de la classique nostalgie de l’âge d’or. Seulement, on peinerait à faire passer les premiers temps de la République Populaire de Chine pour un âge édénique. L’objet de la nostalgie n’est donc pas tant un paradis n’ayant jamais existé que sa possibilité même, le rêve que portait en lui le communisme : bref, moins un âge d’or qu’un âge d’horizon, qui avait l’égalité pour but et l’émancipation pour moteur. Car c’est au fond le paradoxe fondamental du communisme que d’avoir existé sans avoir existé, et de s’être ainsi maintenu comme exigence future à proportion de ses défaillances immédiates : de ce fait, avoir la nostalgie du communisme signifie être nostalgique de quelque chose qui n’a jamais été. Or, c’est là, si l’on suit Freud, la définition de la mélancolie, qui désigne le sentiment de perte à l’égard d’un objet que l’on a jamais possédé[77] [77] FREUD, Sigmund, Deuil et mélancolie, trad. Aline Weill, Paris, Payot et Rivages, 2011 (édition allemande 1917), p. 50-59. . Le cinéma chinois semble à vrai dire flotter entre ces deux affects, entre nostalgie de ce qui fut réellement et mélancolie à l’égard d’un rêve dissipé. Disons qu’il s’agit d’une nostalgie mélancolique du futur du passé, et que cet endeuillement afflige un cinéma dans lequel on peinera à trouver de réelles scènes de joie : si une mimique a déserté cette production, c’est bien le sourire, très rare hormis dans les films narrant les amours printaniers des jeunes générations ; autrement y dominent la réserve et la contrition.

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Spleens générationnels

Il est d’usage de découper le cinéma chinois en « générations », et de distinguer, à notre époque, la cinquième de la sixième, la première étant née dans les années quatre-vingt, la seconde dans la dernière décennie du siècle à la suite des réformes économiques de Deng Xiaoping. La cinquième génération est souvent ramenée à trois cinéastes, Zhang Yimou, Chen Kaige et Tian Zhuangzhuang, même si d’autres comme Xie Jin s’y laissent aisément intégrer. La sixième, elle, représente une case plus labile, aux appartenances plus flottantes et moins revendiquées, puisque le seul à la mentionner régulièrement est Jia Zhangke – Wang Bing, Lou Ye, Du Haibin ou d’autres sont néanmoins rangés dans la même catégorie. Il faut en outre compter avec les cinéastes intermédiaires, conjuguant des traits narratifs ou visuels propres à chacun des groupes : ainsi Wang Xiaoshuai, Jiang Wen ou Zhang Yuan. Tout sépare ces deux générations : le style, volontiers pictorialiste pour la cinquième, d’inspiration néoréaliste pour la sixième ; l’ancrage temporel des récits, à l’âge impérial ou aux débuts de l’ère maoïste pour la première, dans le contemporain pour la seconde ; la narration, charpentée et résolue pour les aînés, flottante et indécise pour les cadets ; le genre majoritaire ou tutélaire, la fiction pompière pour les uns, le documentaire pauvre pour les autres ; le rapport au gouvernement, qui a fait de Zhang Yimou ou Chen Kaige les cinéastes officiels du pouvoir quand Jia est longtemps resté un réprouvé et que ses pairs le sont encore en majorité ; et, bien sûr, pour toutes ces raisons, la nostalgie propre à chacun de ces groupes.

Les cinéastes de la cinquième génération sont tous nés en 1951 ou 1952, et leur adolescence a été contemporaine de la Révolution culturelle, donc d’un grand ravage ou d’une abolition des références classiques ; l’objet perdu qui alimente la nostalgie de leurs films, c’est la culture séculaire d’avant Mao, présentée comme seule culture authentiquement ancrée dans le corps du peuple, quand le maoïsme et tout particulièrement les Gardes Rouges passent pour emblèmes d’un iconoclasme inculte. Dans To Live ! de Zhang Yimou (1994), il revient aux marionnettes des ombres chinoises de se faire les signifiants de cette culture assassinée ; dans The Blue Kite de Tian Zhuangzhuang (1993), c’est la structure de la famille confucéenne qui se trouve liquidée à travers les différentes vagues de répression ; enfin Farewell, my Concubine de Chen Kaige (1993) ravive la mémoire de l’opéra traditionnel, tandis que l’opéra révolutionnaire est présenté comme sa version dégénérée. L’esthétique de ces films s’est elle-même conçue comme une restauration de l’art pictural classique : Zhang Xudong, qui a vu dans cette génération la naissance de ce qu’il appelle l’ère « postsocialiste », a montré que, d’une part, son goût prononcé pour les amples paysages s’enracinait dans ce geste de retour à la culture anté-révolutionnaire, et que, d’autre part, ce maniérisme visuel avait contribué à l’émergence d’une subjectivité ne se pensant plus en termes de classes sociales[88] [88] ZHANG, Xudong, Postsocialism and Cultural Politics. China in the Last Decade of the Twentieth-Century, Durham, Duke University Press, 2008, p. 275. . L’objet perdu de cette génération n’est autre qu’une Chine millénaire et impériale dont la grandeur se confond avec le faste de son art.

Celui de la sixième génération, le communisme, ne peut être retrouvé par des œuvres mais seulement par des icônes, visuelles ou verbales. Les premières correspondent aux portraits de Mao ou aux peintures réalisés dans le style « réalisme socialiste » qui apparaissent souvent aux détours des plans. Les secondes, les icônes verbales, englobent à la fois les éléments de langage maoïstes qui continuent d’infester certains dialogues, les textes des slogans qu’on voit très souvent s’afficher sur les murs au fond des plans (notamment chez Jia, qui en use beaucoup) et les chansons d’époque encore fredonnées aujourd’hui. Le commerce des signes, dans ces films, ressemble souvent à un festival vignettes maoïstes. Une scène de Blind Shaft de Li Yang (2003) résume toute cette problématique. Elle montre deux anciens mineurs devenus escrocs et assassins, installés dans un karaoké en compagnie d’entraîneuses. Une lumière rouge sombre baigne l’image, faisant signe vers la luxure et le sang, mais aussi, fantomatiquement, vers les couleurs du communisme. Et la chanson qu’ils hurlent dans des micros grésillants est un classique maoïste de 1958, « Le socialisme est bien » (shehuizhuyi hao). Coupée lors de la diffusion chinoise du film, cette scène constitue un véritable exercice de conjuration figurative, faisant revenir le communisme pour mieux signifier son congé et la nostalgie qu’il attise.

Pour pleinement rendre compte de cette dernière, il faudrait analyser cet alanguissement si singulier qui préside au déroulement des plans dans ces films, et qui signale une sorte d’entropie affective ou d’état catatonique face à une histoire arrêtée, mise en suspens : l’apathie esthétique a en quelque sorte valeur de cardiogramme moral. Il faudrait également se pencher sur la nostalgie, chez ces cinéastes, d’une relation à un peuple dont ils s’exceptent désormais, alors que l’âge maoïste avait fait des artistes des ouvriers comme les autres, part intégrante du prolétariat qu’ils encensaient. L’évolution des figures d’artistes dans le cinéma de Jia Zhangke a de ce point de vue valeur d’emblème. Son second film, Platform (2000), suit à travers les années quatre-vingt la troupe de spectacles de Fenyang, progressivement privatisée et délaissant en conséquence le répertoire maoïste de ses débuts pour verser plutôt dans le punk-rock indépendant. Près de dix ans après, le court Cry Me a River (2008) montre deux couples d’intellectuels de la génération de Jia se retrouvant à Suzhou, et répétant une chorégraphie mélancolique inspirée d’Antonioni et du Visconti de Mort à Venise. Deux ans avant cela, le cinéaste avait suivi dans Dong (2006) la tentative du peintre Liu Xiaodong de renouer avec un réalisme social largement oublié, et dont la disparition dit aussi, en creux, l’écart qu’a pris l’art par rapport à un peuple dans lequel il trouvait sa matière et sa vocation : en même temps que les rêves d’égalité a été perdu ce lien intime entre l’artiste et son public idéal.

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Les ruines et l’iconographie nostalgique

Un motif omniprésent manifeste la prégnance affective de cette nostalgie historique : les ruines. Signes d’un passé littéralement mis en miettes, mais qui résiste à son évanouissement, elles font figure de plaies historiques zébrant les paysages et défigurant le visage que la Chine mercantile voudrait donner d’elle-même ; à elles d’indiquer un arasement inachevé, c’est-à-dire le souvenir de l’oubli du communisme.

Elles ont bien sûr pour lieu privilégié l’usine, emblématique de ce passé révoqué. West of the Tracks de Wang Bing (2002) aura par là eu valeur de charnière, avec sa longue agonie, étalée sur plus de neuf heures de film pour deux ans de tournage, du district industriel de Tiexi Qu peu à peu déserté, rouillé et ruiné, et habité par des êtres eux-mêmes ravagés par une usure qu’aggrave le désœuvrement. Jia Zhangke a sûrement pensé au film de Wang Bing lorsque six ans plus tard il a offert sa propre élégie du monde ouvrier avec 24 City, qui suit pareillement la trajectoire d’une disparition : le premier plan, sur l’entrée du complexe industriel, montre une foule de travailleurs se rendant au travail, et le retour du même cadrage à intervalles réguliers le long du film sert à marquer les phases progressives d’un irrémédiable dépeuplement. La même équation associant la ruine et le désert se retrouve du côté de la fiction avec The Piano in a Factory de Zhang Meng (2010), dont le personnage principal devient comme le gardien d’un temple désaffecté et le passeur d’une mémoire sans héritiers. Dans ces films, le délabrement du bâti signale la dissolution de l’ancienne communauté, définie par l’appartenance de classe et les liens solides d’un combat commun, tout en soulignant la déréliction frappant l’ensemble de ces destins désormais solitaires – les figures de l’esseulement sont très nombreuses dans cette production. Mais ces vestiges se rapportent aussi à la décrépitude des corps et au devenir-rebut de ces êtres jadis héroïques : de cela, la figure la plus éloquente serait celle du vieux Du dans West of the Tracks, ancien travailleur devenu ferrailleur et ermite.

Ce ne sont pas là les seules ruines[99] [99] Reynaud, Bérénice, « La pulsion documentaire dans le nouveau cinéma chinois (1990-2008) », Monde chinois, n° 17, printemps 2009, p. 85-95.  ; la déliquescence du monde industriel s’accompagne d’une dévastation des vieux habitats. The Chinese Mayor de Zhou Hao (2015) documente le ratiboisement des quartiers traditionnels de Datong ordonné par un maire désireux d’y implanter du neuf, en déplaçant au passage quelques centaines de milliers d’habitants. 1428 de Du Haibin (2009) parcourt les zones touchées par le tremblement de terre du Sichuan de 2008 pour constater que les pouvoirs locaux profitent de l’occasion pour démolir toutes les anciennes bâtisses de la région. Quant à Jia Zhangke, il a mis toute son œuvre sous le signe de la ruine, et a même déclaré plusieurs fois que son désir de cinéma était né de la contemplation nostalgique des vestiges : il aurait eu l’idée de son premier long-métrage, Xiao Wu, lors d’un retour dans sa ville natale de Fenyang, dont le vieux centre avait été rasé au profit de karaoké clinquants[1010] [1010] JIA, Zhangke, « Le monde se trouve sur le tatami », in Dits et écrits d’un cinéaste chinois, trad. François Dubois et Ping Zhou, Paris, Capricci, 2012 (édition chinoise 2009), p. 101-106.  ; son geste, depuis, s’est identifié à un sauvetage esthétique d’un monde en voie de péremption accélérée. Les ruines, dans ce cinéma, n’ont donc jamais à voir avec une logique de la catastrophe ponctuelle ; elles se rapportent aux travaux urbains, à un pays en chantier permanent qui renouvelle incessamment le congé qu’il donne au communisme. Bref, les ruines ne distinguent pas le passé du présent, mais fracturent le contemporain lui-même.

Il va sans dire que leur prégnance implique un phénomène de contamination métaphorique. La ruine en vient à définir le statut ontologique de tous les objets, comme des corps des travailleurs, tous voués à la désuétude, au déclin et à la déchéance. Mais peut-être que les ruines les plus significatives, dans ces films, sont, plus que celles des murs ou des chairs, celles des icônes, de tous les signes efficaces dispersés par le pouvoir, et au premier chef les portraits de Mao. Leur triste sort indique le dépérissement d’une doctrine politique identifiant le corps du peuple et le corps d’un chef incarnant censément le principe communiste. La mise au rebut de l’icône manifeste l’effondrement symbolique du régime. Les plans sur de telles effigies amochées concentrent donc toute la nostalgie de ce cinéma. Le plus éloquent serait celui qui clôt A Young Patriot de Du Haibin (2015), juste après une longue séquence de démolition urbaine : au milieu de montagnes avoisinant Pingyao gît une massive statue de plâtre, apparemment neuve mais déjà abîmée, et dans laquelle il n’est pas difficile de reconnaître la silhouette de Mao assise en majesté sur un modeste siège. La statue, dont le visage est masquée par un sac plastique, est à la fois seule, au milieu de nulle part – figure de l’abandon –, et esquintée – signe de la désintégration de l’édifice égalitaire que colportait malgré tout le maoïsme. Il s’agit donc, en réalité, d’une effigie tombale. L’esthétique des vestiges du cinéma chinois diffère donc beaucoup des figurations classiques dans lesquelles Michel Makarius voyait un moyen d’inviter le passé à la table du présent[1111] [1111] MAKARIUS, Michel, Ruines. Représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2011 (édition originale 2004), p. 11-23. . Les ruines, ici, rapprochent moins le lointain qu’elles n’éloignent le proche.

La nostalgie chinoise, soit l’ostalgie orientale, n’est en fin de compte pas celle d’un programme ou d’une idéologie, ni même vraiment celle d’un âge d’or auquel aurait succédé un âge d’argent, mais celle d’une communauté et des croyances qui la soudaient. Elle a donc peu à voir avec le culte du révolu, et beaucoup avec l’amour de l’espoir et la foi dans les possibles. En ce sens, elle cristallise et exacerbe la crise de la politique contemporaine, drapée dans un deuil similaire et confrontée à un même égarement. Elle aussi a reçu en héritage un legs chimérique, un passé qu’elle ne peut sauvegarder qu’à la condition de l’idéaliser, tout en l’assumant au sein d’une époque ayant congédié l’idée même d’avenir, et avec elle la croyance en la possibilité de réparer le monde. Il y aurait là matière à définir une nostalgie proprement politique, définissant les contours d’un âge dont l’étrange spécificité tient à ce qu’il est toujours présenté comme venant après tout (c’est l’âge du post-) et n’ayant devant lui rien que le néant.

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Images : Platform (Jia Zhangke, 2000) / West of the tracks (Wang Bing, 2002) et Petition (Zhao Liang, 2009) / West of the tracks et Blind Shaft (Li Yang, 2003) / Still Life (Jia Zhangke, 2006) / A Young Patriot (Du Haibin, 2015).