Qui a peur de la Théorie Queer ?

À propos d’Annihilation d’Alex Garland, 2018

par ,
le 14 juin 2019

Tout devint très rapproché. Car la voile sur laquelle James avait fixé les yeux au point qu’elle avait fini par devenir pour lui une personne bien connue, se mit à battre de haut en bas ; ils s’arrêtèrent, oscillants et attendant la brise, sous les rayons du soleil, à plusieurs milles du rivage, à plusieurs milles du Phare. Tout dans le monde entier semblait frappé d’immobilité. Le Phare devint immuable et la ligne de son rivage lointain se fixa. Le soleil devenait plus chaud et chacun semblait se trouvait plus rapproché des autres, avait l’impression de sentir leur présence qu’il avait presque oubliée.

Virginia Woolf, La Promenade au Phare, 1929, Stock, trad. Maurice Lanoire.

Dans un monde parfait, je n’aurais pas à être une militante féministe et gaie et je pourrais passer ma vie à discuter de H. P. Lovecraft. Je suis mordue d’histoires d’horreur et de Lovecraft. Par « histoire d’horreur », je n’entends pas le genre moderne gore dans lequel certaines personnes font du mal à d’autres, mais le genre plus ancien dans lequel la source de la peur est (habituellement) une certaine altération de la réalité.[11] [11] In a perfect world I would not have to be a feminist and gay activist and I could spend my life discussing H. P. Lovecraft. I am a horror story freak and a Lovecraft freak. By ‘horror story’ I don’t mean the modern kind in which people do gory and nasty things to each other but the older kind in which the source of fear is (usually) some alteration in reality. (Traduction de l’auteure)

Joanna Russ, « On Fascination of Horror Stories, Including Lovecraft’s », in To Write Like a Woman: Essays in Feminism and Science Fiction, Indiana University Press, 1995.

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Dans un monde parfait la science-fiction ne serait plus d’aucune utilité.

La science-fiction a encore un bel avenir devant elle.

Ce texte se situe dans le prolongement du travail déjà initié dans mon ouvrage La Fiction réparatrice (2017) qui proposait une transcendance queer des clivages binaires, à travers l’étude de fictions cinématographiques populaires. Partant du principe que la critique paranoïaque (qui persisterait à vouloir à tout prix distinguer les bons des mauvais objets, les productions féministes et queer de celles qui ne le seraient intrinsèquement pas) ne propose aucun horizon réparateur à l’exercice de la pensée, je préfère opter pour une lecture queer et féministe d’objets que je ne cherche pas à catégoriser. Le queer n’est pas uniquement une question de sexe et de genre et se répercute sur l’ensemble des binarismes systématiques qui nous sont imposés : nature/culture, monde imaginaire/monde réel, théorie/fiction, corps/esprit, haute culture / basse culture et que je m’attache à réparer.

Dans un court article daté d’avril 2011, publié dans le Manchester Guardian, et intitulé « Apprendre à écrire de la science-fiction avec Virginia Woolf », Ursula Le Guin appelle à ne pas se cantonner à un genre littéraire unique et à aller chercher l’inspiration et le souffle ailleurs, en particulier, chez Woolf, qu’elle admirait profondément pour la citer régulièrement dans ses essais. Woolf, telle que décrite par Le Guin, incite à explorer d’autres mondes, d’autres époques, comme dans Orlando ; ou encore à pratiquer l’« estrangement » avec Flush qui nous donne à voir le monde à travers les yeux d’un cocker :

« On peut parfaitement écrire de la science-fiction sans en avoir lu, bien que tout le monde ayant le désir d’en écrire ne le sache pas. Il est néanmoins impossible d’écrire bien sans avoir rien lu d’autre. Le genre est un riche dialecte, autorisant à exprimer certaines choses de manière particulièrement satisfaisante, mais si toute connexion avec la littérature en général et sa langue est perdue, l’affaire mute en jargon incompréhensible si ce n’est pour un groupe restreint. De nombreux modèles peuvent se trouver hors du genre. J’ai beaucoup appris à la lecture de la toujours aussi subversive Virginia Woolf. »[22] [22] Ursula K. Le Guin, « Learning to Write Science Fiction from Virginia Woolf », in Words are my Matter, Writings About Life and Books 2000-2016, Small Beer Press, 2016, p 95. You can’t write science fiction well if you haven’t read it, though not all who try to write it know this. But nor can you write it well if you haven’t read anything else. Genre is a rich dialect, in which you can say certain things in a particularly satisfying way, but if it gives up connection with the general literary language it becomes a jargon, meaningful only to an ingroup. Useful models may be found quite outside the genre. I learned a lot from reading the ever-subversive Virginia Woolf. (Traduction de l’auteure)

Le lien qui l’unit à son auteure de prédilection se trouve sans cesse renforcé dans son œuvre théorique et littéraire, comme par exemple dans une nouvelle intitulée « Direction of the road », (en français « Le chêne et la mort »), publiée dans le recueil The Wind’s Twelve Quarters, en 1975. Le Guin, suivant le modèle de Woolf dans Flush, une biographie, choisit pour narrateur de cette histoire un « non-humain », un chêne situé aux abords d’une route passante, inspiré par un véritable chêne de la Highway 18 près de McMinnville en Oregon[33] [33] Ursula K. Le Guin, « The Question I Get Asked Most Often », in The Wave in the Mind : Talks and Essays on the Writer, the Reader and the Imagination, Shambala Publications, 2004. . L’arbre, au lieu de subir les lois de la perspective et de la gravité, semble modifier volontairement sa taille et se déplacer pour offrir aux automobilistes la sensation de vitesse qui leur semble aller de soi. On retrouve dans cette nouvelle non seulement la pratique de l’estrangement, c’est-à-dire le développement d’un récit selon une perspective qui ne nous est pas familière, mais aussi quelque chose de la philosophie analytique telle qu’elle est présente dans l’œuvre de Woolf, soit une remise en question des manifestations de notre perception du monde et de l’idée que nous nous faisons de la réalité de notre propre regard porté sur les êtres et les choses.

L’histoire se termine mal, malgré toute la bonne volonté du chêne, par un accident de voiture et la mort de son conducteur :

« Hélas, une autre voiture arrivait en sens inverse et se trouva face à face avec celle du conducteur trop pressé. Et la route ne put rien faire pour sauver la situation, étant déjà trop encombrée. Pour éviter de heurter la voiture qui lui faisait face, le véhicule pressé enfreignit totalement les règles de la Direction de la Route par une conversion de quatre-vingt-dix degrés, ce qui m’obligea à bondir droit sur lui. Je n’avais pas le choix. Je dus me lancer sur lui à cent quarante kilomètres à l’heure. Je me dressais de toute ma hauteur, me faisant plus grand, plus gigantesque que jamais auparavant. Puis je percutai le véhicule. Je perdis un morceau d’écorce considérable et, qui pis est, une bonne couche de cambium ; mais pour un arbre de vingt-deux mètres de haut et près de trois mètres de circonférence au point d’impact, tout cela n’était pas bien grave. Mes branches tremblèrent sous le choc au point de faire tomber un nid de rouge-gorge de l’an dernier ; et je fus si secoué que je poussai un gémissement. Jamais de ma vie je n’avais parlé si fort. […] Le conducteur n’eut pas le temps de prononcer un mot. Je l’avais tué sur le coup. […] Mais il est injuste de m’imposer non seulement le rôle de tueur, mais celui de la mort. Car je ne suis pas la mort. Je suis la vie : je suis mortel. S’ils veulent voir la mort de leurs yeux, c’est leur affaire, non la mienne. Je ne veux pas être pour eux l’éternité. Qu’ils ne comptent pas sur les arbres pour y trouver l’image de la mort. Qu’ils la cherchent plutôt dans les yeux de leurs semblables. »[44] [44] Ursula Le Guin, Le Livre d’or de la science-fiction, Presses Pocket, 1978, trad Jean Bailhache. pp. 329-330-331.

Ce qui aurait été une banale histoire tragique contée par le conducteur humain du véhicule devient une critique bien plus complexe et horrifique du rapport de l’homme à la nature et de la nature à l’homme. Elle contient à la fois l’horreur de la mort et les germes d’une réparation nature/culture, humains/non-humains. Une histoire d’horreur qui comme le disait justement Joanna Russ citée en exergue de ce texte, ne relève au final de l’horreur que pour autant qu’elle puisse mettre en mots une altération de la réalité.

Or, la condition des femmes est elle-même un film d’horreur, une altération des conditions réelles de la vie. Toute société est d’abord une fiction, un ensemble de règles non-naturelles qui passent pour l’ordre des choses. La condition féminine est une science-fiction encore aujourd’hui majoritairement écrite au masculin dans un monde masculin, à réécrire sans relâche avec les outils féministes mis à notre disposition ou à inventer. C’est en cela que le pouvoir transformateur de la science-fiction féministe ou queer est indéniable par rapport à la dépossession opérée par et dans les récits dominants. Ce pan queer et féministe de la SF propose d’envisager d’autres modes de vie et de pensée en mettant en action des principes émancipateurs et des affects positifs.

Nous allons arriver à présent à aborder le point de départ de l’écriture de ce texte et simultanément son objet et sujet. À savoir le film Annihilation d’Alex Garland, sorti en 2018 et adapté librement d’un roman de science-fiction, premier tome de la Trilogie du Rempart Sud écrite par l’américain Jeff VanderMeer, représentant du New Weird[55] [55] Courant littéraire qui revendique une « paternité » arbitraire avec l’œuvre de H.P. Lovecraft (voir Mark Fisher, The Weird and the Eerie, 2016) mais qui pourrait tout aussi bien trouver ses sources ailleurs y compris dans une réparation du récit littéraire proto-féministe, féministe et queer. , publiée en 2014.

Les trois tomes de cette trilogie se nomment Annihilation, Autorité et Acceptation. Une sorte de programme qui pourrait répondre à la critique des outils de désagrégation de l’écriture des femmes, telle que formulée par Ursula Le Guin dans son texte « Disappearing Grandmothers », écrit en 2011, et publié dans le recueil Words are My Matter, à savoir : dénigrement, omission, exception et disparition. Dans le cas de Le Guin les substantifs viennent dénoncer le programme masculiniste à l’œuvre, et dans celui de VanderMeer les mouvements initiés devant l’inquiétante étrangeté d’un monde en mutation. Il faudrait selon lui quitter le rempart, accepter de se laisser envahir.

Tout comme Ursula Le Guin affirmait qu’un livre de science-fiction pouvait trouver préférablement ses sources à l’extérieur de son genre, en particulier chez Virginia Woolf, un film de science-fiction et d’horreur peut trouver ses sources en dehors de son genre, dans la littérature féministe.

Apprenons à regarder un film de science-fiction avec Virginia Woolf et Ursula Le Guin.

Le film d’Alex Garland, Annihilation, entrevu comme initiant un dialogue avec l’héritage d’Ursula Le Guin, semble être non seulement l’adaptation du roman du même nom de Jeff VanderMeer, mais aussi de celui de Virginia Woolf, La Promenade au Phare, dans une version science-fictionnelle librement adaptée. Les deux livres comme le film décrivent ainsi une mission menant jusqu’à un phare dont l’abordage est sans cesse repoussé et opère comme une quête autant qu’une hantise. Dans son article consacré à la disparition des grand-mères, Le Guin comparait La Promenade au Phare de Woolf avec Ulysse de Joyce, relevant les similitudes entre les deux textes et la préférence historique réservée à l’œuvre moins engagée de l’homme par rapport à celle de la femme, cantonnée à son statut d’exception.

Pour quiconque a lu La Promenade au Phare, il semble impossible de ne pas penser à Woolf en regardant Annihilation. Alex Garland s’était déjà illustré dans le genre de la SF avec son film précédent Ex Machina (2014), un mix entre Barbe Bleue et Wittgenstein qui mettait en scène un employé et le patron de l’entreprise Blue Book qui l’emploie, en référence au Cahier bleu de Wittgenstein et à Facebook. La possibilité d’un rapprochement volontaire, de la part du réalisateur, de l’œuvre de Woolf avec celle de VanderMeer n’est donc pas écartée.

Comme pour le chêne de Le Guin, Jeff Vandermeer s’inspire d’un phare existant situé dans une réserve naturelle marécageuse regorgeant d’alligators, St. Marks Wildlife Refuge, à Tallahassee, dont l’administration Trump vient de couper les subventions. Celui que le New Yorker a qualifié de « Thoreau weird » se bat actuellement pour sa sauvegarde :

« C’est un paysage et une série d’écosystèmes transitoires qui m’ont enchanté, fasciné et parfois effrayé. Plus nous en apprenons sur notre monde, plus il nous paraît étrange et complexe. Un jour, peut-être, arriverons-nous à normaliser cette étrangeté — et à la chérir. »[66] [66] « It is a landscape and a series of transitional ecosystems that have enchanted me, fascinated me, and at times scared me. The more we find out about our world, the stranger it appears to be, and more complex. Someday, perhaps, we’ll normalize that strangeness in our heads — and cherish it. » http://weirdfictionreview.com/2014/02/annihilation-weird-nature/ (Traduction de l’auteure)

Le film a été tourné, quant à lui, dans le Windsor Great Park, en Angleterre, et le phare qui ressemble parfaitement à l’écran à celui du St. Marks Wildlife Refuge est celui de Holkham Beach, toujours en Angleterre, patrie de Woolf.

Dans Annihilation, une expédition militaire se met en place. La narratrice embarquée est la biologiste ; l’expédition se compose de la psychologue (responsable en cheffe), de l’anthropologue, de la géomètre – manque la linguiste ayant finalement renoncé au moment du départ. Un groupe constitué donc uniquement de femmes — les hommes ayant échoué dans leur mission précédente— participe à la mission d’exploration d’une zone géographique en mutation, frontière qui, une fois franchie, interdit tout retour à la normale, les explorateurs ou exploratrices revenant au mieux malades de cancers, ou au pire ne revenant pas du tout.

Cette frontière est matérialisée dans le film par une « Irisation » (Shimmer) qui se propage le long des côtes américaines et entraîne des mutations animales, végétales, et humaines. Cette irisation queer — dans le sens où elle matérialise la séparation arbitraire entre un monde et un autre, une manière de voir et une autre — opère simultanément comme phénomène atmosphérique et rappel philosophique et théorique incessant, avec son arc-en-ciel qui vient transpercer le phare, but ultime de l’expédition (on apprendra à la lecture de la Trilogie de VanderMeer que le gardien du phare est un ancien prêtre défroqué, homosexuel). La frontière visuelle irisée n’existe pas dans le livre, elle est pratiquement invisible, les mutations sont infimes, à peine perceptibles, moins spectaculaires, l’étrangeté naît des descriptions qui s’étirent progressivement dans les trois tomes de la série, le premier tome paraissant moins affecté que le dernier.

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Enfonçons-nous donc dans la Zone X, voire même XX, puisqu’ainsi que l’exprimait la critique Kim Kirkpatrick : « Les hommes dominent peut-être l’histoire mais pour comprendre le récit, il faut suivre les femmes. »[77] [77] “Men may dominate the story, but to understand the story, follow the women.” in Kim Kirkpatrick, « Began Again : James Tiptree, JR’S Opossum Tricks », Biography, Vol 30, University of Hawaï Press, 2007. C’est le principe scénaristique du film d’Alex Garland, comme celui que se propose de suivre cette intervention.

Pour revenir à Woolf, il existe par exemple, dans le roman de VanderMeer un étrange tunnel, qualifié de « tour » par la biologiste, bien qu’elle s’enfonce dans la Terre, comme une réponse miroir au phare. (La tour n’est pas présente dans le film de Garland.) Le long des parois de la tour, dans sa descente, elle rencontre des inscriptions étranges sur les murs faites de spores, auto-générées par une sorte de matière organique qu’elle inspire et qui va progressivement modifier la perception qu’elle a du monde qui l’entoure. Le livre de VanderMeer semble ici faire écho à un passage de La Promenade au phare :

« Ses paroles (elle regardait par la fenêtre) ressemblaient à des fleurs flottant là-bas sur une eau nocturne ; elles donnaient l’impression d’appartenir à un autre milieu, de n’avoir été prononcées par aucune des personnes qui se trouvaient dans cette pièce, d’être entrées toutes seules dans l’existence. »[88] [88] « The words (she was looking at the window) sounded as if they were floating like flowers on water out there, cut off from them all, as if no one had said them, but they had come into existence of themselves. » Virginia Woolf, La Promenade au phare, Stock, 1929. Trad Maurice Lanoire. p.150.

« Les mots étaient composés de fructifications symbiotiques d’une espèce que je ne connaissais pas. Et la présence des spores sur les mots signifiait que plus nous nous enfoncerions dans cette tour pour l’explorer, plus l’air contiendrait de particules susceptibles de nous contaminer. »[99] [99] Jeff VanderMeer, Annihilation, Au Diable Vauvert, 2014. Trad Gilles Goullet. p. 37.
Dans le film, la floraison de mots est remplacée par une sorte d’invasion cartographique attaquant ou décorant les murs de l’ancienne base militaire implantée dans la Zone X supposément contaminée.
Annihilation (film et livre) flirte malgré —ou plutôt grâce à— son caractère horrifique avec la théorie queer et l’écoféminisme, ainsi qu’avec la science-fiction féministe.

Les interactions avec la faune sont à ce titre particulièrement éclairantes. Une attaque d’alligator albinos mutant à dents de requin, ne faisant pas partie du livre, pourrait sembler un ajout grossier dans un premier temps si elle ne faisait pas écho à l’un des livres de chevet de Jeff VanderMeer, Notes of a Crocodile (1994) de l’auteure queer et féministe taiwanaise Qiu Miaojin. Le crocodile dans le roman de Qiu Miaojin symbolise le corps queer : « Les crocodiles étaient à la fois un secret national et des parias, à la fois protégé.e .s et éradiqué.e.s ; leur protection conduisant à leur éradication finale. »[1010] [1010] The crocodile was both a national secret and a social outcast, at once protected and eradicated; their protection leading to their eventual eradication. La condition du crocodile, récupérée par la communauté queer taïwanaise, rejoint ici les préoccupations écoféministes.

Dans « Being Prey », en 1995, l’écoféministe Val Plumwood raconte une attaque de crocodile subie en 1985, dans l’East Alligator Lagoon du Kakadu National Park :

J’avais survécu à l’attaque du crocodile, mais pas à la volonté culturelle de la représenter selon le mythe du monstre masculiniste : le récit du maître. […] L’imposition du récit-maître a opéré de plusieurs manières : dans l’exagération de la taille du crocodile, dans la représentation de la rencontre comme une lutte héroïque, et en particulier à travers sa sexualisation. Les événements ont semblé fournir un matériel irrésistible à l’imagination pornographique, qui a encouragé l’identification masculine avec le crocodile et l’interprétation de l’attaque comme un viol sadique. […]. Les films d’horreur et les histoires d’horreur reflètent également cette crainte profonde de devenir la nourriture d’autres formes de vie : l’horreur c’est le cadavre dévoré par les vers, les vampires qui sucent le sang, et les monstres extraterrestres qui mangent des humains.[1111] [1111] I had survived the crocodile attack, but not the cultural drive to represent it in terms of the masculinist monster myth: the master narrative. […] The imposition of the master narrative occurred in several ways: in the exaggeration of the crocodile’s size, in portraying the encounter as a heroic wrestling match, and especially in its sexualization. The events seemed to provide irresistible material for the pornographic imagination, which encouraged male identification with the crocodile and interpretation of the attack as sadistic rape. […]. Horror movies and stories also reflect this deep-seated dread of becoming food for other forms of life: Horror is the wormy corpse, vampires sucking blood, and alien monsters eating humans.

Plumwood a donc dû pratiquer l’estrangement, comme Woolf et Le Guin, pour relire l’attaque subie, replacer le crocodile dans son écosystème, et questionner la place de l’humain dans la chaîne alimentaire. L’attaque de l’alligator dans le film Annihilation sera suivie par celle d’un ours ayant fusionné avec ses victimes.

Ainsi que l’exprime le directeur des effets visuels, Andrew Whitehurst : “Nous voulions suggérer l’idée d’une mutation entraînant non seulement une maladie, mais également des changements et transformations physiques prononcé.e.s, ce qui était vrai pour la plupart des créatures. Nous voulions suggérer l’idée qu’une partie de l’ADN de [Tuva Novotny] Sheppard était en quelque sorte additionnée à celle de l’ours, et sans doute d’autres humains qu’il avait rencontrés auparavant. Nous avions donc du mal à trouver une manière claire de rendre cela visible. L’un des concepteurs a scanné en 3D le crâne d’un ours et celui d’un être humain, et il a littéralement fusionné les deux. Nous avons regardé le résultat et nous nous sommes dit : ‘Oui, voilà, c’est horrible. Ça va marcher’.”[1212] [1212] “We knew we were going to try to suggest the idea of the mutation causing sickness, but also causing pronounced physical change and transformation, which was true for most of the creatures. We wanted to suggest the idea that some of [Tuva Novotny’s character] Sheppard’s DNA is somehow added into the bear, and maybe other humans it has encountered previously are part of it also. So we were struggling to come up with a clear visual way of describing that. One of the concept artists, in a piece of 3D software, got a scan of a bear skull and a scan of a human skull, and literally just mashed the two together. We looked at that and went, ‘Yeah, okay, that’s horrible. That’s gonna work.’”

Toute modification dans la trame du récit-maître convenu représente une menace, mais les choses ne sont pas aussi simples, les nouvelles qualités perceptives (résultat d’une contamination autant que d’un changement de perspective) rapprochent dans Annihilation (livre et film) êtres-humains, flore et faune, qui agençant leurs cellules, dépassent les séparations arbitraires marquées entre les corps et les esprits, la nature et la culture.

Les attaques de crocodiles, ou le fait de tomber malade, peuvent faire évoluer la perception du monde dans lequel nous croyons vivre. En termes de modification horrifique, le thématique du cancer présente comme métaphore filée dans le livre est par exemple nettement plus développée dans le film de Garland. Au tout début du film, Natalie Portman, alias Lena, donne un cours de biologie à l’université et propose à ses élèves de visionner un film scientifique tout en leur expliquant le phénomène auquel ils et elles sont en train d’assister :

« Il s’agit d’une cellule. Comme toutes les cellules, elle est née d’une cellule existante. Par extension, toutes les cellules proviennent d’une seule cellule. Un seul organisme sur la planète Terre, probablement seul dans l’univers. Il y a environ quatre milliards d’années, un est devenu deux, deux sont devenus quatre, puis huit, seize, trente-deux. Le rythme de division de la paire devient la structure de chaque microbe, chaque brin d’herbe, chaque créature marine, chaque créature terrestre et humaine. La structure de tout ce qui vit et de tout ce qui meurt. […] La cellule que nous observons provient d’une tumeur. Patiente au début de la trentaine, prélevée dans le col de l’utérus. Au cours du prochain semestre, nous exhumerons de près les cellules cancéreuses in vitro et discuterons de l’autophagie en captivité ».[1313] [1313] Extrait du film : « This is a cell. Like all cells, just born from an existing cell. By extension, all cells were ultimately worn from one cell. A single organism alone on planet Earth, perhaps alone on the universe. About four billions years ago, one became two, two became four, and eight, sixteen, thirty-two. The rhythm of the dividing pair witch becomes the structure of every microbe, blade of grass, sea creature, land creature and human. The structure of everything that lives and everything that dies. […] the cell we’re looking at is from a tumor. Female patient early thirties, taken from the cervix. Over the course of the next term, we will be closely exanimating the cancer cells in vitro and discuss an autophagia captivity. »

Dans son introduction à La Main gauche de la nuit, Ursula Le Guin établissait justement une relation entre l’état du monde, la science-fiction et le cancer :

« La science-fiction est souvent décrite, et même définie, comme une extrapolation. L’auteur.e de science-fiction est censé.e adopter une tendance ou un phénomène de l’ici et maintenant, le purifier et l’intensifier afin de produire un effet dramatique, et de l’étendre au futur. « Si ça continue, voilà ce qui va se passer. » Une prédiction est faite. La méthode et les résultats s’apparentent fortement à ceux d’un.e scientifique qui inocule à forte doses un additif alimentaire purifié et concentré à des souris, afin de prédire ce qui pourrait arriver aux personnes qui le consomment en petites quantités sur une longue période. Avec pour résultat presque inévitable le cancer. Il en va de même pour le résultat de l’extrapolation. Les œuvres de science-fiction strictement extrapolatives arrivent généralement là où arrive le Club de Rome : quelque part entre l’extinction progressive de la liberté humaine et l’extinction totale de la vie terrestre. »[1414] [1414] « Science fiction is often described, and even defined, as extrapolative. the science fiction writer is supposed to take a trend or phenomenon of the here-and-now, purify and intensify it for dramatic effect, and extend it into the future. “If this goes on, this is what will happen.” A prediction is made. Method and results much resemble those of a scientist who feeds large doses of a purified and concentrated food additive to mice, in order to predict what may happen to people who eat it in small quantities for a long time. The outcome seems almost inevitably to be cancer. So does the outcome of extrapolation. Strictly extrapolative works of science fiction generally arrive about where the Club of Rome arrives: somewhere between the gradual extinction of human liberty and the total extinction of terrestrial life. » (Traduction de l’auteure)

Critique sociale renouvelée en 2015, dans sa postface au livre de l’écologiste militant libertaire américain Murray Bookchin, The Next Revolution, dans laquelle Le Guin expliquait que notre système social a pour modèle le cancer. Bookchin nous incite à faire de la crise environnementale un moment de choix, « une opportunité de transcender les hiérarchies paralysantes du genre, de la race, de la classe et de la nation. Une opportunité de trouver un remède radical au mal radical de notre système social ».[1515] [1515] Voir « Ursula K. Le Guin on the Future of the Left ».

Les liens entre écologie politique et science-fiction sont ainsi clairement établis par l’écriture de cette postface.

Au-delà de la maladie comme métaphore, on peut trouver chez Virginia Woolf une compréhension fine et précise des effets de la maladie sur nos sens et de son pouvoir de transformation pas uniquement paranoïaque et négatif. La même année où elle travaille à l’écriture de La Promenade au phare, en 1926, Woolf publie un essai intitulé De la maladie, dans la revue Forum de TS. Eliot :

« Considérant combien les maladies sont répandues, le chamboulement spirituel qu’elles entraînent, la stupéfaction que nous cause, en cas de santé déclinante, la découverte de contrées jusqu’alors inexplorées, les friches et les déserts de l’âme que le moindre symptôme de grippe fait surgir, les précipices et les pelouses parsemées de fleurs bigarrées qu’une légère poussée de fièvre révèle, les chênes antiques et inflexibles déracinés en nous sous l’effet d’une indisposition, la façon dont nous sombrons dans l’abîme de la mort et sentons les eaux de l’anéantissement se refermer juste au-dessus de nos têtes avant de nous réveiller, pensant être en présence des anges et des harpistes […] Il devrait exister, nous disons-nous, des romans consacrés à la grippe et des épopées à la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage de dents. Or il n’en est rien »[1616] [1616] Virginia Woolf, De la maladie, Paris, Payot, 2007. .

Le film Annihilation pourrait ainsi également être considéré comme un film sur le cancer. Le motif de la maladie déprécié à l’époque de Woolf prend d’ailleurs aujourd’hui essor tant dans les Disability studies que dans la littérature. La théoricienne queer Sara Ahmed parle de « murs atmosphériques » pour décrire la réaction de personnes intersectionnellement privilégiées se tenant dans une même pièce que des personnes de couleur ou porteuses de handicaps[1717] [1717] Sara Ahmed, « Atmospheric Walls », Feministkilljoys, 15 septembre 2014. . L’atmosphère est la plus étrange des zones de transition, nous dit-elle. L’irisation d’Annihilation vient révéler la présence du mur atmosphérique, séparation arbitraire des corps humains avec une nature en évolution plus rapide que ces corps.

Convoquer ainsi Virginia Woolf et Ursula Le Guin, qui elle même se revendiquait de Woolf, pour proposer une lecture queer d’un objet populaire cinématographique active un principe de réparation. Une réparation entre le film et le commentaire sur le film. Il s’agit bien ici d’apprendre à regarder un film avec Ursula Le Guin et Virginia Woolf et non d’opérer des disqualifications de la culture populaire par rapport à la grande littérature. Le genre des objets ne doit pas les réduire à un destin interprétatif tout comme le genre des individu.e.s ne doit pas bloquer toute perspective d’émancipation.

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Toutes les images proviennent d'Annihilation d'Alex Garland (2018).

Texte remanié de la conférence donnée dans le cadre de la Journée d’études : “Féminisme et science-fiction. Autour de Ursula K. Le Guin” organisée par Magali Nachtergael et Valérie Stiénon, Université Paris 13, Laboratoire Pléiade EA 7338, 23 janvier 2019.